Serge Lutens, une vie écrite avec des notes de parfums
Cela fait plus de vingt ans que nous avons entamé une conversation et lors de chaque rencontre, qui se font plus rares, car Serge Lutens se fait plus rare, nous en reprenons le fil. Un fil tendu entre les mots et les parfums, ce qui, à ses yeux, est plus ou moins la même chose. Isabelle Cerboneschi, Marrakech
Le but de cette conversation ? M’approcher au plus près du sujet Serge Lutens, belle énigme qui a œuvré dans le domaine de la coiffure, du maquillage, de la photographie et enfin du parfum, en quête d’une définition de soi. C’est ce « soi » que j’essaie d’approcher à pas de chat, et il a l’élégance de me laisser faire, jusqu’à un certain point.
Quand Serge Lutens parle de ses opus, il ne dit pas « parfums » mais « moments ». Il faut comprendre que chaque fragrance correspond à un état d’être, à un instant donné. Il est entièrement dans le flacon, pour un temps. Il aura été Serge noir, L’orpheline, Ambre sultan, des parfums d’affirmation « pour ne pas se laisser effacer », dit-il. Et puis il a osé cette année les Eaux de Politesse, comme pour être moins présent et offrir une alternative à ceux qui aiment sa parfumerie. « On ne peut pas être dans l’hyper-affirmation de soi, tout le temps. »
Ces Eaux de Politesse sont comme des voiles parfumés. On ne les suit pas à la trace car elles n’ont pas de sillage. Il s’agit d’une présence discrète, mais rassurante, comme un drap de lin blanc qui se laisse sécher par le soleil de juillet. C’est pour sentir bon, mais ne pas s’appesantir, être là et pouvoir disparaître dans l’instant. Un homme, une femme qui portent Santal de Mysore n’ont pas le pouvoir de s’effacer aussi rapidement. Ils laissent un sillage. Facile à suivre, ces deux-là. L’Eau de Politesse a la politesse justement de ne rien laisser derrière elle. Mais pour la humer, il nous faut nous approcher du sujet de très près. Un autre genre de piège tendu par Serge Lutens.
Nous nous sommes retrouvés cette fois-ci dans son riad de Marrakech, la ville pour laquelle il a eu un coup de foudre en 1968. Ce riad est un lieu mystique formé de la réunion d’une multitude maisons. Une œuvre d’art inhabitée. Il y a la chambre, où personne ne dort étant donnée la taille du lit et son apparente dureté, la madrassa (l’école coranique) qui n’accueille pas d’élève, le salon de thé en attente de convives imaginaires, la salle à manger où l’on ne déjeune ni ne dîne, le bureau où nul ne travaille, des pièces sans fenêtre que l’on découvre en traversant un dédale de couloirs, de niveaux, de portes en bois de cèdre divinement sculptées et d’escaliers. Dans un salon, trônent huit tableaux de Majorelle. Seul le laboratoire est utilisé par Serge Lutens.
Les yeux se posent où ils veulent et tout est beau, surtout ces plafonds ornés de Muqarnas, ces éléments décoratifs en bois semblables à des escaliers d’Escher, qui servent de transition entre les murs des salles carrées et la coupole qui les surplombe.
En visitant ce palais, je comprends mieux l’univers stylistique de Serge Lutens, son amour pour les odeurs boisées, le cèdre notamment, qui était la note de départ et de fin de Féminité du bois, sublime fragrance boisée. Je comprends son amour du noir, du sombre, ce goût d’aller jusqu’au bout, et même au delà, jusqu’à travailler sans cesse et ne jamais finir. Je comprend cet appel de l’ombre et me rapproche un peu de cette énigme vivante qu’est Monsieur Lutens. L’entretien peut commencer.
INTERVIEW
Pourquoi, pour qui avoir créé les Eaux de Politesse ?
L’idée était de faire quelque chose de léger, afin que la personne qui les porte ne s’impose pas. Un parfum qui soit comme un tulle illusion. Il existe différents degrés de nous-mêmes. Il est même des moments où l’on voudrait disparaître. Ce sont des eaux pour être poli, être présent, mais avec moins d’affirmation, en restant à légère distance du sujet et des choses. C’est une recherche sur le parfum. Elles expriment des choses plus délicates, plus subtiles, parce que les concentrations sont très légères.
