« Avant d’acheter un vêtement demandez-vous: vais-je le porter 30 fois ? »

La fondatrice de l’agence de consulting Eco Age essaie de convaincre le monde de consommer de manière plus consciente et les marques de produire de manière équitable. Elle appelle de ses vœux une révolution dans l’univers de la mode et dénonce les faux mythes de la fast fashion. Rencontre avec une éco-guerrière de charme. – Isabelle Cerboneschi, Cannes

Le jour de notre rencontre, Livia Firth portait une robe couleur corail à la teinte légèrement passée avec de fines bretelles et des broderies sur le devant. C’était à Cannes, sur la terrasse occupée par Chopard, avec qui elle collabore très étroitement, pendant le festival où toutes les femmes, toutes les actrices se font le porte-drapeau de leurs marques favorites. En portant cette robe-là, qui avait appartenu à sa mère, Livia Firth, l’épouse de l’acteur Colin Firth, se faisait, elle, la porte-parole d’une mode équitable. « Cette robe a 60 ans, dit-elle. Elle a appartenu à ma mère ». Combien de fois a-t-elle été portée ? Sans doute bien plus de 30 fois…

Livia Firth a commencé sa lutte pour le commerce responsable en 2009 lorsqu’elle a ouvert avec son frère Nicola Giuggioli et son mari, Colin Firth, une boutique à Londres baptisée Eco-Age, où l’on pouvait trouver des objets de design et de décoration éco-responsables.

Puis il y eut cette révélation, lors de la nomination de son époux aux Golden Globes pour son rôle dans A Single Man, de Tom Ford. Cela a commencé comme un jeu: la journaliste anglaise Lucy Siegle lui avait lancé un défi: pourquoi ne porterait-elle pas un vêtement éco-responsable pour la cérémonie ? Livia Firth est ainsi arrivée à la soirée dans une robe de mariée reconvertie en robe de soirée. Ce défi a donné naissance au Green Carpet Challenge, ou comment transformer la montée des marches et les soirées tapis rouge en acte éco-conscient.

La mode est une problématique féministe: en tant que femmes, nous devrions soutenir celles qui sont tout en bas de la chaîne d’approvisionnement.

L’agence Eco-Age, aujourd’hui, fonctionne comme un cabinet de consulting qui accompagne les entreprises vers un business modèle éco-responsable, et ce, à tous les niveaux de la chaîne de production. L’agence travaille avec des compagnies comme le Gucci Group, Stella McCartney, Net-à- porter, Erdem, Marks & Spencer, pour ne citer qu’eux. Chopard aussi. Caroline Scheufele, vice-présidente de la maison, fut la première à avoir fait sien le discours de Livia Firth dans le domaine de la haute joaillerie. Depuis 2013, elle lance chaque année à l’occasion du Festival de Cannes une collection Green Carpet, soit des parures éthiques fabriquées avec de l’or fairmined, un minerai extrait d’une mine colombienne durable soutenue par l’Alliance for Responsible Mining et des diamants provenant d’un exploitant certifié par le Responsible Jewellery Council. Et cette année, Chopard a annoncé une collaboration avec Gemfields, le principal producteur de pierres de couleur responsables.

Le cheval de bataille de Livia Firth ? Pousser les marques de la fast fashion à changer de modèle et à ralentir leur production jusqu’à ne produire que la moitié. Chaque année, ce sont 1,5 milliard de vêtements qui sont cousus par environ 40 millions de personnes travaillant dans 250’000 usines installées principalement dans les pays les moins développés du monde. Une industrie qui rapporterait 3 billions de dollars. A ce rythme, on ne s’étonne pas d’apprendre que le quatrième homme le plus riche du monde soit Amancio Ortega Gaona, le propriétaire de Zara, selon Forbes.

Livia Firth a un mot d’ordre : « Chaque fois que vous voulez vous offrir une robe, demandez-vous si vous allez la porter au moins 30 fois. Vous verrez que vous repartirez très souvent du magasin les mains vides ». Elle ne condamne pas la mode, elle essaie juste de mettre un peu plus de conscience dans cet univers : que ce soit du côté des acheteurs, ou du côté des marques qui produisent, y compris les sous-traitants.

