La parfumeuse qui transforme les mots en parfums

Pour ce troisième épisode dédié aux parfums et à la littérature, il est question d’Alexandra Carlin. La parfumeuse a noué une relation particulière avec les mots et les odeurs qu’elle transcrit en fragrances magnifiques. A ses yeux, “La parfumerie a son langage”. Portrait: IFF. Visuels: Sébastien Plan – Abstraction Paris. Texte: Valérie Donchez

Curieuse, sensible, Alexandra Carlin est une parfumeuse qui a noué très tôt une relation particulière avec les mots et les odeurs. D’études littéraires en créations olfactives pour les plus grands, elle met son inspiration au service de marques comme Bottega Veneta, Dolce & Gabbana, Karl Lagerfeld, Amouage ou encore Diptyque. Pour ALL-I-C, elle raconte son rapport avec les mots, ses coups de cœur littéraires et la création d’un couple de parfums magnifiques pour Abstraction Paris.

INTERVIEW

La parfumerie a-t-elle toujours été une évidence pour vous ?

Alexandra Carlin: J’ai d’abord entamé des études littéraires avec l’envie de devenir romancière. Un jour, durant l’année du baccalauréat, j’ai allumé la radio et entendu un parfumeur parler de son métier. Je ne savais pas qui il était mais ses mots ont résonné en moi. Il a déclenché une réelle vocation. J’ai aussitôt su que je voulais devenir parfumeuse.

Vous étiez en section littéraire. Or, pour créer des parfums, il faut suivre une filière scientifique. La reconversion a-t-elle été facile ?

Non, mais j’ai réussi ! Après mon bac, je suis allée aux portes ouvertes de l’Institut supérieur international du parfum, de la cosmétique et des arômes alimentaires (ISIPCA). Grâce au bouche à oreille, j’ai entendu parler d’une reconversion scientifique à Jussieu permettant d’obtenir l’équivalence du bac S dans les matières scientifiques. Avec ce laisser-passer, j’ai pu m’inscrire en fac de chimie, toujours avec cet objectif de passer le concours de l’ISIPCA. J’ai réussi du premier coup.

Chez qui avez-vous fait votre premier stage en parfumerie ?

Je l’ai effectué chez Dior, du côté des évaluatrices. Ma tutrice de l’époque m’a permise, à la fin de mes deux ans d’alternance à l’ISIPCA, de rentrer chez Robertet à Grasse pour un stage de trois mois, stage qui a finalement duré plusieurs années. Par la suite, j’ai rencontré Maurice Roucel et il m’a fait rentrer chez Symrise.

Votre rencontre avec le parfumeur Maurice Roucel fut-elle déterminante pour la suite de votre carrière?

Plus que vous pouvez l’imaginer ! A l’époque, il avait signé L’instant de Guerlain, Kenzo Air. J’aimais également beaucoup son Musc Ravageur chez Frédéric Malle. Je l’ai donc appelé en disant que je voulais absolument le rencontrer. Il a commencé par m’envoyer un peu sur les roses. Je lui ai alors dit que j’étais une littéraire, sans savoir que lui avait un profil très scientifique, car arrivé à la parfumerie par la chimie. Il m’a dit de passer le voir. En discutant, ce qu’il a surtout retenu chez moi, c’est que je faisais de l’athlétisme en compétition. Lui-même faisait du triathlon en compétition. C’est comme ça qu’il s’est souvenu de moi quand il a voulu engager un junior quelques années plus tard. Sans le savoir, j’allais travailler avec le parfumeur qui avait inspiré ma vocation !

Maurice Roucel était-il le mystérieux parfumeur que vous aviez entendu à la radio des années auparavant ?

Lui-même !

N’avez-vous ressenti aucun regret de vous être éloignée de l’écriture pour la parfumerie ?

Aucun. Quand je réfléchis à une formule, je n’ai jamais l’angoisse de la page blanche. L’adrénaline se fait maîtresse quand je reçois un projet. Je me jette sur une feuille blanche pour écrire les premières formules. Ce sont comme des recettes avec des mots, des matières et des quantités. Pour moi, la parfumerie a son langage. Je vois les matières comme des mots. C’est d’ailleurs ainsi qu’on les mémorise en parfumerie, littéraires ou pas littéraires. Tous les jeunes qui apprennent la parfumerie mémorisent les notes parfumées avec des mots, des expressions. On apprend à les ranger par ordre alphabétique. On commence à les sentir à l’aveugle. On ne sait pas ce qu’on inspire. On a cinq minutes de réflexion. Chacun écrit ce qu’il ressent. Et après, on partage. Ces odeurs qu’on classe dans notre tête, on les ordonne avec des mots, des adjectifs. Les mots sont là à chaque instant. Ils sont des points de départ pour des parfums. Une expression, une phrase vont m’inspirer.

Vous avez commencé une nouvelle aventure chez IFF (International Flavors and Fragrances). Pourquoi ce choix ?

Je vois cela comme la découverte d’un nouveau langage avec une nouvelle palette. C’est hyper excitant de découvrir de nouvelles choses, de se les approprier et de les intégrer dans des parfums, dans une histoire. J’aime aussi le positionnement d’IFF, une entreprise qui qualifie clairement le parfumeur de “parfumeur artiste”. C’est ainsi que je conçois pleinement mon métier.

