Isabelle Doyen, Les parfums et la littérature

Isabelle Doyen a longtemps œuvré avec Annick Goutal pour créer les parfums de la marque éponyme. Après le rachat de celle-ci par le groupe Interparfums en mars 2025, la parfumeuse a créé Voyages Imaginaires avec Camille Goutal. Nous l’avons rencontrée pour notre série sur les parfumeurs et la littérature. Valérie Donchez

La parfumeuse Isabelle Doyen qui a longtemps été la complice d’Annick Goutal et a créé ses parfums avant le rachat de la marque en mars 2025. ©Annick Goutal.

Dans l’univers de la parfumerie française, il est une parfumeuse aussi reconnue pour ses créations hors des sentiers battus que son travail de professeur à l’ISIPCA. Il s’agit d’Isabelle Doyen. Elle a formé de nombreux parfumeurs dont Francis Kurkdjian ou Mathilde Laurent qui sont devenus des stars dans leur domaine.

A l’âge de 26 ans, Isabelle Doyen a rencontré Annick Goutal et est devenue sa complice, créant les opus de la marque qui fut rachetée en mars 2025 par le groupe Interparfums. Suite à ce rachat, elle a fondé la très belle marque Voyages Imaginaires avec Camille Goutal, elle-même parfumeuse et qui n’est autre que la fille d’Annick Goutal.

Isabelle Doyen aime cerner les odeurs par les mots. Rencontre tout en simplicité avec la parfumeuse pour notre série sur les parfumeurs et la littérature.

INTERVIEW

Pouvez-vous nous parler de la façon dont la littérature vous inspire quand vous créez ?

Isabelle Doyen: Quand on me parle de littérature, je pense immédiatement à Mandragore, le parfum que j’ai créé pour Annick Goutal. Il m’a été inspiré par l’univers de Harry Potter. C’est Camille Goutal qui m’a initiée à cet univers magique. Je la connais depuis son enfance mais, dans cette découverte de Harry Potter, elle était “mon aînée”. C’est elle qui me rassurait, qui me disait « Ce n’est pas si grave que Dumbledore meurt. Tu vas voir.”

Le parfum Mandragore Pourpre est inspiré de l’univers de Harry Potter.

En Angleterre, quand ce tome est sorti, une cellule psychologique nationale a été mise en place pour les enfants et les adolescents qui n’arriveraient pas à surmonter la mort de Dumbledore. Comment avez-vous travaillé Mandragore à partir de Harry Potter ?

Le cours sur les Mandragores par le professeur Chourave m’a beaucoup inspirée, d’autant plus que mes enfants ont regardé La Chambre des secrets en boucle. Tout d’un coup, je me suis dit “c’est un nom génial pour un parfum” et j’ai commencé à travailler sur l’idée d’un parfum mettant en scène cette Mandragore.

Comment l’avez-vous traduit en notes de parfum ?

Le mot “Mandragore”, en français, est, pour moi, très beau, aussi bien écrit que prononcé. Il est mystérieux, élégant, un peu sombre, un peu obscur. Cela m’a guidée pour choisir les ingrédients et monter ma formule autour de notes narcotiques, d’anis, de bergamote, de poivre, sans oublier de l’iris…

La Foire aux Immortels d’Enki Bilal a inspiré à Isabelle Doyen le parfums L’Eau des Immortels de la marque Voyages Imaginaires qu’Isabelle Doyen a co-créé avec Camille Goutal, fille d’Annick Goutal

Quel est le dernier livre qui vous a inspirée ?

La Foire aux immortels, une bande dessinée d’Enki Bilal. Une ambiance gothique, un peu sombre, futuriste, un peu hors du temps aussi. Cette bande dessinée m’a beaucoup inspirée pour la création de L’Eau des immortels pour Voyages Imaginaires. Comme modèle pour son héros, Bilal s’est inspiré de l’acteur suisse Bruno Ganz, que je trouve magnifique, tant il est élégant et intemporel. Cette bande dessinée m’a toujours marquée et j’ai pensé qu’elle offrait une super ambiance pour un parfum. Même le nom est magnifique.

De là est donc née la fameuse Eau des Immortels créée avec Camille Goutal?

Oui, j’ai pensé L’eau des immortels en m’inspirant du côté obscur de la bande dessinée et du fait que Bruno Ganz a également été le héros des Ailes du désir de Wim Wenders. Il y jouait le rôle d’un ange.

L’Eau des Immortels ©Voyages Imaginaires

Le film raconte l’histoire de deux anges immortels à Berlin qui écoutent les pensées des habitants. Celui joué par Bruno Ganz tombe amoureux d’une mortelle et choisit de troquer ses ailes pour une vie terrestre.

Bruno Ganz, immortels, anges… J’ai mis ces ingrédients et inspirations dans la marmite avec un brin de Nick Cave, présent également dans Les ailes du désir, et qui dégage quelque chose de sombre, de mystérieux. On l’y voit donner un concert. L’eau des immortels est ainsi née entre Wenders et Bilal.