Livia Firth ne se contente pas de donner des conseils, des interviews, et de participer à des conférences. Elle va sur le terrain, rencontre les ouvriers et les ouvrières. Elle a d’ailleurs produit le documentaire The True Cost, d’Andrew Morgan, qui dénonce justement le système de la fast fashion. « En 2009, je me suis rendue au Bangladesh avec la journaliste Lucy Siegle et j’ai compris l’impact de ce que je portais sur le dos. Cela a été comme une douche froide », dit- elle. Livia Firth a visité des usines en Ethiopie, en Zambie, au Kenya. Elle a rencontré ces femmes qui produisent 100 pièces par heure, pour un salaire ridicule. « Des vêtements dont la durée de vie moyenne est de cinq semaines ! »

INTERVIEW

En mai dernier, lors du Sommet de la Mode 2016 de Copenhague, vous avez évoqué la bastardisation, la vulgarisation de la mode. Qu’entendez-vous par là ?

Avec l’avènement ces vingt dernières années de la fast-fashion et le monopole des marques high street, on nous a vendu le mythe que cette mode-là était démocratique, parce que ce serait notre droit de pouvoir nous acheter un T-shirt pour 5 euros, une robe pour 15 ou 40 euros. Or, en achetant ces produits, personne ne pense aux répercussions de ce geste. La mode est devenue tellement bon marché que, paradoxalement, nous n’économisons pas vraiment d’argent, nous en dépensons beaucoup, car cette mode-là est jetable: nous achetons un vêtement, nous le portons quelques fois et ensuite nous nous en débarrassons. Si vous regardez la liste des plus grandes fortunes du magazine Forbes, le quatrième homme le plus riche du monde est Amancio Ortega Gaona fondateur d’Inditex, à qui appartient Zara, et l’homme le plus riche de Suède est Stefan Persson de H&M (qui possède 28% des parts de la société créée par son père, ndlr). Ces marques ne sont pas devenues des compagnies multimilliardaires grâce à des gens démunis qui ont du mal à pouvoir s’acheter des vêtements. Elles sont devenues multimilliardaires, car nous n’arrêtons pas d’acheter, c’est une compulsion. Si vous voyez le documentaire The True Cost, vous comprenez que cela fait aujourd’hui partie de notre culture. Il faut désacraliser ces mythes: ce qui semble être une démocratisation n’est pas démocratique.

Dans quel sens cette mode pas chère n’est-elle pas démocratique ?

C’est la démocratie de qui ? Certainement pas celle des femmes au Bangladesh ou en Birmanie qui produisent pour les marques de fast-fashion. Ces entreprises nous font croire que ce système est bon pour le développement des pays pauvres, qu’elles créent beaucoup d’opportunités, génèrent beaucoup d’argent pour les pays, et que sans elles ces gens vivraient dans la précarité. Mais en fait ces gens sont pauvres et manipulés: ils sont les esclaves d’un cercle de pauvreté dont ils ne peuvent sortir. Il n’y a aucune progression possible pour les ouvriers qui fabriquent des vêtements au sein de ces fabriques. Il est impossible pour eux d’évoluer de simples ouvriers à cadres, ou même pourquoi pas directeurs. Il n’y a aucun avenir, aucun avancement possible. Le chiffre d’affaires de l’entreprise augmente à leurs dépens.

Beaucoup de placards sont remplis d’achats compulsifs. Quel est votre conseil avant d’acheter un vêtement ?

Pour ma part, j’achète très peu. Durant des années, j’ai investi dans des pièces que je savais pouvoir porter toute ma vie. Tous mes habits sont vieux. Et si j’achète quelque chose de neuf aujourd’hui, je me demande d’abord si la qualité est bonne, si je vais avoir envie de le porter pendant plusieurs années, si j’aurai encore envie de le mettre quand j’aurai 60 ans, pour combien d’occasions je pourrais le mettre.

C’est une manière très sage, très old school de consommer.

On doit revenir en arrière, réfléchir à la manière dont nous dépensons notre argent. Un de mes amis, un économiste italien qui apparaît dans le documentaire The True Cost, explique à quel point ce qui se passe de nos jours est triste, car nous n’avons pas toujours assez de moyens pour assurer la formation, l’éducation, la santé, pour beaucoup de choses dans nos vies, mais nous en avons toujours assez pour nous acheter des saloperies qui nous donnent l’illusion d’être bien, de nous sentir riches. Notre système économique et le monde des affaires sont complètement biaisés, faussés. Et il est devenu extrêmement complexe d’en sortir. Au lieu de parler «d’initiatives vertes », de «semaines du recyclage», de «collections organiques», les marques de la fast fashion devraient prendre les devants, montrer la voie et modifier complètement leur modèle d’entreprise. Au lieu de présenter 50 collections par année, il faudrait qu’elles n’en produisent que la moitié, qu’elles augmentent un peu les prix, qu’elles prouvent que leurs habits sont durables. Ces marques ne peuvent pas continuer à produire ce volume et le faire d’une manière éthique et durable, c’est impossible.

