Didier Cometti et Angelo Buonomo, couturiers de l’ombre

Les deux Bâlois installés à Paris ont de multiples casquettes: ils sont couturiers, photographes, stylistes et maquilleurs. Ils ont appris ces métiers avec les plus grands: Helmut Newton, Sarah Moon, le make-up artist et photographe Tyen avec qui ils ont travaillé 19 ans pour Dior et Azzedine Alaïa avec qui ils ont noué une longue amitié. Leurs clientes sont des actrices, des femmes d’affaires, et l’une d’entre elles est SAS la princesse Charlène de Monaco. Interview. Isabelle Cerboneschi

Didier Cometti et Angelo Buonomo sont inséparables depuis qu’ils se sont rencontrés sur les bancs de l’école quand ils avaient 7 ans. La vie des deux Bâlois est un roman tant elle est improbable.

La passion pour la mode les a pris très tôt et à l’âge de 16 ans, ils ont quitté Bâle pour Paris où ils ont appris tous les métiers de cet univers: la couture, le stylisme, la photographie et le maquillage. Ils ont travaillé pour les plus grands et avec les plus grands: ils ont été les assistants du créateur Wolfgang Joop en Allemagne, ils ont été stylistes lors de séances photos avec Helmut Newton et Sarah Moon, pendant 19 ans ils ont réalisé le stylisme des campagnes de publicité Dior Beauté dont le photographe et directeur artistique était Tyen.

Ils ont appris la couture en autodidactes, conseillés par Azzedine Alaïa et ont créé leur marque en 1993: DIDIERANGELO. Un seul nom sans séparation parce qu’ils se perçoivent comme une seule personne. « Beaucoup de gens ne savent d’ailleurs pas s’il y en a une ou deux derrière la marque », confient-ils. Leurs collections ont été vendues dans les hauts lieux de la mode que sont Bergdorf Goodman, à New-yorkais, Harrods à Londres, Lane Crawford à Hong Kong ou encore Takashimaya à Tokyo.

Cet été, la maison Yohji Yamamoto leur a demandé de restaurer des vêtements et de vêtir les mannequins pour l’exposition « Letter to the Future » qui s’est tenue à Milan au 10 Corso Como.

De nombreuses stars ont porté leurs créations. Les costumes de Jean-Michel Jarre pendant sa tournée Oxygène en 1993, c’était eux. Ils ont habillé Catherine Deneuve, Carole Bouquet, Céline Dion, l’actrice australienne Melissa Georges et plus récemment SAS la princesse Charlène de Monaco. Ils sont le secret le mieux gardé de leurs clientes et sont aussi discrets qu’ils sont talentueux. Et j’ai la chance immense de travailler avec eux depuis plus de 15 ans.

INTERVIEW

Comment vous êtes-vous rencontrés?

Didier Cometti : Nous avions 7 ans. Le premier jour d’école, la maîtresse nous a assis l’un à côté de l’autre et nous sommes repartis main dans la main. Comme nous sommes deux fils uniques, c’est comme si nous avions trouvé un frère.
Angelo Buonomo: Même si nous sommes deux êtres humains, quand on dit « moi » ou « je », dans notre tête, on parle pour tous les deux.

Quand avez-vous découvert votre passion pour la mode?

D.C.Vers l’âge de 10 ans. On fabriquait des tenues pour nos ours en peluche et nos poupées Barbie, on leur teignait les cheveux avec des feutres et on organisait des défilés. Vers 13 ans, nous avons commencé à dessiner des silhouettes découvertes dans le ELLE ou le Vogue Allemand et nous avons fabriqué notre propre magazine avec nos textes tapés avec la machine. On l’apportait à l’école et il faisait le tour de la classe. On s’est dit alors qu’un jour on irait à Paris.

Comment êtes-vous arrivés à Paris?

D.C. : Dans le magazine ELLE, on avait vu une petite annonce pour une école de stylisme. Elle était située dans le quartier Bastille. Quand on l’a visitée avec nos parents, c’était extraordinaire: tout ce qu’on avait vu dans des magazines, on le voyait pour de vrai.
A.B. : Nous sommes arrivés à Paris à 16 ans dans un petit studio où il n’y avait rien mais pour nous, c’était tout!

Quand vous êtes-vous rendu compte que votre amitié d’enfance était devenue autre chose ?

D. C. : Dans les années 1970, nous avions les cheveux longs et les gens nous qualifiaient d’homosexuels alors que ce n’était pas du tout notre réalité. J’avais 11 ans quand j’ai compris que je devais me protéger. J’ai commencé à me faire le look de Boy George et les gens avaient peur de m’approcher. C’était comme une carapace alors qu’Angelo, lui, s’est fait frapper. Nous avons découvert nos sentiments à Paris, en vivant ensemble.

