Le perce-vent de Serge Lutens souffle le froid et le chaud

Le perce-vent, le dernier parfums de la Collection Noire de Serge Lutens, est une fragrance paradoxale qui commence dans une fraîcheur coupante, mentholée camphrée, pour se réchauffer dans le musc et le patchouli. Mais c’est Serge Lutens lui-même qui en parle le mieux. Isabelle Cerboneschi

Serge Lutens à l’hôtel Ritz à Paris ©Francesco Brigida

Le dernier opus de la Collection Noire signé Serge Lutens s’appelle Le perce-vent. Ce nom évoque naturellement le perce-neige, cette fleur qui combat les frimas et qui éclot envers et contre le froid, ce qui explique sans doute la fraîcheur de la fragrance presque coupante de prime abord.

Ce parfum s’ouvre sur une odeur mentholée et camphrée, comme un souffle qui transperce tandis que la sauge sclarée lui apporte une note herbacée légèrement amère. Puis le parfum prend une tournure plus musquée et boisée. Le patchouli s’installe doucement, apportant une touche terreuse plus sombre. Le musc devient plus enveloppant, presque animal tandis que le patchouli donne à la fragrance une profondeur chaude qui contraste avec la fraîcheur de la note de tête. Ce parfum est paradoxal, tout comme le nom qu’il porte.

Pour savoir ce qui se cache derrière ce parfum, nous avons demandé à Serge Lutens, le prince des paradoxes olfactifs, de nous en parler.

Collection Noire Le perce-vent Serge Lutens, 100 ml

INTERVIEW

Votre parfum Le perce-vent frappe d’abord par son nom, mystérieux et évocateur à la fois. Comment est né ce mot qui précède l’odeur ?

Serge Lutens: Le perce-vent, c’est l’œil du cyclone, c’est-à-dire : le seul endroit où l’on ne peut être emporté par la folie environnante ; le seul endroit à être intouché… à condition d’être au centre de cet œil ! C’est une façon de se protéger du monde, de prendre un recul car où que l’on se trouve, l’on se sent dans un malaise. Pourquoi en est-on arrivé là et de quelle façon peut-on agir, exprimer quelque chose ? Fouiller, descendre en soi n’est plus possible. Toute qualité d’analyse a disparu. Le centre du cyclone, c’est la dernière royauté secrète.

Avec ce nom, on pense au perce-neige et l’on ressent le froid de la neige justement. Le parfum s’ouvre sur une fraîcheur presque coupante, comme une lame invisible. Qu’avez-vous voulu percer en ouvrant ainsi la composition ?

Rien de plus fascinant qu’un perce-neige. J’ai reporté ce que cette fleur m’évoquait sur Le perce-vent ; cette fleur qui traverse l’hiver, transperce la glace pour se retrouver à l’air libre au premier rayon de soleil du printemps renaissant. Quelle force et quelle volonté pour une fleur aussi délicate !

Le musc vient adoucir le souffle glacé, le réchauffer. Froid versus chaud. Est-ce une lutte ou une réconciliation? Et entre qui et qui?

Mais vous parlez d’érotisme religieux, ce recul qu’on ne peut trouver qu’en soi. En effet, ce refuge n’est pas un lieu mais nous-même. Il y a toujours chez moi cette contradiction, une sensualité contenue dans la glace. Le renoncement, c’est le plaisir. Contemplez la puissance du tableau de La vénérable mère Jeronima de la Fuente de Vélasquez ! La beauté est donné par l’ingrat, elle vient d’ailleurs, de l’austère. Cela en devient sublime ! C’est une toile que j’aimerais posséder.

Muscs Koublaï Khan flacon de table 75ml ©Serge Lutens

Ce n’est pas la première fois que vous travaillez le musc: Muscs Koublaï Khan, Bois et musc, Clair de musc. Il y en avait aussi dans Féminité du bois, mais il joue chaque fois un rôle différent. Quel est son rôle dans Le perce-vent?

Il existe une quantité incroyable de muscs dont des reconstitutions moléculaires d’une qualité exceptionnelle. L’un des plus flagrants sur lesquels j’ai travaillé est « Muscs Koublaï Khan », qui se détermine dans la sensualité. Pour le mettre au jour, j’ai dû me faire violence, aller au-delà de la séduction avec aplomb. Déplaire en ce cas est une parure. C’est une opposition à soi-même. Quand je l’ai crée en 1998, il paraissait très audacieux, aujourd’hui il est devenu un classique. On peut par ce parfum être adoré par certains qui en comprennent le sens mais aussi détesté par d’autres. Si on plait, on se retrouve alors sur la crête, au sommet de l’inaccessibilité. Ce parfum, c’est le choix de l’insulte, l’affront affiché. Le perce-vent lui, c’est un musc aspiré, de l’air en perceuse. Il creuse, on est aspiré par lui.

