Dr Woo, l’art dans la peau
Dr Woo est devenu l’un des plus célèbres tatoo artist et une star des réseaux sociaux. Ses motifs géométriques, ses dessins à la ligne fine en noir et gris qui évoquent des gravures de Dürer, sont devenus des objets de désir. Six mois d’attente pour avoir le privilège porter un de ses tatouage signature. Drake et Cara Delevingne lui ont confié leur peau. Rencontre dans les salons de Château Marmont. – Isabelle Cerboneschi, Los Angeles. Photos : Dr Woo
uand je lui demande de me désigner une table tranquille où je pourrais interviewer Brian Woo, alias Dr Woo, la responsable du restaurant de Château Marmont change de visage, me sourit et avant même d’émettre un son, me montre son avant-bras. Une sorte de passeport. J’y découvre un sublime tatouage géométrique dessiné par l’un des plus talentueux tatoo artist de notre temps. Dr Woo? C’est lui qui a dessiné tous mes tatouages!, dit-elle enfin. Puis elle s’adresse à une femme d’une soixantaine d’années assise dans un fauteuil à côté d’elle. Dr Woo va arriver! Il a rendez-vous pour une interview. Encore une cliente de Dr Woo. Une fan aussi. J’ai l’impression que tout le monde a été tatoué par lui. Sauf moi.
Dr Woo (35 ans) a grandi à Los Angeles. Fan de violon et de skateboard. Et de tatouages. Lorsqu’il atteint l’âge légal pour se faire encrer la peau, il se tourne vers l’une des légendes vivantes du tatouage: Mark Mahoney, au Shamrock Social Club. En 2007, Dr. Woo passe de l’autre côté du miroir et de client devient apprenti. Il apprend à la dure, nettoyage du sol compris. Et cela pendant trois ans.
Il développe son propre style, le tatouage à une seule aiguille, qui donne des contours d’une extraordinaire finesse. Les clients adorent.
En 2011 Dr Woo devient papa et sa famille est désormais sa priorité. Pour prendre rendez-vous avec lui, il faut être patient, très patient: 6 mois d’attente.
Drake et Cara Delevingne lui ont confié leur peau. Entre autres. Si l’on observe son compte Instagram, suivi par 1,2 million de followers, on y découvre le squelette de serpent qui s’enroule sur la main gauche de Cara Delevingne. On y voit surtout des têtes de lion qui semblent vouloir surgir de la peau, des papillons ou des libellules saisis en plein vol, des utopies architecturales, des motifs plus traditionnels dans le style américain, ou des dessins géométriques limite ésotériques. C’est beau comme un tableau, ou comme un talisman, que l’on aurait envie d’avoir sur soi, toujours.
INTERVIEW
Je n’ai pas de tatouages, mais quand j’ai vu les vôtres, j’ai eu envie de me faire tatouer. C’est comme si l’on avait une œuvre d’art sur la peau.
Ce n’était pas une construction consciente: je voulais simplement faire de très bons tatouages. Mark Mahoney, mon mentor et maître, une des légendes vivantes du tatouage, m’a tout enseigné: c’est un monde très compétitif et je voulais être aussi bon que les grands. Au début vous commencez à réunir des éléments de style, jusqu’au jour où, une fois tout mis ensemble, comme dans la vie, cela donne un résultat identifiable, au même titre que l’on reconnaît votre voix, ou votre façon de marcher. Au début, je n’étais pas dans la construction d’un style mais plutôt dans la répétition. Ensuite, j’ai ajouté consciemment à ma manière de travailler quelques effets reconnaissables que j’ai amplifiés.
Vous êtes considéré come l’un des meilleurs, sinon le meilleur artiste tatoueur au monde. Vos dessins sont reconnaissables, avec vos motifs géométriques, et ces lignes très fines qui évoquent des gravures d’Albrecht Dürer. Comment avez-vous construit votre style ?
A mes débuts, je ne connaissais pas vraiment les travaux de Kandinsky. Mais quand j’ai commencé à faire des tatouages, des gens me disaient que mon travail leur rappelait son style, en moins spontané. Le travail de Dürer en revanche est une référence dans le monde du tatouage: sa manière de graver, ses lignes très fines, ses dessins très expressifs et sa façon spectaculaire de rendre les ombres.
Avez-vous étudié dans une école d’art ?
J’ai pris quelques cours à l’université avant d’abandonner, donc je n’ai pas une formation classique.
Vos tatouages semblent s’inspirer des gravures d’Albrecht Dürer ou des formes géométriques de Vassily Kandinsky. Est-ce que les tatoo artists, comme tous les autres artistes, s’entrainent à copier des œuvres d’art classiques quand ils commencent leurs carrières ?
A mes débuts, je ne connaissais pas vraiment les travaux de Kandinsky. Mais quand j’ai commencé à faire des tatouages, des gens me disaient que mon travail leur rappelait son style, en moins spontané. Le travail de Dürer en revanche est une référence dans le monde du tatouage: sa manière de graver, ses lignes très fines, ses dessins très expressifs et sa façon spectaculaire de rendre les ombres.
Vous avez toujours aimé la mode vintage et certaines de vos créations, comme les bagues Diorette en laque, m’évoquent ces bijoux fantaisie que les femmes portaient dans les années 50. Etait-ce une manière d’inverser les valeurs et transformer la fantaisie en objet précieux ?
En fait, pour Diorette, je me suis plutôt inspirée d’une aquarelle que Christian Dior avait dessinée pour un menu de déjeuner où il avait convié ses amis dans sa propriété de Milly-la-Forêt. Je suis partie de cette nature dessinée de manière très naïve et charmante. Je me suis dit que parmi les fleurs de ce jardin, il devait forcément y avoir une marguerite, un coquelicot, une petite rose, et je les ai imaginés très simplement, avec des couleurs primaire. Pour moi, ces bagues, ce sont les fleurs du jardin de Christian Dior.
