Sylvie Fleury, l’art du temps

L’artiste genevoise a cosigné un régulateur pour la marque horlogère Louis Erard. Le cadran s’inspire des œuvres qu’elle avait montrées à Paris lors de l’exposition Palettes of Shadows, en 2018, des toiles façonnées inspirées de palettes de maquillage. Lors d’un long entretien dans sa maison, elle a accepté de revenir sur sa carrière, ses débuts, son processus créatif et le regard particulier qu’elle porte sur les choses. Isabelle Cerboneschi

Sylvie Fleury, La Pista, Fondazione Agnelli, 2022. Photo: Diego Sanchez

Deux ronds roses à l’intérieur d’un rond noir. Cela pourrait être la description d’une œuvre de pop art, sauf que celle-ci fait 39 mm de diamètre et qu’elle donne l’heure. Il s’agit du régulateur que Louis Erard a présenté en janvier dernier. Cette co-création avec l’artiste genevoise Sylvie Fleury est une édition limitée à 178 pièces.

Le régulateur est un modèle signature de Louis Erard et Manuel Emch, qui a repris les rênes de la marque horlogère en 2018, fait régulièrement appel à des artistes, ou à des horlogers indépendants pour le revisiter. Mais ce modèle-ci, avait quelque chose de particulier. Il faisait directement référence au travail de Sylvie Fleury et à son exposition Palettes of Shadows présentée à la galerie parisienne Thaddaeus Ropac en novembre 2018. Ses œuvres, des « shaped canvas » soit des toiles façonnées à la façon de Frank Stella ou de Tom Wesselmann, s’inspirent de palettes de maquillage en format XXL.

Le Régulateur Louis Erard X Sylvie Fleury

Ces accessoires de beauté ont toujours fait partie du vocabulaire stylistique de Sylvie Fleury et ce dès sa première exposition à la galerie Art et Public, à Genève, en 1993. Elle les avait littéralement écrasés avec sa Buick Skylark de 1967 dorée, dans un geste qui se jouait des stéréotypes de genres. La « muscle car », symbole machiste, transformé par l’artiste en accessoire glamour, réduisait en poudre un autre accessoire de la féminité.

Avec ses œuvres qui détournent les codes du luxe, ses Shopping Bags, emplis de vrais accessoires de mode, posés négligemment dans un coin, son caddy de supermarché doré tel un veau d’or contemporain, sa fusée – First Spaceship On Venus – couleur rose poudré ou revêtue de fausse fourrure, Sylvie Fleury nous invite avec irrévérence et un certain panache à nous interroger sur les dérives du consumérisme. « Yes to all », son enseigne lumineuse qui luit sur le toit d’un immeuble bordant la plaine de Plainpalais à Genève, est une parodie de slogan publicitaire qui résume assez bien son propos.

Sylvie Fleury n’a pas pu assister à la présentation du garde-temps, occupée à accrocher ses œuvres sur le stand de la galerie zurichoise Karma International du salon Art Genève. Nous nous sommes donc vues autour d’une tasse de thé dans le jardin d’hiver de sa villa magique. L’occasion de parler de cette montre, mais pas seulement. Lors de cette conversation, Sylvie Fleury a déroulé le fil de son histoire avec l’art contemporain, entrouvrant la porte de ce laboratoire d’idées qu’est son esprit. L’art, chez elle, est un mode de vie.

INTERVIEW

Quand Manuel Emch, le CEO de Louis Erard, vous a proposé de co-créer une montre, quelle fut votre réaction?

Sylvie Fleury  J’ai pris cette proposition comme un petit challenge d’artiste. D’autre part, j’adore les objets et cela m’amuse d’en dessiner. Je ne veux pas devenir designer mais j’aime l’idée d’avoir une pratique artistique extrêmement variée. Cela me fut donc facile d’accepter.

Avez-vous tout de suite pensé à reprendre l’idée développée dans votre exposition « Palettes of Shadows » qui montrait des shaped canvas représentant des palettes de maquillage?

Avec Manuel Emch, nous avions envisagé plusieurs pistes, mais lesquelles? Je ne m’en souviens plus. Cela fait déjà un certain temps. Quand on me fait une proposition comme celle-ci, qui est un petit peu décalée et qui ne concerne pas directement mon travail, souvent, l’idée vient toute seule sans que j’y réfléchisse. Et je vais peut-être m’inspirer de la dernière chose sur laquelle j’ai travaillé.

L’exposition « Palettes of shadows » montrait des œuvres en plusieurs teintes: il y avait du turquoise et du bleu nuit, du blanc. Pourquoi ce choix du rose qui évoque des blush et qui féminisent le modèle?