Tous les parfums qui portent votre nom sont une immense bibliothèque dont chaque opus pourrait-être un chapitre de votre vie. En est-il un dans lequel vous vous reconnaissez?
Non, parce que chaque parfum, c’est moi dans cet instant. Il y a eu des périodes très extrêmes : celles de Cuir Mauresque, d’Ambre sultan, de Sarrasins. Et de temps en temps, des moments de reculs, comme avec L’Orpheline ou Serge Noir, qui sont des parfums, si l’on veut. C’est tellement fin ! l’Iris Silver Mist aussi, que vous aimez. C’est le vrai iris, et en même temps il est très terrien, très subtil.
La première fois que nous nous sommes rencontrés vous m’avez dit que Simonetta Vespucci, la muse de Boticcelli, se parfumait à l’iris. Avez-vous créé Iris Silver Mist pour lui redonner vie ?
Non, parce que la plupart des noms de parfums sont dans ma tête avant que je tire les fils de leur histoire. C’est comme une enquête à l’envers. Simonetta Vespucci est venue par une sorte de succession d’étapes. Un jour, la radio France Culture avait fait venir une jeune fille qui n’avait pas de cellules olfactives. Elle ne savait pas ce qu’était sentir. Elle était belle, mais comme éteinte. On m’a demandé de choisir un parfum pour elle.
Comment avez-vous fait ?
Je me suis relié à son visage, à ses traits fins, comme ceux de Simonetta Vespucci, et je me suis dit qu’il fallait que je la parfume avec des mots. Je lui ai alors expliqué l’histoire de Simonetta Vespucci. Qu’elle avait été très malheureuse en mariage, ce qui lui avait donné l’occasion de travailler avec les plus grands peintres de l’époque. Il y a notamment cette toile de Piero di Cosimo, avec ce petit serpent et cette coiffure compliquée de perles qui la représente. Elle a aussi été peinte par Michel Ange, par Piero della Francesca. Je lui ai dit qu’elle était morte phtisique parce qu’elle se faisait décolorer les cheveux à la lumière de la lune devant des grands conduits et qu’elle a attrapé froid. Tout Florence était en larmes lors de sa mort. Elle avait 23 ans. Elle est partie en Vénus, en Printemps, peinte par Botticelli. Quand on la regarde, on se dit qu’on pourrait la croiser dans la rue aujourd’hui. Je lui ai raconté tout cela avec foi puis je lui ai dit qu’il n’y avait qu’un seul parfum qu’elle pourrait porter, et c’était Iris Silver Mist. Je le lui ai donné. Elle savait désormais ce que cela sentait : elle s’en était fait une image. J’ai appris qu’elle est toujours cliente et cela me rend heureux.
Vous avez ouvert la voie des boisés féminins avec Féminité du bois en 1992. Ce parfum révolutionnaire, comment est-il venu à vous ?
C’était mon smoking pour femme, ma façon de diminuer cette distance entre l’homme et la femme. Que l’un et l’autre ne soient plus leur propre grimace. Je voulais me rapprocher de cette créature que je porte en moi depuis toujours. Féminine, sinon je l’aurais détestée, mais affirmée.
Le cèdre en était la base. Or quand on visite votre riad avec ses plafonds ornés de Muqarnas, on sent le bois de cèdre partout. Est-ce une d’histoire d’amour avec cette matière première?
Le cèdre, c’est le bois noble. On dit que c’est le seul arbre que Dieu aurait planté de ses mains. C’est la première odeur que j’ai rencontrée au Maroc.
Pensez-vous que ce palais sera fini un jour ?
J’ai acquis la première maison en 1974. Elle était en ruine. Je me suis dit que les travaux dureraient trois ou quatre ans et que je vivrais ici. Mais je crois que dans ma tête, je ne peux pas faire autrement que de ne pas terminer. Une femme un jour m’a dit que le parfum Ambre sultan n’était pas terminé. Je lui ai répondu : tant mieux, car s’il était achevé, il n’y aurait plus rien à faire ! Ambre sultan m’est venu en découvrant une petite boîte contenant une cire odoriférante que les femmes mettaient dans leur cheveux pour leur mariage. C’était une odeur totalement artificielle mais j’ai trouvé cela délicieux ! Ambre sultan est un ambre végétal avec un mélange étonnant de ciste et de vanille. Ce couple de senteurs tellement éloignées l’une de l’autre, ce mariage de deux « collants », a donné l’odeur que j’avais dans la boîte.