L’affiche du film Les Ailes du Désir de Wim Wenders qui a aussi inspiré L’Eau des Immortels

Pour vous, un parfumeur est-il un écrivain d’odeur comme le revendique Jean-Claude Ellena ?

Forcément, parce qu’un parfumeur écrit une histoire avec ses ingrédients.

Alexandra Carlin, interviewée il y a quelques mois, a parlé de la façon particulière avec laquelle vous classez les ingrédients. Elle a raconté que vous appreniez à vos étudiants à rédiger un répertoire inversé. Vous nous en parlez?

A l’ISIPCA, j’étais responsable de l’entraînement olfactif des élèves. Mon rôle était de leur faire découvrir les matières premières et de les aider à les sentir, puis à les mémoriser afin qu’ils puissent avoir toutes ces matières bien rangées dans des petits tiroirs dans leurs têtes pour le jour où ils veulent monter une formule. C’est la base de notre métier.

La meilleure façon de mémoriser une matière est de décrire l’odeur que nous avons sous le nez. Ainsi, on va la cerner et on aura plus de facilité à la mémoriser. Pour ce faire, on rédige d’abord un répertoire normal. Si je vous fais sentir de l’essence de romarin, dans votre répertoire, à la lettre R, vous allez inscrire le mot “romarin” que vous allez accompagner de votre description de l’essence du romarin : “aromatique”, “herbacée”, “un peu boisée”, “un peu en sang”. Il est important d’essayer au maximum de cerner l’odeur par des mots.

En parallèle, vous allez créer un autre répertoire que j’appelle “le répertoire inversé”. Dans celui-ci, vous créerez une rubrique “en sang », une rubrique “herbacée », une rubrique “aromatique”. Et dans chacune de ces rubriques, vous allez placer l’essence de romarin pour la retrouver quand vous chercherez des matières qui vous inspirent de l’herbe, de l’aromatique… C’est un super outil pour vos futures formules, avec des rubriques qui vous sont totalement personnelles.

Ce répertoire inversé semble être un outil précieux.

En effet, en parfumerie, on n’a pas beaucoup d’outils à transmettre. On n’a pas de formule magique. La parfumerie, à l’inverse des mathématiques, est impalpable. On apprend en pesant les formules des autres, en comprenant comment tel parfumeur a fait une rose, comment tel autre en a fait une autre et on s’en inspire.

Croquis parisiens de Joris-Karl Huysmans

Y a-t-il un écrivain qui, pour vous, manie parfaitement bien la description des odeurs ?

Joris-Karl Huysmans est, pour moi, extrêmement représentatif. Il a rédigé un petit fascicule intitulé “Croquis parisiens”. A un moment, il décrit les odeurs présentes dans une maison close, avec des parfums de muscs et de je-ne-sais-plus-quoi. C’est simplement magnifique.

Si vous pouviez mettre un écrivain ou un personnage tout simplement en flacon, qui serait-il ?

Je pense à Luis Borges parce que je trouve ses nouvelles incroyables. Quand je lis les nouvelles de Borges, j’ai souvent l’impression d’être dans un kaléidoscope, ou quelque chose qui brouille les repères. Je me suis déjà inspirée de ses écrits dans un parfum.

L’Aleph de Luis Borges a inspiré le parfum L’Antimatière

Lequel?

J’ai créé un parfum qui s’appelle l’Antimatière pour Les Nez. Il m’a été inspiré par une nouvelle de Borges qui s’appelle L’Aleph. L’Aleph est un point de l’univers qui rassemble tout l’univers. Borges le cite dans sa nouvelle qui parle aussi d’amour et de voyage, d’un homme qui décide de prendre un nouveau départ. J’ai voulu faire un parfum qui rassemble tous les parfums du monde.

L’Antimatière ©Isabelle Doyen

Comment l’avez-vous travaillé ?

J’ai travaillé le parfum comme un peintre le blanc. Comme le blanc qui rassemble toutes les couleurs du spectre solaire, ce parfum voulait rassembler tous les parfums de l’univers et ne devait à mes yeux sentir “presque rien”, de l’antimatière. J’ai utilisé pour cela des tons d’ambre gris, des muscs.

Pour un parfum qui ne “sent presque rien”, il tient très longtemps et est assez fascinant.

C’est vrai. J’ai fait un autre parfum pour Les Nez, lui aussi inspiré d’un grand auteur, Rainer Maria Rilke. Ce parfum s’appelle The Unicorn Spell. Je l’ai construit autour d’une note très verte, en rapport avec La licorne de Rilke. Ce ne fut pas de grain qu’ils la nourrirent, mais, rien que, toujours, de la possibilité d’être. J’ai choisi cette phrase de Rilke comme idée de départ pour ce parfum si particulier. Je crois vraiment que les grands écrivains des siècles passés, comme les auteurs contemporains, n’auront de cesse de m’inspirer.

The Unicorn Spell ©Isabelle Doyen