Il y a assez longtemps, j’avais acheté une montre Rolex avec un cadran de couleur fuchsia. J’adorais cette montre parce que la texture du cadran ressemblait à du rouge à lèvres. J’ai sans doute raconté cela à Manuel Emch et nous sommes partis dans une histoire de cosmétiques. Quand on pense à des palettes de maquillage, les premières qui viennent à l’esprit sont noires. Or il est vrai que le noir et le rose c’est toujours une très belle combinaison. J’ai souvent utilisé le rose pour genrer mon travail, mais pas dans ce cas. J’ai pensé cette montre dans l’optique qu’elle irait à tout le monde. Il est des hommes que cela gênerait peut-être de porter une montre avec du rose, mais bon, elle est comme ça…

Installation view, Sylvie Fleury – EYE SHADOWS, Salon 94, New York, 2017. Photo: Jeff Elstone. Courtesy: Salon 94 New York

Y aura-t-il un deuxième volet dans d’autres teintes, ou est-ce que c’est un one shot?

Ce modèle est un one shot, mais une autre idée m’est venue. C’est quelque chose que j’aimerais faire. Peut-être une autre fois…

Quelle fut la plus grande difficulté, s’il y en a eu une?

Nous n’avons pas rencontré de difficultés. Cela s’est fait assez naturellement et assez vite, ce qui est d’ailleurs pour moi un signe que c’était juste. Quand on a une idée, qu’on essaye de la réaliser et que plein de problèmes techniques ou autres surviennent, c’est une indication que ce n’est peut-être pas là où il faut aller. Ou peut-être est-ce juste de la paresse, une manière d’essayer de fuir les complications? Ce qui, dans le monde de l’horlogerie, veut dire tout autre chose (rires).

On peut voir ce régulateur comme un ultime détournement: tout a commencé par des palettes de maquillage, qui vous ont inspiré des toiles façonnées, qui vous ont inspiré cette montre…

C’est drôle parce que cela fait longtemps que j’utilise des palettes de cosmétiques dans mon travail, sous d’autres formes: je les photographie, je les casse,… Je trouve ces objets tellement jolis! On dirait des petits tableaux abstraits. Je me suis longtemps dit qu’il faudrait arriver à faire quelque chose avec ces palettes, mais juste les dessiner ou les peindre, ce n’était pas satisfaisant. Puis un jour je suis allée voir une exposition de Tom Wesselmann à New York où étaient présentés beaucoup de shaped canvas. Et tout d’un coup, ces toiles façonnées me sont apparues comme étant LA technique qu’il fallait que j’utilise. C’est arrivé environ 20 ans après que j’ai commencé à utiliser des cosmétiques dans mon travail.

Comment êtes-vous parvenue à ce résultat?

Il a fallu d’abord transformer, simplifier les formes des palettes puis les agrandir. Ce sont des œuvres qui sont assez particulières. En photo, elles sont très graphiques mais on ne se rend absolument pas compte de leur épaisseur ni du travail qu’il y a derrière. On voit juste la forme et la couleur or en réalité, il s’agit d’un objet accroché au mur, plutôt que simplement un tableau. C’est difficile à reproduire dans un magazine parce que les œuvres apparaissent rétrécies et cela n’a plus d’intérêt: je n’aime pas imaginer ces pièces dans des dimensions réduites.

C’est pourtant ce que vous avez dû faire pour créer le régulateur.

Avec la montre, nous avons dû tout réduire: les formes sont même plus petites que les palettes de maquillage qui m’ont servi d’inspiration. Mais cela fonctionne bien parce que cela devient autre chose.

Le Régulateur Louis Erard x Sylvie Fleury ©Louis Erard est une œuvre d’art que l’on porte au poignet. ©Louis Erard

Le détournement a toujours fait partie de votre démarche artistique. Considérez-vous que ce cadran relève d’un acte artistique ?

C’est difficile de me poser cette question parce qu’à mes yeux, beaucoup plus de choses qu’on ne pense sont des actes artistiques. Il faudrait déjà définir l’acte artistique… Peut-être est-ce parce que je suis une artiste que je dis cela, mais je répondrais oui: ce cadran fait partie de ma palette. C’est une création. Cette montre, on peut la voir comme un petit tableau abstrait que l’on porte sur le poignet, et en même temps on peut lire l’heure dessus. Mais le fait que ce soit une montre ne saute pas aux yeux: la couleur des aiguilles est la même que celle des cadrans.

A posteriori, quand on regarde les petits ronds de couleur d’une palette de maquillage, il semble évident qu’elles ont la forme d’un cadran. Mais personne n’y avait pensé auparavant.

J’aime bien que vous disiez cela parce qu’il y a quelque chose dans l’art minimal que je trouve fascinant: quand on voit une bonne pièce d’art minimal, on se dit qu’elle n’a pas l’air très compliquée et en même temps, on ne sait pas comment elle est arrivée là.

