Quand Hermès a suspendu le temps

En mars 2011, quelques semaines avant l’ouverture du salon mondial de l’horlogerie de Bâle, on découvrait une montre aux fonctions bien étranges: les heures qu’elles indiquent acceptent de se laisser suspendre et donne l’illusion que l’on est devenu le maître du temps. Un temps taillé sur mesure, qui passe si on veut, quand on veut. Archives du 17 avril 2011. Isabelle Cerboneschi

Les Japonais ont un nom pour cette mélancolie douce liée à l’éphémère. Celle qui s’empare de nous lorsque l’on prend conscience du caractère inexorable du temps qui s’écoule: «Mono no aware». Encore faut-il avoir le temps de le regarder s’écouler…

Depuis que l’on a accepté de vivre sous le joug de l’immédiateté, via nos smartphones et nos ordinateurs, on se surprend à rêver de ralentir, de suspendre le cours des heures, comme s’il s’agissait de reconquérir un bastion de liberté. Certaines maisons ont pressenti qu’une époque propice aux illusions perdues pouvait générer des besoins irrationnels de ce genre. Puisque le temps était devenu une denrée rare, donc convoitée, pourquoi ne pas inventer une montre qui incarnerait le sentiment de sa relativité? Un objet qui aurait l’obligeance de faire croire à son propriétaire que les heures pouvaient être ralenties, accélérées, voire même être mises de côté, sur simple demande.

La première à y avoir songé est la maison Hermès. En 2008, elle s’était risquée à présenter une montre insolite baptisée les Grandes Heures, dont certaines heures s’écoulaient visuellement plus lentement que d’autres. Pour transmettre cette impression, les index avaient été répartis de manière asymétrique sur le cadran, avec un écart plus grand entre telle et telle heure. Au cœur de cette montre, un mouvement ETA avec un module additionnel mis au point par l’ex-société BNB Concept SA, devenue depuis une filiale de Hublot, permettait de faire avancer l’aiguille des heures à une vitesse variable. Le propriétaire de l’objet pouvait ainsi choisir, selon son mode de vie, quels moments il rêvait de faire durer et ceux qu’il souhaitait expédier.

En 2011, Hermès relance un nouveau modèle des Grandes Heures, revu et corrigé, avec un boîtier plus fin de 1,5 mm et un module entièrement repensé par Dubois Dépraz SA. Cette montre indique «le temps de l’imaginaire», comme aime à le qualifier Luc Perramond, directeur général de La Montre Hermès. «La technologie horlogère doit transmettre la dimension poétique de la maison. Si nous choisissons de faire des complications, elles doivent être non conventionnelles: personne ne nous attend sur le terrain du quantième perpétuel», souligne-t-il.

En parlant de complications non conventionnelles, pourquoi ne pas tenter d’arrêter le temps? Pour Hermès, l’horloger-concepteur Jean-Marc Wiederrecht a préféré le suspendre plutôt que l’arrêter. Une idée qui lui est venue «suite à une belle rencontre à laquelle on n’avait pas envie de mettre fin», dit-il. Parce qu’il existe quelques rares moments dans la vie où la qualité du temps qui passe importe plus que la quantité. L’horloger-concepteur, qui connaît mieux que quiconque la matière dans laquelle on fabrique du rêve, a réussi à matérialiser ce désir, non pas de figer le temps, mais de s’en extraire.

«Cela fait trois ans et demi que je travaille sur ce projet commandé par Hermès, confie Jean-Marc Wiederrecht.» Comment réussit-on à suspendre le temps? «J’ai d’abord songé à utiliser une rattrapante, confie-t-il. Avec un poussoir, on aurait arrêté les aiguilles, puis en appuyant à nouveau sur le poussoir, on aurait récupéré le temps standard, un peu comme un chrono. Mais ce n’était pas une solution satisfaisante, car quand on décide de donner du temps à quelqu’un, on ne doit pas pouvoir le décompter.» Cette pensée élégante l’a conduit à suivre une autre piste.

Le Temps Suspendu, le nom du modèle qu’il a conçu, s’inscrit sur le cadran des jours, situé sur un plan inférieur entre 3 et 6 h. Rien de plus normal que le visage de cette montre dont la complication est invisible au regard. A peine remarque-t-on un petit poussoir à 9 h qui intrigue. Une pression et les aiguilles semblent s’affoler pour se positionner sur un temps illisible: celle des heures se place un peu avant le 12, et celle des minutes juste un peu après. Une heure qui n’existe pas. Le possesseur de la montre peut alors décider d’offrir son temps à qui il le souhaite, sans être tenté d’interrompre ce moment précieux à cause de deux aiguilles despotiques.

Elles ont l’air si inoffensives, ainsi arrêtées dans ce qui ressemble à une friche temporelle… «Il n’existe pas beaucoup de moyens pour déconnecter le mouvement de l’affichage des heures», relève Jean-Marc Wiederrecht. Son choix? «Une triple rétrograde.» Celles des heures et des minutes font un tour de 360 degrés et reviennent en arrière, et celle des jours disparaît sous le cadran quand le temps fait mine d’arrêter sa course. Il suffit d’une pression sur le poussoir pour que l’heure exacte et la date s’affichent à nouveau. Combien de temps s’est-il écoulé? Si quelqu’un s’en soucie, cette montre n’est pas pour lui.

Cette fonctions-là – suspendre le temps –, plus que toute autre, relève d’une utopie de l’époque 2.0. La montre Arceau Le Temps Suspendu montre porte en elle le germe d’une rébellion envers ce tout qui va trop vite et qui nous pousse à brûler les étapes de la réflexion. Elles remettent en cause jusqu’à l’utilité de la précision, ce Saint-Graal de l’horloger.

Des modèles comme les Grandes Heures ou Le Temps Suspendu s’adressent à un public sensible non seulement à leur haute technicité, mais surtout à leur dimension philosophique et poétique. Ces montres font écho à ce désir tapi dans tous les cœurs d’enfants: celui de voyager dans le temps. Et l’adulte que l’on est devenu est prêt à payer cher pour s’offrir cette illusion.