Vous connaissez les dessous du monde de la mode, on a beaucoup parlé de l’effondrement du Rana Plaza en 2013 au Bangladesh où 1134 personnes sont mortes en travaillant pour la fast fashion mais comment faire prendre conscience de tout ceci aux consommateurs et leur faire comprendre que le pas cher peut tuer ?

Deux choses: la première, nous devons continuer à avoir ces conversations. La mode est une problématique féministe: en tant que femmes, nous devrions soutenir celles qui sont tout en bas de la chaîne d’approvisionnement. Nous devrions toutes réaliser que derrière un vêtement que nous avons acheté, il y a une autre femme qui l’a cousu, qui l’a brodé pour nous. Nous devons respecter cette femme, donc nous devons prendre ceci comme une question féministe. Lors du Sommet de la Mode de Copenhague, la princesse du Danemark a soulevé le fait que tout le monde parle d’égalité des sexes, mais l’égalité des sexes doit aussi exister dans l’industrie du vêtement. Dans cet univers de la mode, 80% de la force ouvrière est composée des femmes, 80% sur 40 millions d’employés! Donc si vous voulez régler le problème de l’égalité des genres dans le monde, il faut commencer tout en bas, par les chaînes de fabrication. Les femmes doivent créer un lien de solidarité féminine. Deuxièmement, il faut changer la manière d’acheter, et c’est pour cela que nous avons lancé la campagne Thirty wears.

Qu’est-ce que cette campagne, Thirty wears ?

Nous devons redevenir des citoyens actifs. Quand vous vous apprêtez à acheter un vêtement en vous disant je l’aime, il me le faut!, arrêtez-vous et posez-vous cette question: vais-je le porter au minimum 30 fois? Si la réponse est oui, achetez-le. Mais vous serez surprise du nombre de fois où la réponse sera non. Et à ce moment-là, reposez-le dans les rayons. Le hashtag de la campagne sur Instagram, est #thirtywears. Si vous voulez y participer, vous devez vous engager à porter chaque vêtement au moins 30 fois. Sinon renoncez. C’est LA solution. Nous devons arrêter de consommer sans réfléchir. Nous avons commencé à nous interroger sur la nourriture que nous mettions dans notre corps, mais pas encore sur ce que nous mettons sur notre corps. Nous voulons savoir d’où viennent notre poulet, notre viande de bœuf, nos légumes: nous devons commencer à penser de la même manière vis-à-vis de nos vêtements. Car chaque jour, nous faisons deux choses, quoi qu’il arrive: nous mangeons et nous nous habillons. Nous avons donc un pouvoir énorme! Le monde n’est pas dirigé par des gens nus. Quand on pense à la mode de cette façon, on se sent investi d’une force. Nous pouvons influencer le cours des choses. C’est à nous de prendre le contrôle.

Un court métrage très émouvant a été présenté lors de la conférence de Copenhague: on y voyait une femme qui s’habillait devant un miroir et dans ce miroir, tandis qu’elle enfilait ses vêtements elle voyait les visages de tous ceux qui avaient participé à l’élaboration de sa robe.

Ah oui, cela s’appelait Hand Print, l’empreinte de la main. Au lieu de parler de footprints, on a choisi de parler de l’empreinte de toutes les petites mains derrière chaque robe. Il y a tellement de gens, tellement de femmes, derrière un vêtement! Pourquoi, mon Dieu, leur faisons-nous subir tout cela? Sur les 1134 personnes qui sont mortes lorsque le Rana Plaza s’est écroulé, la majorité était des femmes. Elles sont mortes pour nous, pour nos vêtements! Quand on pense à ça, on a vraiment envie de pleurer pour toujours. Ceci ne devrait jamais arriver.

Vous m’avez dit que la robe que vous portez avait appartenu à votre mère.

