Les parfums inspirés de la littérature: tome 2

Pour ce deuxième épisode sur les parfums et la littérature, nous avons interviewé Anaïs Biguine, la fondatrice de la marque Jardins d’Ecrivains, qui crée des fragrances inspirées des grands auteurs de ce monde. Par Valérie Donchez

Pour ce deuxième épisode sur les parfums et la littérature, Anaïs Biguine s’est installée confortablement dans ses souvenirs, retraçant, pour ALL-I-C, la naissance de sa maison, Jardins d’Ecrivains.

Autrefois, elle disait volontiers que les notes, en parfumerie, avaient le pouvoir des mots. Depuis 15 ans, se moquant des tendances, elle crée des fragrances inspirées des grands auteurs de ce monde, des lieux mythiques dans lesquels ils ont écrit, douté, rêvé… Par Valérie Donchez

INTERVIEW

Quand vous êtes arrivée sur le marché de la parfumerie, il n’y avait pas encore de propos littéraire. Vous restez inlassablement passionnée par les grands auteurs ?

Anaïs Biguine: En abordant la littérature, on aborde également une intemporalité très intéressante. Un sujet littéraire ne se démode pas. Mon idée, en créant Jardins d’écrivains, était de prendre toute la dimension de la responsabilité d’aborder la littérature. C’est un sujet tellement noble qu’il n’est pas question d’en faire des produits dérivés, bas de gamme, et profiter de cela.

C’est une responsabilité, pour vous, de composer des parfums inspirés d’écrivains ?

Oui. Il ne faut pas du tout vulgariser le propos. Je trouve donc que c’est une lourde responsabilité. Et quand je vois certaines marques apposer des références littéraires sur ce qu’exprime le jus, cela me semble parfois relever plus du marketing que de l’honnêteté.

Comment sont nés Les Jardins d’écrivains ?

J’avais autrefois une agence de comédiens qui comptait 350 comédiens. Je faisais de la photo. Un jour, j’ai emmené mes deux filles visiter la maison de Victor Hugo à Guernesey. Hauteville House est un lieu à part ! Elle ne raconte pas qu’une époque. C’est une œuvre. Sur place, j’ai été tellement séduite par ce lieu que je suis retournée dans mon manoir en Normandie en me disant “Je ne suis pas venue ici par hasard. J’entends quelque chose.” Je savais que c’était une expression artistique. Sous quelle forme ? Je ne le savais pas encore. J’ai appelé un cirier avec l’envie, à ce moment-là, de raconter des lieux de vie. J’avais envie de parler de Karen Blixen, de Stefan Zweig. Et j’ai commencé par la bougie. J’ai parlé avec un fournisseur, un vieux monsieur qui m’a raconté pendant des heures le processus de création d’une bougie.  J’ai commencé à travailler avec un laboratoire à Grasse. Et j’ai fabriqué mes premières bougies.

J’étais ravie d’avoir les mains dans la matière. Parce que j’aime jardiner, j’aime cuisiner, j’aime les matières, la texture. J’ai toujours les mains agitées. J’ai alors rencontré David Frossard, engagé dans le développement de la parfumerie d’auteur avec des marques telles que BDK, Miller & Harris. David a une très belle sensibilité littéraire et surtout philosophique. Il est devenu mon agent et mon distributeur. Il m’a rapidement dit « Je trouve que tu as tout pour inventer un parfum. Il faut que tu te lances. Viens, on va à Milan. Tu vas tout sentir. » Cela m’a paru bien ambitieux mais, à Milan, au milieu de tous les parfums présentés à Excense, je me suis décomplexée.

Vous vous êtes offert le luxe de vous lancer dans la création de parfums ?

Oui, j’ai créé George, mon premier parfum, dans la foulée. Je sens que j’étudie George Sand depuis toujours. Que je connais Nohant comme ma poche. Que je peux passer des heures assise à côté d’elle dans son petit cimetière. Que je connais même les parties qui ne se visitent pas à Nohant. Pour créer ce parfum, je me suis lâchée. Je ne cherchais pas du tout à faire un parfum dans l’air du temps, avec les matières en vogue. Je voulais raconter son tempérament. Je suis partie sur un Nohant un peu nocturne, non pas la bonne dame de Nohant, celle qui reçoit toute la journée, mais la George Sand qui fume son petit cigare, qui boit son café, qui s’y estouille dans son hamac suspendu dans cette grande chambre qui était la chambre de sa grand-mère, avec un petit secrétaire dans une alcôve. Et elle écrit là. Elle écrit de façon très inspirée, avec son béret. C’est là tout l’exotisme de George Sand. C’est de ramener, finalement, un art de vivre provincial à Paris.

Et c’est avec George qu’est né Jardins d’écrivains?

Oui. Il s’est retrouvé en vente chez Jovoy-Castiglione qui venait juste d’ouvrir ses portes. Les critiques de parfum de l’époque, Alexis Toublanc notamment, ont trouvé que c’était un parfum culotté. Cela tombait bien car c’était le propos. J’étais lancée. Je me suis sentie à l’aise avec ce que je faisais. Je me sentais légitime. Bien qu’autodidacte, je considérais que je pouvais avancer avec une équipe de chimistes qui allaient travailler les équilibrages et accepter complètement la rédaction de mes pyramides. Jardins d’écrivains était né.

Comment vous vient l’inspiration ?

