La parfumeuse puise son inspiration dans ses romans favoris

Pour ce quatrième épisode dédié aux parfums et à la littérature, il est question de Sophie Labbé, une parfumeuse amoureuse de la littérature qui a réalisé de magnifiques opus pour Bulgari, Calvin Klein, Elie Saab, Givenchy, Guerlain ou encore Kenzo. Dans un long entretien, elle raconte la façon dont elle s’inspire de la littérature dans son processus de création olfactive. Valérie Donchez

Ses diplômes en chimie et en biologie en poche, Sophie Labbé aurait pu continuer dans la voie scientifique et nous priver de ce fait de quelques beaux parfums. Mais par la grâce d’une rencontre déterminante avec Jean Kerléo, le nez de la marque Jean Patou, une passion est née.

Lorsqu’elle a rencontré le maître parfumeur en 1985, celui-ci a su trouver les mots pour lui laisser entrevoir toute la magie de ce métier. Sophie Labbé s’est alors inscrite à l’Institut Supérieur International du Parfum, de la Cosmétique et de l’Aromatique alimentaire (ISIPCA), un établissement prestigieux créé en 1970 par Jean-Jacques Guerlain dont elle est sortie major de sa promotion en 1987. Après 5 ans passés chez Givaudan et 27 ans chez IFF, elle a rejoint Firmenich en 2019.

Sophie Labbé a signé de nombreux opus d’une grande beauté. Ses dernières créations s’appellent Musc de soie de Van Cleef & Arpels. « Un musc d’une infinie douceur, avec, en tête, l’éclat froid des aldéhydes qui s’imprègnent de la chaleur blanche des pétales de Néroli, à la fois enveloppant, propre et moderne ». Il y a aussi Le Gemme Amunae de Bvlgari « qui évoque la pierre de lune, à travers un jasmin très moderne, contrasté d’un accord boisé et de muscs noirs. »  ou encore L’Eau d’Issey Miyake pour Homme Eau de Parfum, «une fragrance intense et aquatique, alliant la puissance des notes marines à la profondeur des bois, inspirée de l’odeur de l’océan »

La littérature est un beau terrain d’évasion, pour Sophie Labbé, mais pas seulement: les livres sont l’une de ses sources d’inspiration intarissables. Parlons-en…

INTERVIEW

Quel auteur vous a profondément marquée enfant?

Sophie Labbé: Marcel Pagnol. J’aimais beaucoup ses histoires de famille, Le Château de ma mère, La Gloire de mon père. Des romans très odorants, à l’image de la Provence ! Il y a aussi eu Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Entre la rose, le renard et le sable, que de parfums !

Quels sont, dans l’histoire de la parfumerie, les parfums qui respirent le plus la littérature ?

Bel Ami d’Hermès ou encore Poème de Lancôme. Il n’y a jamais eu de parfum autour des Correspondances de Baudelaire et je le regrette. On a aussi, bien sûr, Mitsouko de Guerlain, un parfum inspiré de la très belle héroïne d’une histoire d’amour impossible au cœur du roman La Bataille de Claude Farrère. C’est un parfum que je porte depuis longtemps.

Quand l’avez-vous découvert pour la première fois?

Je l’ai senti sur la mère d’une amie, quand j’ai commencé mes études à l’ISIPCA.  Il avait une aura magnifique, doublée de quelque chose de très profond. Tout de suite, j’ai eu envie de le porter, de le sentir sur des châles. Son sillage sur les vêtements est une merveille!

Vous décririez-vous comme un écrivain d’odeur ?

Je dis plutôt que j’écris des parfums. Il y a toujours une intrigue dans un parfum, comme dans un roman. Les ingrédients sont comme des mots, les accords comme des phrases, et le parfum est une histoire, avec un début et une fin. Et ce qui est fantastique, c’est que les parfums et les romans vous habitent tout le temps, même quand on ne les lit pas, même quand on ne les porte pas.

L’écrivain Colette vous a beaucoup inspirée.

Colette fait partie des écrivains que j’ai lus quand j’étais plus jeune. J’ai eu un coup de cœur pour l’ouvrage Pour un herbier, un tout petit livre que l’on ne trouve pas facilement. Au fil des pages, il y a de très belles illustrations de fleurs. Sa description du gardénia m’a inspirée au plus haut point. Je pense que Colette aurait pu devenir parfumeuse.