Ce goût pour cette culture maghrébine, ses parfums, son architecture, est-il né lorsque vous êtes arrivé à Marrakech pour la première fois en 1968 ?
Je l’ai sans doute eu avant. Quand j’étais petit et que j’habitais Lille, je traversais deux fois par jour la rue de Tournai, qui était peuplée d’Algériens et qui était très mal vue car on était en pleine guerre d’Algérie. On était en 1956. Il y avait des odeurs de cuisine, de la musique, une façon d’être, qui sont entrées tout doucement en moi. La première fois que j’ai parcouru cette rue, je partageais la peur des autres. Mais j’ai traversé ma peur. C’est une frontière, la peur. Et dès qu’on l’a franchie, elle diminue car on se rend compte qu’elle était artificielle. Je me suis ainsi lié de sympathie avec ce premier monde arabe, à Lille, vous imaginez ! Les odeurs se sont inscrites en moi.
Le premier parfum que vous avez signé pour Shiseido c’était Nombre Noir sorti en 1982. Comment est-il né ?
Je ne connaissais rien au parfum, rien du tout. On m’a dit d’aller chez Firmenich en Suisse, ce que j’ai fait. J’y ai passé quelque temps pour faire connaissance avec les matières premières. C’était un nouveau domaine que j’abordais. Autant j’avais une idée très claire du nom, du packaging et des images, autant je n’avais aucune idée du parfum. Shiseido avait commencé à travailler sur une fragrance qui était Nombre Noir. J’y ai un peu touché, mais de manière très timide. C’était ma première approche. Le premier parfum que j’ai imposé, c’était Féminité du bois.
Il y a beaucoup d’humour dans vos créations. Est-ce l’un des ingrédients essentiels ?
Je ne sais pas s’il y a de l’humour dans ma création, mais il y en a dans ma vie. Je ne pourrais pas vivre sans humour, ni avec quelqu’un qui en est dénué. C’est un don et un talent. La vie est plus facile avec l’humour.
Comment crée-t-on une histoire parfumée ?
Cela peut partir d’une odeur, d’une impression mentale, que l’on peut concrétiser par l’odeur. L’idée très abstraite de la poussière, par exemple. Rien n’était plus beau, plus soyeux, plus délicat que la poussière. Elle n’a pas de matière. Vous ne pouvez pas la saisir et si vous la saisissez, elle n’est plus rien. Il reste un petit peu de soie liquide entre les doigts. C’est magnifique. Le parfum L’Orpheline c’est l’idée d’un éther de poussière, quelque chose de très fin, délicat, fragile. Mais cette odeur, il fallait la trouver. On n’est pas responsable de la création. On est tiré vers quelque chose. Le vrai partenaire d’un parfum, c’est le parfum. C’est lui qui décide de sa route, où il faut aller, s’il faut remettre ceci, enlever cela, bouger ça. C’est organique un parfum, c’est quelque chose de vivant.
Vous avez créé Tubéreuse criminelle, Incendiaire, Cannibale, Datura noir, Vitriol d’œillets, Boxeuse. Avec tout ces parfums, on pourrait écrire un roman noir. Qui est le criminel? Et qui est la victime?
Moi et elle. La création c’est cela : vous n’êtes pas détaché du sujet. Flaubert l’écrit autrement : « À force quelquefois de regarder un caillou, un animal, je me suis senti y entrer. Les communications entr’humaines ne sont pas plus intenses »* Il n’y a pas de limite dans la création. Quelqu’un qui crée, qui a ce fluide de se laisser fondre dans quelque chose, a le pouvoir de passer de l’autre côté. Créer, c’est être soi-même et aussi le caillou, le juge et le criminel, la femme et l’homme
Pensez-vous qu’un parfum soit pré-existant ?
Il est ce que je suis dans l’instant. Si je suis en colère, c’est un parfum en colère. Si je suis dans le doute, c’est un parfum qui doute. Si j’ai peur, c’est un parfum qui a peur, mais ce n’est pas ma peur que vous achetez, c’est ma façon de la tuer.
Quand j’ai découvert L’innommable, l’an passé, j’ai songé à ce que vous m’aviez dit un jour sur le fait que vous n’aviez pu prendre le nom de famille de votre père. Cet innommable, est-ce vous ?