Comment avez-vous appris le métier de la mode?

A. B. : Nous avons commencé à prendre des cours dans cette école de stylisme mais cela n’a duré que trois mois car l’atelier a pris feu. Nous avons emprunté le chemin de la mode en autodidacte. Nous avons appris à travailler par l’observation.
D. C. : Notre vie a toujours été menée par des rencontres. En 1989, le Vogue Allemand a lancé un concours. Nous avons envoyé cinq dessins et nous avons été choisis parmi 10 000 participants: nous étions dans les 10 favoris. On nous a donné un enveloppe de 5 000 deutsche Mark pour acheter du tissu et réaliser les 5 silhouettes qui devaient défiler à Munich. Nous avons gagné et avons été engagés pendant trois mois chez Wolfgang Joop, un couturier très connu qui était basé à Hambourg. A ses côtés il y avait le plus grand styliste allemand – Frankie Mayer – qui travaillait aussi pour le magazine Stern et le Vogue Allemagne. Ce dernier nous a pris sous son aile.
A. B. : De retour à Paris, Frankie Mayer nous a demandé de devenir ses assistants. Cela a duré quatre ans. Il nous a appris le métier de styliste. Nous étions des observateurs dans l’ombre. La première chose que l’on faisait, quand on était sur un shooting, c’était d’étudier les vêtements, comprendre comment ils étaient faits. Nous avons appris comme cela.

Vous rappelez-vous de votre premier shooting?

A. B. : C’était une séance photo qui se déroulait le soir au studio Pin-Up, à Paris. On nous a demandé de pendre les vêtements, de placer les chaussures en dessous. La cabine s’est ouverte et Grace Jones en est sortie! Elle portait du Mugler, du Montana,… Soudain elle a demandé où était la tenue Alaïa? Nous ne l’avions pas apportée. Frankie Mayer nous a dit: « Prenez de l’argent, un taxi et allez chercher des robes chez Azzedine Alaïa ».

C’est ainsi que vous avez rencontré Azzedine Alaïa pour la première fois?

D. C. : Oui. Il était à 21h, il pleuvait des cordes, le taxi nous a déposés chez lui rue du Parc-Royal. On a toqué à la porte jusqu’à ce qu’une dame nous ouvre. C’était sa sœur. Elle nous a demandé qui on était. On lui a répondu qu’on venait pour Grace Jones. Elle a répondu: « Et moi je suis le Père Noël !» et elle a refermé la porte (rires). On ne pouvait pas retourner au studio les mains vides. On a de nouveau frappé et cette fois c’est Azzedine qui a ouvert. Il nous a fait entrer, nous a prêté les robes. On a terminé le shooting à 3 heures du matin. Grace Jones nous a proposé de nous raccompagner avec son chauffeur. On est rentrés chez nous en Rolls, avec l’intérieur en cuir blanc (rires).

Quand avez-vous commencé à créer des modèles?

A. B. : Nous avons toujours créé des vêtements. Début 1992 nous avons participé à un shooting avec Jean-Michel Jarre pour le magazine ELLE. Pendant qu’il était photographié il nous a dit qu’il cherchait un créateur pour lui faire des tenues. Et c’est comme ça qu’on a eu la chance de créer ses vestes pour la tournée Oxygène de 1993. Avec l’argent que nous avons gagné, nous nous sommes lancés dans la création.
Le 10 octobre 1993 nous avons présenté notre première collection 26 rue des Rosiers dans la verrière d’un ami. Tous les mannequins défilaient gracieusement en échange d’un vêtement. On avait 28 looks et le thème de la collection c’était la culture mixte. Pour nous c’était important que tout le monde soit représenté, femmes et hommes. C’était une époque où tout le monde s’entraidait.
D. C. : Tyen, le photographe et make up artist de Dior était présent car on avait déjà commencé à travailler avec lui pour le stylisme des campagnes de maquillage Dior.

En parlant de Tyen, vous avez réalisé le stylisme des publicités de Dior Beauté pendant 19 ans. Comment est-ce arrivé?

Christian Dior était passionné par les fleurs et l’on revisite à chaque fois cette source d’inspiration avec les laboratoires. Au départ il s’agissait d’une inspiration purement esthétique puis, au fil des ans, ils ont analysé les vertus des eaux florales, des huiles essentielles, et ont découvert des éléments dans certaines fleurs qui relèvent du soin. Dans nos produits, nous utilisons l’esthétique de la fleur et son âme.

Est-ce avec Tyen que vous avez appris le maquillage?

