Le temps suspendu entre deux battements de monde

Lors du salon Watches and Wonders qui s’est tenu à Genève en avril dernier, Hermès a présenté une version de son modèle Le temps suspendu dans un boîtier Hermès Cut. Il n’en fallait pas plus pour me donner envie d’inventer un récit autour de cette montre dotée d’une fonction singulière qui offre le luxe de suspendre le temps et invite à vivre le moment présent. Isabelle Cerboneschi

Hermes Cut Le temps suspendu copyright Tom Johnson

Cela vous est-il déjà arrivé de vous dire que vous auriez bien besoin d’un jour de plus dans l’année? Un genre de 29 février, mais qui n’apparaîtrait pas dans votre agenda. Un jour pour rien. Une journée fantôme. Un bonus de la vie.

J’en rêve. J’ai l’impression de vivre à l’heure des autres depuis que je suis devenue la curatrice d’une grande collection privée, celle de Monsieur H. Un personnage rabelaisien, immense – il frôle le mètre 90 – bon vivant, gouailleur, fou de moto. Il a le verbe haut et le même rire que Serge Lama. Il lui ressemble un peu, d’ailleurs, mais en beaucoup plus jeune.

Son hôtel particulier, qui jouxte l’église Russe à Genève, est empli d’œuvres d’art du sous-sol jusqu’au 3ème étage. J’ai grandi dans le beau, émerveillée devant la finesse d’un verre en cristal de Saint-Louis ou la grâce d’un rayon de soleil caressant un champ de tournesols. Mais chez lui, j’étais servie puissance vingt-cinq mille. Les premiers jours de mon mandat, j’ai fait une sorte d’intoxication esthétique. Trop de beauté.

Hermès, Le temps suspendu Hermes copyright Tom Johnson

Mon travail ne consiste pas seulement à gérer la collection de cet homme: je suis à la fois son filtre, sa conseillère et son inspecteur Clouzot. Je veille à ce que rien ne vienne entacher sa collection, un tableau volé par exemple. Les personnes de son calibre ne sont pas à l’abri d’un achat malheureux. L’Art Loss Register est ma lecture de chevet. Quand on propose une œuvre à Monsieur H., je fais les premières vérifications puis il m’envoie en repérage pour voir si le tableau vaut son déplacement. Certains mois, j’ai le sentiment de vivre dans une valise.

Avant l’un de mes nombreux déplacements, ma secrétaire m’a offert l’ouvrage Les 5 Portes de Fabrice Midal. Je l’ai lu par curiosité. Je préfère les romans policiers. Un passage m’a arrêtée. Il y est question d’une très jolie notion, celle du « présent vivant ». A l’injonction « il faut être dans le moment présent », le philosophe préfère nous inviter à vivre dans « le présent vivant » parce que celui-ci n’est pas statique. Il s’agit d’un présent avec tout ce qu’il comporte de possibles, de ressources et d’ampleur. Tout ce qu’il contient du passé et comment il ouvre sur le futur.

Mon mari m’a longuement écoutée lorsque j’ai évoqué avec lui cette lecture au téléphone, bien emmitouflée sous ma couette dans ma chambre d’hôtel. A mon retour, il m’a invitée au restaurant, sans raison particulière, et a glissé vers moi un présent dont la couleur orange était en soi une signature: celle d’Hermès. Il l’avait accompagné d’une note écrite à l’encre bleu: “Pour ne pas oublier de t’émerveiller.”

A l’intérieur d’un écrin, j’ai découvert une montre aux lignes à la fois douces et tendues avec un boîtier rond et des pans biseautés. Elle est en or rose avec le cadran d’un beau rouge profond. Un pur objet de design. Je l’ai passée à mon poignet et j’ai aimé son poids, sa texture, son élégance silencieuse.

Si au premier regard, ce garde-temps semble se contenter d’indiquer les heures et les minutes, il possède une particularité: il peut suspendre le temps, d’où son nom, Le temps suspendu. Une pression sur un poussoir situé à 8h30 et les aiguilles semblent s’affoler pour se positionner sur un temps illisible: une faille temporelle. Celle des heures se place un peu avant 12 heures et celle des minutes juste un peu après. Une heure qui n’existe pas. Il suffit d’actionner à nouveau le mécanisme pour que les aiguilles retrouvent leur place et le temps son cours.

Cette fonction singulière permet de suspendre le vol des heures et de s’offrir une tranche de « présent vivant » sans être tenté d’interrompre ce moment précieux à cause de deux aiguilles despotiques. D’où le nom de cette montre: Hermès Cut Le temps suspendu.

La première fois que j’ai appuyé sur le poussoir, le monde a continué de tourner bien sûr, mais un espace en moi s’est ouvert. Une brèche dans l’urgence. Je ne sais pas combien de temps cette parenthèse a duré. Cela n’avait aucune importance. J’avais suspendu l’heure et quelque chose en moi a recommencé à s’animer. Quelque chose que j’avais oublié.

Cette montre m’a permis d’inventer des rituels secrets. J’aime ces moments où je laisse le temps me couler dessus comme une cascade d’eau fraîche. J’ai pris goût à ces instants hors du temps où les souvenirs affleurent. Je me rappelle le goût des mûres qui tachaient les doigts et que nous cueillions en cachette, les rires étouffés sous les draps frais en été, le silence d’un matin d’hiver, quand la neige avait blanchi le monde. J’aime m’offrir une parenthèse douce pour me coucher dans l’herbe, comme quand j’étais enfant, regarder le ciel et « nuager », c’est-à-dire deviner ce qui se cache dans les nuages. J’y vois comme autrefois des châteaux, des processions d’animaux étranges, des anges, des gâteaux à la crème chantilly, et tant d’autres choses…

Ma montre est une merveilleuse preuve d’amour. Elle m’a appris à revenir à moi et simplement me laisser être. Elle ne se contente pas de donner l’heure: elle offre un passage. Un instant de vérité entre deux battements de monde.