Oui. Je ne vous ai pas montré la photo de ma mère? On la voit ici qui danse avec mon père. Elle gardait beaucoup d’habits que ma sœur et moi avons conservés. Sur cette photo, prise en 1968, elle porte la robe que je porte. Elle l’avait fait réaliser par un tailleur de Florence, c’était une tenue de cocktail qui valait une certaine somme à cette époque, or elle existe encore et je la mets toujours! Si vous divisez le prix de cette robe par le nombre de fois où elle aura été portée, finalement elle n’était pas si chère! Mes pantalons signés Stella McCartney par exemple me reviennent bien moins cher que mes pantalons de H&M. Ceux de Stella McCartney, je les garde au moins dix ans, les autres, quelques mois au mieux. C’est ce qu’on appelle le Cost per wear: le prix de la pièce divisé par le nombre de jours où elle aura été portée.

Quand on parle de mode vintage, certaines personnes considèrent que ce terme est antinomique, car la mode doit montrer le présent et anticiper le futur et non le passé. Qu’en pensez-vous ?

La mode est le reflet de la personne que nous sommes. Nous ne devrions jamais porter quelque chose que quelqu’un nous impose rien que parce que c’est à la mode. Je n’ai jamais été trendy, je me suis toujours habillée avec des choses que j’aimais, et qu’elles soient vintage ou futuriste, je m’en fiche. Par ailleurs, la mode connaît des cycles et une tendance finit toujours par revenir. L’année dernière, on a vu revenir la mode des pantalons à pattes d’éléphant style seventies, or j’avais ceux de ma mère qui dataient des années 70. La mode va et revient. Quelque chose que vous achetez aujourd’hui pourra devenir vintage dans vingt ans. La robe que j’ai portée pour une soirée hier soir est signée Alice Temperley et date de 2003. Dans un sens, c’est une robe vintage. Quand je l’ai achetée, elle m’a coûté très cher, mais je l’adore: elle a treize ans et je l’aime tout autant. C’est une robe que je remettrai avec plaisir. Nous fabriquons notre propre vintage.

Mais si toutes les femmes se mettent à faire du shopping dans leurs propres placards, qui achètera la mode qui arrive dans les magasins ?

J’ai 46 ans. Quand j’étais jeune, il n’y avait pas de marques de fast-fashion. Il y avait le prêt-à-porter des couturiers et des marques plus commerciales qui proposaient des choses de qualité, mais les vêtements bon marché n’existaient pas. Comment faisions-nous pour nous habiller, comment cette branche faisait-elle son argent? C’était différent. Aujourd’hui, nous consumons des ressources équivalentes à deux planètes, et ce mouvement s’est accéléré ces vingt dernières années. Donc si nous voulons nous préoccuper du changement climatique, de la crise des réfugiés, il faut que nous arrêtions de consommer comme nous le faisons. Aujourd’hui, nos chaussettes ont un trou? Nous les jetons. Nous avons envie de manger de la purée de pommes de terre? Nous allons au supermarché acheter de la purée toute prête. Nous perdons notre chargeur de téléphone portable? Nous en achetons un nouveau. C’est trop! Il faut que nous nous arrêtions et repensions notre système dans sa globalité. Nous devons tous le faire sinon nous aurons disparu dans vingt ans.

Y-a-t-il une marque, un groupe qui prenne déjà cette problématique en compte ?

Il y a déjà quelques années, François-Henri Pinault a lancé au niveau de tout le groupe Kering une stratégie de durabilité intégrée dans son business plan. L’année dernière, c’était la première compagnie au monde à publier un bilan de pertes et profits basé sur l’environnement appelé EP&L (Environmental profit and loss account, soit un compte de résultat environnemental, ndlr). Ils ont calculé l’impact de leurs activités sur l’environnement à tous les niveaux de la chaîne d’approvisionnement. Cet impact a été traduit en valeur monétaire et reporté en tant que profit ou perte. C’est d’ailleurs ce que chaque compagnie devrait faire. Monsieur Pinault a une vision à long terme, car il sait que s’il souhaite que son business dégage des profits dans vingt ans, il faut prendre en compte ces problématiques aujourd’hui. De nombreuses entreprises commencent à comprendre les enjeux, prennent conscience qu’ils doivent changer de modèle, évoluer, sinon leur business sera finito !

Vous avez l’espoir que les choses changent ?

Le futur est très morose, mais j’ai des enfants donc je dois être optimiste, je le dois.