Lettre à Azzedine Alaïa

Nous venions d’avoir 18 ans quand nous avons rencontré Monsieur Alaïa pour la première fois. Il fut un ami et un maître. Hommage. –  Didier Cometti et Angelo Buonomo

“Cher Azzedine

Ne ne te l’avons jamais dit, mais lorsque nous avions dix ans, nous protégions nos cahiers d’écoliers avec des couvertures de magazines de mode sur lesquelles figuraient tes créations. Etait-ce une forme d’intuition de cette relation à venir, faite d’amitié, de bienveillance et de cet esprit protecteur que tu as manifesté, toujours, à notre égard?

C’était les année 80, la mode était en pleine révolution: à nos yeux elle était à son apogée. Il y avait toi, bien sûr, que nous portions au pinacle, et puis Claude Montana, Thierry Mugler et Jean-Paul Gaultier. Vous représentiez à nos yeux le rêve absolu. Un univers intouchable vu de Bâle où nous avons grandi.

L’idée de travailler dans la mode s’est instillé en nous, petit à petit, jusqu’à devenir une évidence, une urgence plutôt. A 16 ans nous sommes partis. Direction: Paris. Paris, pour deux ados fous de mode, à l’époque, c’était la Terre promise.

Nous avons débuté comme assistants photo et deux ans après notre arrivée nous t’avons enfin rencontré!

Il pleuvait des cordes ce jour-là. Ton adresse était encore rue du Parc-Royal. Nous ne trouvons pas les mots pour dire l’émotion qui nous tenaillait à l’idée d’être en ta présence, de toucher tes créations. Personne d’autre que toi ne sait mettre en valeur les courbes du corps de la femme: tes lignes sont tellement sexy, fluides, comme une seconde peau. Des robes qui protègent, qui donnent de la force à toutes celles qui les portent. Une perfection jusque dans les finitions. Nous t’avons aperçu pendant le choix des robes pour la séance photo que nous devions réaliser avec Grace Jones.

Lorsque nous sommes arrivés au studio, nous avons pour la première fois vu, compris la magie de tes robes. A peine avait elle enfilé l’une d’elles que Grace Jones se sentait la femme la plus forte et la plus belle du monde! Tes créations nous fascinaient. Ce jour là, nous sommes devenus des passionnés.

Azzedine Alaïa. Photo: © Peter Lindberg.

Depuis notre rencontre, nous avons réalisé très rarement des shootings sans toi, enfin, sans tes créations: nul autre créateur ne créé, ne réalise, ne coupe, ne touche, ne sculpte au fer son propre modèle du début jusqu’à la fin.  C’est unique dans le monde de la mode. Tu retouches et ajustes jusqu’au bout, jusqu’au défilé, jusqu’à la prise de vue.

Nous nous sommes toujours sentis privilégiés d’assister à tes défilés, regardant tes modèles portés par les plus belles filles du monde, car elles venaient toutes chez toi. Et nous avons été si fiers de toi le jour où tu acheté l’immeuble de la rue de la Verrerie, puis celui de la rue de Moussy, créateur de ton propre empire!

Grâce à toi, nous avons appris à faire des vêtements, comme deux autodidactes qui n’ont jamais pris de cours de coupe, de couture ou de style. Mais notre curiosité et ton exemple nous ont permis de comprendre comment un vêtement était fait.

Quand nous avons décidé de lancer notre propre marque Didier & Angelo, en 1993, notre plus grande peur était de te perdre, perdre ta confiance surtout. Nous t’en avons parlé. Tu nous as répondu: « je veux voir vos créations! »

Nous avons donc débarqué chez toi un beau jour avec notre book sous le bras. Ceux qui te connaissent savent que tu est facétieux. Tu as décidé de jouer aux devinettes: « Je vais essayer de deviner qui a fait quoi », disais-tu. Nous étions soulagés: depuis ce jour, notre amitié s’est intensifiée. Tout comme notre respect.

Tu nous donnais des conseils et nous disais toujours: « restez tels que vous êtes, fidèles à vous-même, et faites des petites collections: si on a une bonne idée, c’est déjà beaucoup! »

Tu as toujours présidé aux choix que nous faisions pour habiller nos modèles ou les célébrités avec qui nous avons travaillé. Le jour où nous sommes arrivés au studio avec le top model Iman, tu nous a dis : « Venez et prenez comme toujours ce que vous voulez ». C’était l’époque où tu avais créé ces incroyables bustiers push-up en cuir.

Finalement nous sommes repartis avec Toi en personne et tes plus belles créations, dont une longue robe en gazar de la collection haute couture entièrement rebrodée de fils d’or à crinoline. Tu ne l’avais pas encore terminée, elle était cachée sous un grand drap blanc, mais tu voulais absolument l’essayer sur Iman. Nous nous sommes amusés à l’habiller ensemble (voir photo ci dessous, ndlr).

Buonomo & Cometti

Des années plus tard, cette même robe était exposée dans la salle Matisse du Musée d’Art Moderne de Paris où étaient présentées certaines de tes oeuvres en regard de l’exposition que te consacrait le Musée Galliéra, à Paris.

Quand nous avons décidé de faire de la photographie pour réaliser nos propres shootings, là encore tu nous as fait confiance et nous a encouragés. Tu  as toujours été là, devant nous, à côté, derrière, nous poussant doucement à avancer, à croire, toujours croire, et ne jamais rien lâcher.

Tu étais farceur et adorais te cacher pour nous effrayer. Ensemble nous avons passé de longs moments à parler du métier, car c’est notre vie aussi. Mais sans complexe, ni besoin de philosopher ou d’intellectualiser la mode. C’était à chaque fois un simple partage de notre passion réciproque.

Ce mois d’août tu voulais passer nous voir dans notre atelier, mais le temps ne te l’a pas permis. Désormais tu seras toujours chez nous.

On te pensait immortel. Ton oeuvre, elle, le sera. Tu y a mis toute ta vie, tout ton amour que tu as partagés avec nous tous. Tu nous manques tellement! Nos souvenirs vont doucement combler ce manque.

Nous avons eu la chance de pouvoir te dire adieu, le soir de ton départ. En te regardant, si serein, nous avons pris conscience que plus jamais nous n’aurons le plaisir d’arriver chez toi et de t’entendre dire: « Bonjour les D’Artagnan! Allez, venez!…»

Comment oublier ta générosité, ta gentillesse. Tu as su créer ta vie comme tu l’as souhaitée. Tu étais et seras toujours notre plus grande inspiration. Nous gardons ton beau sourire comme dernière image. Repose en paix, tu es parti pour le plus long voyage.

Love.

D&A pour toujours.”