Diriez-vous que vous êtes un écrivain d’odeurs ?

Oui. Je vois aussi le parfumeur comme un réalisateur. Pour faire un bon parfum, il faut une bonne histoire, il faut que cela soit lisible. Quand la créatrice de parfums Isabelle Doyen nous donnait des cours à l’ISIPCA, elle nous conseillait de faire un dictionnaire inversé. Sous “amertume”, il fallait mettre toutes les matières qui nous rappelaient l’amertume ou qui pouvaient apporter de l’amertume dans un parfum. J’ai le répertoire normal avec les noms des matières et le répertoire inversé avec les sensations, les sentiments, les odeurs, les couleurs, “vert”, « petit pois”…

Ecrivez-vous beaucoup ?

J’adore les mots. Toutes mes idées, je les rentre dans mon téléphone. J’ai plein de cahiers aussi. Les accords, les choses que j’ai envie de travailler, parce que j’ai regardé une émission de Top Chef ou parce qu’un passage d’un roman de Camus m’a inspirée, je vais les noter.

Quand la littérature vous a-t-elle inspirée pour la première fois en parfumerie ?

Quand je faisais un stage chez Robertet. A cette époque, je voulais traduire en parfum « Les cavaliers » de Joseph Kessel. Dans ce livre, comme dans beaucoup d’ouvrages de Kessel, il y a énormément de passages odorants. Il y décrit la steppe avec une odeur d’absinthe, les caravansérails avec le thé, la confiture à la graisse de mouton, l’odeur du cuir, l’odeur du sang qui revient aussi beaucoup, celle de la poussière. Il m’a inspiré un parfum pour les concours du jeune parfumeur. Il s’appelait “Sous la yourte”. Je ne l’ai jamais vendu en tant que tel mais il y a tout dedans : la steppe, les notes animales, le cuir, les dattes,… J’ai fait aussi Tipasa, inspiré du livre Noces de Camus, un parfum autour de l’absinthe, de l’immortelle. Il décrit l’odeur de Tipasa en Algérie. C’était un exercice de style que j’ai adoré faire.

Parlez-nous de Our Own Backyard, vos deux belles créations pour la marque Abstraction Paris…

J’ai connu Sébastien Plan, le créateur d’Abstraction Paris, à Grasse. Il m’a donné carte blanche pour imaginer un couple de parfums sur une idée de rencontre, d’alchimie entre les êtres. J’ai décidé de créer deux fragrances en pensant à deux personnages de Kessel dont une prostituée nommée Violette que l’on retrouve dans le roman Le coup de grâce. Puis, j’ai pensé à l’un des personnages principaux des Cavaliers, un individu un peu rustre nommé Ouroz. J’ai décidé de créer les deux parfums composant Our Own Backyard en pensant à ces deux personnages.

Pourquoi Violette ?

Dans Le coup de grâce, le personnage de Violette est l’objet de la rivalité entre les deux héros du roman. L’un, Hippolyte la rencontre. il veut absolument la posséder parce qu’elle dégage quelque chose d’extrêmement animal, sensuel. L’histoire de sa peau, de la sensualité de cette peau transparaît dans le livre. Quand Hippolyte se rend compte qu’elle est également la petite amie du grand chef de guerre pour lequel il travaille, un homme que tout le monde recherche, il comprend qu’il est sous l’emprise de cette jeune prostituée qui ne s’intéresse pas du tout à son patron. Elle n’est avec lui que pour l’argent. En revanche, elle est très amoureuse d’Hippolyte qui se venge d’elle tant il est déçu.

Vous avez créé votre propre histoire autour des personnages de Kessel ?

Dans Our Own Backyard, j’ai en effet imaginé une rencontre entre Violette et Ouroz, le personnage des Cavaliers, même s’ils ne se sont jamais rencontrés dans l’œuvre de Kessel. Les deux parfums sont très différents. Celui de Violette est un musc qui se rapporte à l’évocation de sa peau dans le livre, sa carnation, son odeur… Le parfum d’Ouroz est beaucoup plus aromatique. Je reprends l’idée de la steppe, de l’absinthe et des aromates, et le cuir. Les deux parfums ont un accord commun. C’est un accord de peau universel sur lequel j’avais travaillé chez Symrise, après avoir fait beaucoup de recherches sur l’odeur de la peau pour couvrir les mauvaises odeurs notamment. Nous avions effectué des études sur les odeurs des peaux caucasiennes, africaines, eurasiennes. C’était très intéressant. J’ai créé un petit accord que j’ai mis dans les deux parfums. C’est ce qui les relie.

Si vous pouviez créer un parfum inspiré de la littérature qui serait-il ?

J’adore Les Neuf Visages du cœur d’Anita Nair. J’aimerais faire un jour dans ma vie 9 parfums inspirés de ce roman. Il parle d’un danseur de kathakali, une danse qui n’est pratiquée que par les hommes du sud de l’Inde, au Kerala. Il y a énormément de gestuelle, des mudras. Ces gestes ont des significations: ils expriment des émotions. Les neuf visages du cœur sont neuf émotions. J’aimerais travailler en olfaction ces neuf émotions rythmées par la danse.