Féminité du bois ©Serge Lutens

Que représente le musc pour vous et dans votre parfumerie?

Le musc, c’est la sensualité, l’odeur animale, captive. Il peut aller du plus puissant au plus frais. Ici, il s’incarne dans une impression de creux métallique que j’avais déjà abordé dans le parfum « Laine de verre » il y a quelques années.

Comment est né Le perce-vent: quelle image ou quel souvenir a déclenché sa création ?

La sensation vécue de ne pouvoir me rassembler, me reconstruire que par la solitude. Autour de moi, tout tourne, va de plus en plus vite alors que mon désaccord est de plus en plus flagrant. Je n’adhère plus à rien hormis aux choses relevant du registre de l’intime.

Le perce-vent semble dialoguer avec l’invisible : on le sent sans le voir, comme le vent. Est-ce un esprit bienveillant?

Je dirais plutôt un esprit de méfiance. Ce n’est pas une entrée libre, plutôt une sortie de secours !

« Le perce-vent, c’est l’œil du cyclone, c’est-à-dire : le seul endroit où l’on ne peut être emporté par la folie environnante »

Et que vient-il murmurer en venant se déposer à la base du cou?

Je ne sais pas comment le parfum s’applique. C’est diffus, un aveu invisible. Je ne peux pas porter de parfum au risque de passer à mes yeux pour un imposteur. J’aime les faire et leur moment de leur conception m’intéresse. Je suis pas à pas chaque séance de travail. Le parfum décide, parle, crée, mais il faudrait aussi garder en nous, des zones crasseuses ; une crasse royale fleurdelisée !

Que souhaitez-vous que celui ou celle qui le porte ressente?

Aucune idée, tout cela est tellement à la première personne. J’accorde beaucoup plus d’importance au dégoût qu’au goût. Le dégoût est l’aveu caché de tant de refus que c’en est parlant ! Accepter le dégoût, c’est accéder à nos propres ténèbres. Je commencerais toujours par demander à quelqu’un ce qu’il rejette. C’est là que se trouve la clef de chaque personne. Le dégoût est sa clef de compréhension. J’essaie personnellement de les franchir car je suis très intéressé par ma propre destruction, mon propre chaos. J’ai le sentiment de restaurer une beauté mystique, terrible mais aussi, le besoin de détruire.

Le vent est souvent associé à l’idée de liberté. Est-ce une métaphore personnelle ?

Non, ici, c’est l’idée d’une prison de vent qui représente la société. Je suis au centre, c’est-à-dire, au centre de mon dégoût. Seul, là, je pourrais peut être retrouver mon goût. Cela commence par une grimace et se finit peut être par une réconciliation avec soi-même.

Chacun de vos parfums est comme un nouveau chapitre autobiographique. Que raconte celui-ci?

Quoi qu’on me propose, rien ne saurait me séduire. C’est le moment où tout bascule ; c’est très intime, très attaché à des contradictions.

« Le perce-vent s’inscrit comme l’homme invisible qui ne devient visible que lorsqu’il est dans une forme d’opposition. »

Et comment s’inscrit-il dans le grand roman de vos parfums?

Le perce-vent s’inscrit comme l’homme invisible qui ne devient visible que lorsqu’il est dans une forme d’opposition. Il n’est vivant que dans une guerre intime. Je me souviens d’un rêve lorsque j’étais adolescent, où j’étais dans une chute. Cela commençait par une tache d’encre noire sur un cahier, commise par une plume croquée qui avait été trop appuyée pour achever l’un des pleins. L’une des moitiés de la plume chevauchait de sa jambe d’acier l’autre. Au début, la tache, petite, ne faisait ensuite que grandir pour devenir un immense trou noir, creux, dans lequel je chutais. C’était très oppressant ! Quelques années plus tard, j’ai évoqué ce rêve à un psychanalyste qui m’a dit : « C’est vous ! Ce que vous regardez, vous le devenez. Il y a chez vous un désir de disparaître dans l’autre, une sorte de transsubstantiation ». C’est ainsi, quand je regarde, quand j’aime, je deviens. C’est une absorption, c’est cela le parfum !

Nous vivons une période déstabilisante ou tout fluctue à une allure qui donne le vertige. Le parfum est-il votre manière de répondre à ce monde-là qui nous secoue et nous déroute?

Le parfum m’est tombé sous la main quand j’ai stoppé l’image. C’est un conduit, un chemin, un danger scabreux qui me conduit aux mots. C’est un point tendu entre l’image et les mots comme je le dis souvent.

Et quelles graines d’espérance espérez-vous semer?

Chaque objectif rejoint est une mort. Cela est nécessaire, auto-infligé et obligatoirement, c’est aussi une renaissance. On meurt beaucoup.Personnellement, je meurs assez souvent, c’est ma méthode de vie !