J’ai plusieurs critères pour sélectionner les adaptations que j’aborde. Parce que la littérature est évidemment un puits sans fond. Ma cour de récré, c’est la littérature. J’ai pris beaucoup de chemins de traverse, comme avec Junky, Loy, Marlowe. Avec Marlowe, par exemple, inspiré de Christopher Marlowe, on est vraiment dans le temps des découvertes, dans un côté plus théâtral que littéraire. Il y a le côté baroque, l’exubérance de ce voyou à l’époque élisabéthaine. Un espion, homosexuel, qui m’a énormément inspiré. Je vais uniquement vers des sujets que je considère pouvoir interpréter avec toute mon authenticité. Ce n’est pas un sujet libre, la littérature. On ne se dit pas “tiens, il y a cette matière en vogue, la vanille revient. La tendance est au sucre, à la brioche, tiens, Proust !” Non, ça ne marche pas comme ça. Ce serait un peu facile.

Il n’est donc pas si facile d’interpréter la littérature ?

Avant de créer Jardins d’Ecrivains, je fonctionnais beaucoup avec des références parce que j’étais dans le milieu de la beauté, de la photographie. On décrypte beaucoup, on analyse tout ce qui est tendance. Ma visite chez Victor Hugo a ouvert le champ des possibles. Je n’étais plus à me demander ce que les gens voulaient voir, entendre, sentir. J’étais dans “viens, on s’en fout de la tendance, du moment”.  Je me suis offert cette plage temporelle. D’ailleurs, Jardins d’Ecrivains ne fait que cela, se balader sur l’échelle du temps. Je passe du jardin philosophique antique d’Épicure au XIXe, à Dickens ou à Oscar Wilde. Je suis très XIXe. C’est libre. Et j’aime beaucoup ça.

C’est peut-être cette liberté qui fait en partie le succès de Jardins d’Ecrivains ?

Peut-être. Peut-être que cela rend les choses plus intemporelles de ne pas surfer sur des tendances. Je trouve que ce qui est à la mode, pour moi, est déjà démodé.

Pouvez-vous nous parler du parfum que vous a récemment inspiré William Morris ?

Mon avant-dernier parfum ? Oui… Je suis retournée en Angleterre à l’époque victorienne, qui est pour moi intarissable d’inspiration. Et j’ai travaillé sur William Morris qui avait des qualités humaines indispensables pour en faire un sujet. Lui, ultra compétent, un couteau suisse qui sait tout faire. C’est l’art en grâce, bien sûr. Tolkien dit que William Morris est le maître absolu de la littérature Fantasy et c’est ce qui m’intéresse chez lui. Donc, j’avais envie de travailler une fraîcheur différente. La fraîcheur, on l’utilise beaucoup en Cologne, sur des splashs, des matières hespéridées. On a une attitude un peu dédaigneuse face aux matières fraîches, sous-entendant qu’elles n’ont pas de caractère. Or ce n’est pas vrai du tout. Et c’est pour ça que j’ai voulu faire un souffle. Dans ce parfum, on est comme dans le fond de l’armoire de Narnia, puis on entre dans un autre monde. De la pure fantasy. C’est très puissant. Je lui ai donné une note citrouille verte, très juteuse. Le wintergreen y apporte un côté presque médical. On utilise cette baie pour faire du baume du tigre. C’est une baie qu’on trouve dans la chaîne himalayenne. Elle a une fraîcheur rugissante, un peu médicinale, singulière et épicée. William Morris, c’est la modernité sociale. C’est l’égalité des hommes et des femmes. C’est le respect des métiers d’artisanat. C’est l’art pré-raphaélite, puisque sa femme, Jen, est la grande muse de ce mouvement pictural. C’est un bel homme.

Auriez-vous envie de nous parler d’un personnage de la littérature que vous avez adoré mettre en flacon ?

J’en ai mis quelques-uns. Prenons Wilde, par exemple. C’est un homme de posture qui nous fait croire que ses aphorismes reflètent uniquement l’exactitude de ses mots, la précision, le phrasé qui claque, son impertinence, son intelligence.Mais en réalité, Wilde est un personnage extrêmement complexe qui doit naviguer dans la rigidité victorienne. Il a payé très cher, évidemment, les libertés qu’il a bien pu se donner. J’ai mis son dandysme en flacon, parce que c’est vraiment un dandy, tout en élégance, avec un œillet qui est l’emblème de l’homosexualité à cette époque. On trouve du raisin dans Wilde en référence à Salomé qu’il a écrit pour Sarah Bernhardt avec ses raisins et ce goût pour l’antiquité qu’il possède. J’ai beaucoup aimé mettre cet homme en flacon. Parce que le parfum, c’est aussi une posture et sa vie était faite de beaucoup de postures. Je pense que c’est un homme qui, s’il avait vécu au XX ou au XXIe siècle, aurait été complètement différent.

Travailler les dandys vous va bien.

J’aime cela, en effet. Il y en a des fameux, comme Robert de Montesquiou. Mais la mode du dandysme, apparue il y a une dizaine d’années, m’a vite ennuyée. Dès que les mots deviennent une tendance, qu’ils se retrouvent dépourvus de leur vrai sens et qu’ils sont utilisés à tort et à travers, ils ne m’intéressent plus. S’inspirer de la littérature, c’est souvent une facilité pour certains. Et c’est dommage, parce que, justement, tout l’intérêt de la littérature est de se perdre, de découvrir. C’est d’aller vers quelque chose qui n’est pas forcément connu, reconnu. Baudelaire, aujourd’hui, par exemple, est galvaudé. C’est malheureux de dire cela d’un auteur avec une œuvre aussi monumentale mais c’est le cas. Un livre, en réalité, est très intime. C’est une affaire de miroir, d’écho. On a toutes les solutions à nos problématiques de vie dans les livres. Sauf que les gens ne savent plus lire. Les gens vont voir des praticiens, des thérapeutes. Alors que la littérature nous amène tout sur un plateau. On peut lire et relire des livres essentiels tous les dix ans de notre vie. Chaque fois, on va les lire différemment. Ne peut-on dire la même chose des parfums ?