Je me souviens de votre première exposition à la Galerie Art et Public à Genève où vous aviez présenté des boîtes de maquillage brisées par terre.

J’avais fait pire que ça! J’avais amené ma Buick dorée et j’avais roulé dessus. C’est pour ça que ma voiture était présente dans la galerie. Je l’avais amenée uniquement pour faire cela. C’était aussi un ready made. Je l’ai présentée plus tard (en 2017, ndlr) à Unlimited d’Art Basel, avec des make-up devant les roues.

Sylvie Fleury – Skylark (Buick Skylark 67) 1992. Buick Skylark 67, cassettes enregistrées, lunettes de soleil, foulard, porte-clés Chanel, magazines et rouges à lèvres. Vue de l’installation, Galerie Art & Public, Genève, 1992. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Pourquoi décider de casser cet objet dans lequel on se regarde et avec lequel on tente de modifier légèrement le réel ?

Je pense que les choses ne sont pas toutes noires ou toutes blanches. Dans l’amour que j’ai dû avoir pour la mode, pour les accessoires et tout ce qui fait partie de la panoplie de la féminité, il y a aussi des contradictions. Par moment on est trop heureuse de s’acheter son petit cosmétique et parfois on n’a pas envie de rentrer dans le moule. Ce qui est drôle, c’est qu’après avoir montré cette pièce, un magazine, qui s’appelait Self Service m’a engagée pour être leur beauty editor. Ils m’envoyaient des cosmétiques quatre fois par an. Je recevais une grosse boîte avec toutes les nouvelles couleurs et c’était fantastique! Soit je les cassais, soit je faisais d’autres trucs avec. Cela m’a beaucoup amusée. Quand il s’agissait de choisir des couleurs pour mon travail, peut-être même avant 1993, je m’inspirais toujours des teintes de cosmétiques. Il y a quelque chose d’absurde, quand on y pense, dans le fait que les entreprises cosmétiques effectuent des recherches pour décider ce qui va devenir le fard à paupières, le vernis à ongles ou le rouge à lèvres de la saison. Sachant que l’industrie des parfums et des maquillages est l’un des rouages principaux de la machine consumériste, casser un cosmétique est un geste qui devient politique !

Sylvie Fleury – Skylark 1992. Vue de l’installation à Art Basel – Unlimited 2017. Photographe : Annik Wetter

Vous avez opté pour la toile façonnée, qui est à mi-chemin entre la toile de peintre et la sculpture. Vous auriez pu choisir d’en faire une sculpture. Pourquoi ce choix?

Il y a une très bonne raison pour laquelle je n’ai pas opté pour en faire un objet sculpté: la subtilité des couleurs et des teintes des maquillages. J’adore choisir les couleurs que l’on met dans les Palettes of Shadows! Elles peuvent s’inspirer de palettes de maquillage réelles que l’on retravaille. On peut utiliser des teintes nacrées ou des couleurs mates, sprayer dessus un peu de paillettes dorées, argent ou multicolores, ça m’amuse. Ma galerie de New York n’avait pas voulu de ce titre « Palette of Shadows », mais moi je l’aimais bien parce que l’idée de la palette fait aussi référence à celle du peintre.

Ces œuvres relèvent à la fois des trompe-l’œil de la Renaissance, du pop-art, de l’hyperréalisme, des shaped canvas de Franck Stella. Vous reconnaissez-vous cette lignée ?

J’ai toujours revendiqué le fait que mon travail s’inspirait beaucoup de l’histoire de l’art, que c’était un puits inépuisable pour moi de ressources. C’est important d’aller dans le passé pour pouvoir aller dans le futur. Je ne renie pas du tout le fait que je me suis inspirée de Mondrian, de Yves Saint-Laurent, de Marcel Duchamp et de plein d’autres et que j’ai essayé de refaire ma version de choses qui existaient déjà, peut-être en y ajoutant un petit peu de fard à paupières (sourire).

Sylvie Fleury, Skylark 1992. Courtesy of the artist

Pourquoi le ready made vous a attiré dès vos débuts?

Si je veux être complètement honnête, je n’ai pas fait d’école d’art et je ne savais ni peindre, ni dessiner, ni sculpter. Or la première fois que j’ai vu un ready made, je me suis dit que moi aussi je pouvais dire des choses avec des objets sans savoir peindre ni dessiner. Je pense que c’est aussi pour ça que c’est devenu mon langage, de la même façon que les couleurs de cosmétiques sont devenues ma palette. Quand j’étais avec John (Armleder, qui fut son compagnon, ndlr), lui qui travaille beaucoup sur le hasard et la chance m’avait demandé quelle couleur choisir pour réaliser le monochrome qu’il allait placer derrière l’une de ses Furniture Sculptures au Musée Rath. Il s’agissait d’un canapé avec des vêtements d’enfants jetés dessus. Je lui avais répondu d’en faire un rose et un rouge, parce que j’avais l’intention de porter mon tailleur Valentino rose avec mes chaussures rouges pour le vernissage. Et voilà… La pièce existe avec un monochrome rouge. Une autre fois je lui avais conseillé d’utiliser la couleur d’un vernis à ongles Chanel qui s’appelait Vamp. Et puis un jour il m’a dit qu’il allait arrêter de me demander de choisir des couleurs parce que j’avais développé un système qui ne pouvait plus être considéré comme du hasard ou de la chance. Cela m’a fait réfléchir et j’ai pris conscience que ma palette de couleurs, c’était les cosmétiques.