D. C. : On l’observait. Il se postait derrière le mannequin, il la regardait dans le miroir et tout d’un coup il dessinait un visage. Il nous apprenait son métier. C’était l’un des plus grands maquilleurs du monde dans les années 60-70 avec Serge Lutens, Thibault Vabre et Terry de Gunzburg. Il était le maquilleur attitré d’Irving Penn et il avait travaillé avec Richard Avedon. Tyen faisait partie de cet ancien monde où un shooting était une célébration. Tout devait être plongé dans le noir, il y avait de gros bouquets de fleurs, la musique devait s’harmoniser avec la photo. Il était dans une sorte d’hypnose et les shootings duraient jusqu’à 3 heures du matin.

Comment vos collections se sont-elles retrouvées vendues dans les temples de la mode que sont Bergdorf Goodman, Harrods, Lane Crawford, ou encore Takashimaya?

A. B. : Par un concours de circonstances. Après dix défilés il nous fallait trouver une boutique. Un des pavillons du Passage des Deux-Pavillons au Palais Royal était à louer. Nous l’avons investi et ouvert en 1998. Le magazine Madame Figaro qui avait son siège juste à côté a fait un petit article sur nous et de fil en aiguille nous avons eu des clients.
D. C. : Un soir d’automne 1999, c’était le dernier jour de la Fashion Week, un monsieur très chic à frappé à notre porte. Il a trouvé notre collection très belle et il nous a dit : « Je suis le président de Bergdorf Goodman et je veux cette boutique dans mon magasin à New York.» Le lendemain, une acheteuse est venue et a commandé 150 pièces. Notre marque DIDIERANGELO a été présentée dans la vitrine de la 5e Avenue pendant une semaine. Notre stand était à côté de celui de Nicolas Ghesquière pour Balenciaga, d’Ann Demeulemeester, de Lanvin par Alber Elbaz et de Balmain. Suites aux ventes exceptionnelles réalisées avec nos collections, ils ont commandé la même quantité pour septembre 2001. Le paquet est parti le 10 septembre, il est arrivé le 12 à New York. Puis nous avons reçu une lettre nous annonçant qu’après la catastrophe du 11 septembre, ils renvoyaient toutes les collections.
A. B. : Bergdorf par la suite à recommencé à acheter nos collections pendant trois saisons. C’était une carte de visite qui nous ouvrait les portes de toutes les grandes boutiques du monde: Harrod’s, Takashimaya, Lane Crawford,… Après dix ans, le bail de notre boutique arrivait à sa fin, nous ne grandissions pas financièrement et nous avons pris la décision de la fermer.

Comment vous êtes-vous retrouvés en tant que stylistes sur un shooting avec Helmut Newton?

A. B. : Grâce au magazine Stern. Nous étions encore à l’époque les assistants de Frankie Mayer. Alexander McQueen avait montré une première collection et Barbara Larcher, la directrice de la mode de Stern, souhaitait faire des images de cette collection. Frankie Mayer était à Cuba et elle nous a envoyés réaliser le stylisme à Monaco chez Helmut Newton. Cela a donné lieu à la fameuse photo où l’on voit le top model Carolyn Murphy porter un body et une cagoule de dentelle. La rencontre avec Newton fut rapide, mais intense. C’était un homme qui avait une élégance d’une autre époque.

Qu’avez-vous appris avec lui?

A. B. : Une mise en scène. Son image est construite dans sa tête.
D. C. : Pour lui, en aucun cas la femme n’était un objet, elle était toujours au-dessus de tout. Il voulait montrer une femme forte qui ne se laisse pas faire. Et c’était toujours élégant, jamais vulgaire. Même quand les mannequins étaient nues.

Est-ce Helmut Newton qui vous a appris à photographier ?

D. C. : Non, nous avons appris par l’observation avec tous les photographes avec qui l’on a travaillé. Pendant les shootings pour le Stern, Frankie Mayer nous demandait d’être postés derrière le photographe pour avoir le même angle de vue que lui afin de comprendre l’image qu’ils étaient en train de construire.

Et Sarah Moon, qu’avez-vous appris en travaillant avec elle?

D. C. : Le silence et le côté artistique et mystérieux.
A. B. : Elle travaillait avec une chambre Polaroïd, donc on ne savait pas ce qui allait sortir. C’est comme un rêve. Quand le Polaroïd s’ouvrait, c’est là qu’apparaissait la magie. C’est une femme hors du temps.

Azzedine nous disait toujours: « Quand vous avez une bonne idée, il faut la garder, il faut la travailler, elle vous appartient, exploitez-là jusqu’au bout »

Vous avez noué une longue amitié avec Azzedine Alaïa. Comment est-elle née?