Je suis resté sans nom pendant trois ans. Ma mère était mariée lorsque je suis né, mais son mari n’était pas mon père. Elle a demandé à son époux de me reconnaître, mais il a refusé, ce que je comprends. Elle ne pouvait pas demander à mon père naturel de me reconnaître, car nous étions sous la loi de Pétain et elle était adultère. De toutes les façons, il ne voulait pas me reconnaître non plus. Ma mère et moi avons été séparés. Pendant trois ans, je n’ai pas eu de nom. J’ai été effacé de cette histoire. Par la suite ma mère a persuadé mon père de l’épouser, ce qui fut la plus mauvaise idée de sa vie. Il y a beaucoup d’inconscient dans un nom. Très souvent ils fusent, ils sont projetés, c’est comme un aveu. Puis derrière ce nom, je vais tirer une histoire. Et c’est là que c’est douloureux. Il est des mots que l’on ne voudrait pas utiliser.
Ecrivez-vous autre chose que votre biographie parfumée ?
J’ai commencé l’écriture il y a 27 ans. Je ne peux plus vivre sans cela. Je dois écrire deux ou trois heures par jour. Ce n’est pas dans l’idée de publier : l’écriture est une sorte d’évolution. Mon écriture n’est pas narrative. Je ne veux pas de narration, sauf pour faire parler des personnages intérieurs, afin que cette narration retombe sur ses pieds ou plutôt dans mes chaussures.
Fourreau noir, Bas de soie, Une voix noire, Rousse. Un personnage féminin sulfureux se dessine. Une réalité? Un souvenir? Un hommage?
Le féminin me fascine. J’aime ce monde. J’ai tout observé, non le mot n’est pas juste, j’ai tout absorbé. Il y a une sorte de couple qui s’est installé en moi : un personnage masculin et un personnage féminin.
Avec Le participe passé, il semblerait que vous soyez revenu à la parfumerie de vos débuts, avec des notes très résineuses, très boisées.
J’ai choisi une matière première, le baume de sapin et j’ai demandé à ce que l’on ne la touche pas. Bien sûr, il y a des ajouts et des restrictions, mais j’adore ces notes de résine, de bois, tout ce qui est épais, qui apporte une épaisseur de vie. C’est un confort. J’aime bien les fleurs aussi, mais c’est tout autre chose. Si j’avais pu aller plus loin, je n’aurais mis que du baume de sapin et m’en serais tenu à l’impression de cette odeur.
Y a-t-il des senteurs qui vous résistent ?
Il y ces arbustes au fond du jardin qui s’appellent ici mesk-ellil, « la dame de la nuit ». Leurs fleurs ont une odeur extraordinaire qui se répand partout avec une force, une beauté ! Cette puissance parfumée, comment fait-on pour la mettre en flacon ? Je n’y suis jamais arrivé. C’est un mystère. Il manque des éléments dans la parfumerie, surtout des éléments diffusants.
Quand on lit à la suite tous les noms de vos parfums trois voies principales se dessinent : l’amour, la mort (symbolique) et le divin… La parfumerie serait-elle une forme d’alchimie dont l’objet serait de transformer votre vie ?
Pas de la transformer, non, mais de la comprendre. Savoir ce qu’elle veut dire. J’avance avec elle et j’ai besoin de l’inscrire, pour moi-même. Je ne pensais jamais que cette parfumerie aurait le succès qu’elle a eu. Ce n’est pas un succès planétaire, mais cela a correspondu à quelque chose. Pouvoir faire quelque chose qui est compris, cela vous tire de l’isolement.
En créant les Eaux de Politesse, était-ce votre manière de passer à l’étape de l’œuvre au blanc?
Non, parce que je dois encore contourner la rue de Tournai, c’est à dire ma peur. Cela suppose encore beaucoup de faux pas. Dans cette rue, il n’y avait que des commerces, des cafés, le soir on entendait la musique derrière les portes vitrées recouvertes de nappes en plastique à fleurs, ce qui créait une espèce de contre-nuit.
« Contre-nuit », quel joli nom pour un parfum !
C’est vrai. Je n’y avait pas pensé. Merci. Mais dans ce cas vous en êtes l’auteur car vous l’avez collé sur le flacon…
* Gustave Flaubert, Correspondance II, 1980, p. 335.