Installation view, Sylvie Fleury, Galerie Thaddaeus Ropac, Salzburg, 2005

Aviez-vous déjà commencé à créer des œuvres à cette époque ?

Pas beaucoup. J’avais fait mes premiers Shopping Bags. Mais sans doute que cette interaction à fait naître quelque chose. Avant cela, je faisais de la photographie, qui est une autre façon de dire des choses. J’organisais des fêtes, j’inventais des costumes, j’ai toujours eu besoin de créer. De l’âge de 18 à 20 ans, j’ai vécu deux ans à New York. A mon retour, mes parents m’ont obligée à prendre un studio: ils ne voulaient pas que j’habite chez mon copain parce que cela ne se faisait pas. J’ai choisi un studio dans la Vieille Ville et comme je n’avais pas d’argent pour le meubler je suis allée aux puces. Il y avait toute une série de meubles un peu bizarres que le vendeur donnait: il s’agissait d’anciens meubles d’un cabinet médical. C’est ainsi que je me suis fait un studio-cabinet médical. Et après cela, j’ai acheté une petite voiture Station Wagon blanche. J’ai mis de l’autocollant opaque sur les fenêtres arrière, des petites croix rouges sur les côtés et je m’habillais toujours avec une blouse de médecin, des escarpins blancs et des bas filés, en arborant une coupe de cheveux punk parce que c’était le début des années 80. J’ai toujours ressenti le besoin de transformer la réalité. Je ne sais pas pourquoi, je ne l’explique pas, mais c’était quelque chose que j’ai aimé faire, dans lequel je me sentais bien et du coup, c’était juste !

Avez-vous déjà travaillé sur la notion de mondes parallèles.

Oui, quand j’avais fait ma rétrospective au Mamco (« Paillettes et Dépendances ou la fascination du néant », en 2009, ndlr). J’avais placé des pendules dans toutes les cages d’escalier, les unes au-dessus des autres, avec des mots bleus qui disaient « Revive », « Lighten ». J’avais eu aussi une idée que Christian Bernard (le premier directeur du Mamco, ndlr) n’a pu m’offrir pour des raisons techniques: je voulais ouvrir une partie du toit du musée. Il m’avait dit qu’il devait installer l’air conditionné dans le toit: pourquoi ne pas en profiter pour faire une ouverture, comme un petit cadre ? Je souhaitais évoquer l’énergie qui venait du sol, qui montait par la cage d’escalier puis qui explosait dans les airs.

Sylvie Fleury, Installation view, Sylvie Fleury – First Spaceship on Venus, MAMCO – Geneva, 1996. Photo: I.M Kalkinnen. Courtesy: MAMCO Geneva – Private collection Sindelfingen

Vous avez dit que l’idée du cadran de la montre vous était venue « comme ça ». Comment viennent les idées? Est-ce quelque chose qui vous traverse ou un mouvement plutôt descendant, une inspiration ?

Il y a eu une période assez magique où je voyais des mots qui brillaient: je voyais par exemple une pub et tout d’un coup un mot en ressortait. Je ne sais pas pourquoi. Je me suis posé beaucoup de questions pour comprendre comment et d’où viennent les idées et je n’ai pas vraiment de réponse mais j’ai des outils qui me permettent de me conditionner. Je sais par exemple qu’il faut que je sois un peu occupée mais pas trop, qu’il y ait un bon équilibre entre « faire beaucoup » et « faire rien ». Et rester très curieuse. Il ne faut surtout pas que je m’enferme en essayant de trouver la solution à tout prix parce que dans mon cas, c’est complètement contre-productif. Et puis souvent, il faut que j’oublie… Il faut que j’oublie que je cherche quelque chose. Et c’est là que ça vient. C’est comme ces moments où l’on cherche un mot ou le nom d’un acteur. On réfléchit, on réfléchit. On ne le retrouve pas. Alors on laisse tomber, on va se promener et tout d’un coup, le cerveau nous donne la réponse. C’est la même chose avec les idées. Un mélange de challenge et une sorte d’évidence.

Le régulateur Louis Erard X Sylvie Fleury ©Louis Erard