A. B. : Il avait déménagé de la rue du Parc-Royal pour la rue de Moussy et nous avions le privilège d’assister à tous ses défilés. Le jour où un vrai dialogue s’est installé, c’est lorsqu’on lui a dit qu’on allait créer notre propre collection.
D. C. : Il voulait voir notre look book, nous le lui avons apporté et il nous a encouragés. Il nous a toujours donné plein de conseils. Nous sommes les couturiers de l’ombre et l’ombre nous va très bien parce que l’on arrive à créer dans la discrétion. On faisait de temps en temps partie des dîners ou des déjeuners qu’Azzedine donnait chez lui mais on se rencontrait plus volontiers après les collections, entre l’escalier et l’ascenseur où on passait des heures à discuter. Il nous disait: « on est tranquille ici, il n’y a personne ». Il nous disait toujours: « Quand vous avez une bonne idée, il faut la garder, il faut la travailler, elle vous appartient, exploitez-là jusqu’au bout ». Il fut notre plus grand mentor pour la couture.

Comment en êtes-vous arrivés à faire de la couture sur mesure pour des clientes privées?

D. C. : Quand nous avons fermé notre boutique en 2007, nous avons repris la casquette de stylistes consultants et nous avons réalisé des publicités pour de grandes marques allemandes à Berlin. En parallèle, nous avons continué à créer des collections. Pour les présenter sur Internet, il nous fallait des photos. Nous avons acheté un appareil photo, fait des tests de lumières avec un assistant et c’est comme cela qu’on a commencé la photo. Grâce à nos images sur Internet, des clientes ont pris conscience que nous faisions aussi du sur-mesure et ont passé commande.

Parmi vos récentes clientes il y a eu S.A.S. la princesse Charlène de Monaco. Pouvez-vous nous raconter cette aventure?

D. C. : En mai 2023 nous avons reçu un appel du conseiller de la princesse Charlène de Monaco: « La princesse souhaite vous rencontrer. Seriez-vous disponible la semaine prochaine pour prendre un thé au palais ? »
A. B. : Ce fut une belle rencontre avec une personne charmante. Le rendez-vous devait durer une demi-heure, nous sommes restés deux heures. En partant, on nous a annoncé qu’il s’agissait d’un casting. Ils avaient identifié une vingtaine de stylistes et nous figurions sur la liste. On ne sait toujours pas aujourd’hui comment notre nom est arrivé à Monaco.
D. C. : Une semaine plus tard, le conseiller nous a rappelé pour nous annoncer que la princesse nous avait choisis. Elle voulait que l’on refasse sa garde-robe et que l’on crée pour elle quelques tenues sur mesure pour de grands événements. Le mandat devait commencer en septembre jusqu’en décembre. Or en juin, son conseiller nous a demandé si nous pouvions prévoir une tenue pour le bal de la Croix-Rouge en juillet.

Vous-a-t-on donné des directives particulières?

D. C. : Nous avions un protocole à respecter: nous ne pouvions pas créer des choses trop extravagantes, trop décolletées, trop échancrées. Lors du premier rendez-vous, nous sommes arrivés avec un cahier empli de croquis et beaucoup d’échantillons de tissus. Nous avons pris les mesures de la princesse. Nous avions l’idée de lui créer une tenue féminine, élégante et fluide. Nous ne voulions pas la masculiniser et c’est justement ce qu’elle attendait. Nous sommes revenus faire un deuxième essayage avec la robe presque finie.
A. B. : On construit un vêtement différemment lorsqu’il va être porté par une princesse, parce qu’elle bouge différemment. On doit pousser l’élégance à l’extrême. Quand elle est assise, la robe doit tomber parfaitement. Un vêtement doit vous apporter de la force, vous soutenir et vous protéger. Pas l’inverse.

Vous avez créé plusieurs robes pour la princesse Charlène.

A. B. : Nous lui avons créé une robe dorée pour un dîner de Gala organisé par la fondation du Prince Albert II de Monaco. Elle a aussi souhaité une tenue pour la fête nationale du 19 novembre. La couleur du drapeau de la principauté étant rouge et blanc, nous lui avons créé un look entièrement rouge avec une robe longue brodée pour le soir, une robe et un manteau, des chaussures réalisées sur mesure par Manolo Blahnik et un chapeau réalisé par Stephen Jones pour le jour.
D. C. : Le 19 novembre, en la voyant briller et souriante, nous nous sommes dit que nous avions réussi notre mission. Nous avons aussi créé la robe de la traditionnelle photo de Noël de la famille princière. Le plus touchant ce fut de voir la fierté de nos parents quand ils ont vu les images dans la presse: c’était comme leur redonner le cadeau qu’il nous avaient fait en nous laissant partir à Paris pour faire de la mode.