Comment décrit-elle le gardénia?

Elle le décrit avec ses pétales lactés, très crémeux tout en relevant subtilement une odeur de mousseron. Le gardénia a une note très verte dont on ne parle pas toujours et Colette a su la décrire. Sa description était d’un tel réalisme que j’en ai été éblouie. Elle m’a inspirée dans la création d’Organza pour Givenchy. L’idée derrière Organza était de représenter la déesse, de la jeune fille jusqu’à la femme plus épanouie. Toutes les femmes dans un parfum. Le gardénia révélait beaucoup de fraîcheur, de jeunesse, tout en étant également une fleur envoûtante, exubérante comme la tubéreuse. C’est une fleur parfaite pour représenter les femmes de tous les âges.

Vous avez imaginé un parfum pour le héros de Fifty Shades of Grey juste pour le plaisir. Que sentait-il?

Christian Grey, le personnage principal de Fifty Shades of Grey était troublant. C’est pour cela que j’avais imaginé travailler son odeur corporelle. Il prenait des bains et des douches avec des produits de soin contenant des notes de jasmin. Il y avait aussi du cèdre et de l’encens dans la composition. J’ai travaillé autour d’un accord de muscs pour reproduire le côté très attractif de sa peau.

C’était un exercice de style. Qu’en avez-vous fait?

J’aime ces exercices très créatifs, créer à partir d’un livre, d’une description que nous gardons dans nos jardins secrets de parfumeurs. Très souvent, on peut les réutiliser dans nos travaux. C’est comme une petite pépinière d’idées.

Quelles ont été vos dernières influences littéraires ?

En ce moment, je suis plongée dans la littérature japonaise, avec Aki Shimazaki. J’admire sa rigueur à faire des pentalogies. Chaque sujet est vu à travers cinq personnes différentes. Je suis très sensible à ses propos et à sa poésie. Aki Shimazaki m’inspire également pour trouver des noms pour mes parfums. Quand je travaille un brief, j’aime que le nom du parfum représente ce que je vais travailler, qu’il illustre complètement l’idée. Et très souvent, je trouve ces idées dans les livres d’Aki Shimazaki. La littérature japonaise m’a également amenée à lire Ito Ogawa, Le Restaurant de l’amour retrouvé, Le Goûter du lion, La Papeterie Tsubaki. Elle a une écriture extraordinaire, très sensible. Les descriptions qu’elle fait de la nourriture, des odeurs, sont très inspirantes pour un parfumeur.

Y-a-t-il d’autres auteurs japonais qui vous inspirent?

Durian Sukegawa, l’auteur de l’ouvrage Les Délices de Tokyo. Dans ce roman, une femme très âgée travaille la pâte de haricots rouges. J’ai travaillé ce genre de notes pour des parfums qui sortiront prochainement.

L’art Japonais semble être une source d’inspiration intarissable.

L’une de mes dernières créations d’influence japonaise s’appelle Noir Kogane, pour Armani Privé. Le flacon a été travaillé dans l’esprit du Kintsugi, un art japonais qui consiste à faire quelque chose de très cher et de très beau à partir de pièces qui ont été cassées et brisées en les réparant avec des jointures en or. Dans ce parfum, j’ai utilisé le safran qui est ce qu’on appelle “l’or rouge” pour unifier tous mes ingrédients autour d’un vétiver et d’encens. A Noël, j’ai reçu une assiette de Fornasetti. Quand je l’ai déballée, elle est tombée, elle s’est cassée. Ne pouvant me résoudre à jeter les morceaux, je les ai mis dans un cadre, tout en respectant la forme de l’assiette. En travaillant sur ce parfum pour Armani, j’ai réalisé que j’avais pratiqué une forme de Kintsugi.

Si vous pouviez mettre un personnage, un auteur en flacon, qui choisiriez-vous ?

J’aime beaucoup le roman La jeune fille à la perle de Tracy Chevalier. J’imagine l’ambiance, les couleurs, les peintures, cette perle qui brille aussi.

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