« Comment faire une collection couture quand on est fauché ? »

Plaie d’argent n’est pas mortelle, et ce n’est pas le duo parisien à la tête d’Aganovich qui dirait le contraire. Pour eux, l’imagination est monnaie courante et pallie les manques. – Lily Templeton, Paris. Photos: Isabelle Cerboneschi

« Que veut dire ‘collection couture’ quand on est fauché ? » demandait Brooke Taylor, hémisphère masculine du duo Aganovich qu’il forme avec Nana Aganovich, à la fin de leur dernier défilé couture automne-hiver 2019. Une collection qui est comme une exploration des effets de l’anxiété et de l’influence, inspirée par un livre de 1973 du critique littéraire Harold Bloom.

Il ne fallait pas prendre cette interrogation comme une question rhétorique pleine de fausse modestie que poserait un créateur à succès pour mettre en avant leurs efforts. Loin de là. La marque Aganovich s’est toujours distinguée parmi ses pairs, en couture comme autrefois en prêt-à-porter, par une position quasi-anarchiste et un ouvrage cent fois remis sur le métier. Des silhouettes taillées à la serpe dans un vestiaire victorien au moment où le sportswear fait fureur ? Ils signent. Des références intrigantes qui vont de l’illustrateur Clifford Harper à une icône précieuse trouvée au Monténégro ? Ils persistent. Jouer avec une forme de sensualité intellectuelle plus proche de celle des geishas que de la power woman de Tom Ford ? Ce ne peut être qu’eux. « Nous travaillons à l’instinct. Ce qui sonne juste. J’avais ce vieux volume dans lequel il était expliqué qu’un poète copie, copie encore jusqu’à arriver à l’originalité, » se rappelle Taylor.

Dans leur travail, leurs inspirations sont à la fois suffisamment recherchées et travaillées pour qu’elles soient devenues entièrement les leurs, en dix ans de travail acharné. Prenez ces robes blanches qui ont été le fondement de la saison d’automne. « C’est la même robe que nous travaillons depuis 8 ans. C’est un modèle que nous utilisons en primitive de toute forme. Même lorsque nous faisons des pièces spectaculaires, c’est le point de départ. » Elles sont au sens propre comme au figuré « cette première couche de peau. Le reste est ce que vous choisissez de porter et de devenir, un personnage que vous pouvez porter ou non. C’est pour ça qu’elles sont anonymes » confiait le duo.

Dans leur travail, ils ont examiné les atours des classes laborieuses, pas avec l’ironie des élites mais avec vénération et respect. Leur invitation au calendrier de la Haute Couture parle de leur détermination à faire de mauvaise fortune bel ouvrage, plutôt que de faire des effets de manche pour donner l’illusion d’une réussite de pacotille. Voici des créateurs qui se sont engagés seuls, soutenus par quelques financiers, et ont gagné chaque sou à la sueur de leur front créatif.

« Rejoindre le calendrier de la Haute Couture est une responsabilité, » ajoute-t-il. « Et si vous n’avez pas de quoi payer les ateliers de broderie, vous devez réfléchir à des moyens pour atteindre le résultat souhaité. » Pour les créateurs, cela veut dire inventer de nouvelles techniques, comme le duo l’a fait pour ces manteaux en velours dévoré dont les motifs ont été développés en brûlant la fibre pour n’en laisser que la trame. Une broderie par le vide.

Au final, Aganovich et Taylor ont embrassé les mauvais côtés autant que les bons. Depuis qu’ils se sont lancés en 2008 à Londres, et depuis installés à Paris, les deux créateurs n’ont eu pour seule préoccupation que le propos créatif, acceptant les difficultés avec la sagacité de moines éclairés. « On peut traverser des épreuves, mais quelles qu’elles soient – et nous avons chacun les nôtres – le printemps revient toujours. Le soleil se lève. »