Je ne savais pas que Dürer pouvait avoir influencé le monde du tatouage !
Le tatouage est très souvent inspiré de l’art qui nous environne. Actuellement vous verrez beaucoup de tatouages inspirés des sculptures du Bernin, par exemple. Beaucoup de gens se font tatouer de grandes statues sur le corps.
Avez-vous vu l’exposition de Picasso et Rivera au Lacma ?
Non, pas encore, mais j’ai très envie d’y aller.
La première salle montre des croquis de la Venus de Milo que Picasso et Rivera ont dessinée à leur façon. Le processus semble être assez comparable dans le monde du tatouage.
Les choses que l’on voit nous inspirent. Elles sèment en nous des graines que l’on oublie, qui se développent et poussent de manière inattendue et inconsciente. Quand vous regardez votre travail cinq ou dix ans plus tard, vous en prenez conscience et vous vous dites que tel dessin était inspiré par ceci, ou par cela. Il se peut que mon travail ressemble énormément à celui d’autres artistes, même si je n’ai jamais vu leurs œuvres. Je pense qu’en fin de compte, les idées se recyclent et se transmettent d’artiste en artiste, chacun réinterprétant et créant quelque chose de nouveau à partir d’une influence. Le résultat semble familier, et donc ça vous attire. Je trouve cela très cool. Je ne parle pas de la copie flagrante, qui existe aussi dans le monde du tatouage.
Quand vous dessinez sur du papier, vous utilisez un support bidimensionnel, qui ne bouge pas, mais quand vous dessinez sur la peau, qui est un médium tridimensionnel et mobile, cela entraîne d’autres contraintes. Comment gérez-vous cette difficulté supplémentaire ?
C’est génial que vous ayez remarqué cela, car personne ne s’en préoccupe. J’explique toujours aux gens, quand ils viennent se faire tatouer, qu’il est très difficile d’obtenir certains effets sur la peau, par exemple dessiner des cercles ou des lignes droites sur une surface galbée, qui bouge et qui tourne. Vous devez vivre avec l’idée que les tatouages respirent. Ils ne peuvent pas être symétriquement parfaits. Une fois que les dessins sont sur la peau, ils sont mobiles et tridimensionnels. C’est difficile à faire comprendre à certaines personnes qui veulent un cercle sur une partie du corps trop galbée: le cercle risque de prendre une forme ovale. La plupart du temps, je fais de petits tatouages, car plus ils sont petits, plus il seront bien proportionnés. Une fois que vous commencez à en augmenter la taille, le tatouage absorbe la peau tout autour, les formes changent et se déforment avec le temps.
Comment faites-vous face à cet effet de distorsion ?
Vous vivez avec ! Comment je l’ai dit au début de notre conversation, cet art d’injecter de l’encre dans une peau avec une aiguille est finalement assez rudimentaire: il n’y a pas de perfection possible. Un tatouage c’est de l’encre et au fur et à mesure que vous vieillirez, votre peau s’étirera et votre dessin aussi. C’est quelque chose avec lequel que vous allez vivre. Vous ne pouvez pas vous attendre à ce qu’il s’agisse d’une image parfaite, comme celle qui pourrait sortir d’un ordinateur. Une fois qu’il aura touché votre peau, cela deviendra quelque chose de tout à fait diffèrent.
J’ai vu un lion sublime sur votre compte Instagram. Comment faites vous pour donner l’impression qu’il est vivant ?
Merci ! Parfois ce type de tatouage marche mieux sur la peau que sur le papier car justement, comme elle est souple, le tatouage se déplace et donne l’illusion d’être vivant.
Pourquoi avez-vous choisi de faire du tatouage en noir et gris ?
C’est mon style personnel, je suis très monochromatique. Je pense que c’est intemporel. Les couleurs sont très émotionnelles, or les émotions, elles vont et elles viennent. L’orange par exemple peut être une superbe couleur, mais vous ne voulez peut-être pas avoir de l’orange sur vous pour toujours.
Comment créez-vous les dessins pour des gens comme moi, qui n’ont pas de tatouage ?
Ce n’est pas à moi mais à vous de réfléchir au tatouage que vous voulez. Lorsque vous serez prête, alors on pourra commencer à en parler. Parfois, les gens viennent me voir sans avoir aucune idée; je leur dis de revenir quand ils sauront ce qu’ils veulent. Aujourd’hui, vous êtes la seule personne dans cette pièce qui ne soit pas tatouée! Je trouve ça assez cool. Quand je me suis fait mes premiers tatouages, c’était l’inverse: j’étais le seul dans la pièce à être tatoué. Peut-être que ce n’est pas le moment pour vous de vous faire tatouer… Gardez votre unicité.
Quand je vois vos tatouages, il me semble que ce sont les seuls qui soient intemporels et qu’il est impossible de les regretter.
C’est pour ça que j’aime le noir et le gris: ils seront encore cool dans 20 ou 30 ans et ils l’étaient probablement il y a 20 ans. Les dessins géométriques sont très spécifiques, très précis, ils relèvent d’un choix personnel et je ne pense pas qu’ils soient destinés à tout le monde, mais je serais intéressé de voir comment les gens interprèteront ces modèles dans 20 ans. Quand ils vont les regarder vont-il se dire: Oh, c’était hyper trendy en 2010! , ou bien vont ils penser qu’ils sont intemporels. Je pense que les symboles transcendent le temps et qu’ils peuvent toujours être lus différemment, quel que soit le sens qu’on leur prête. J’espère que mes tatouages seront perçus ainsi.
Le tatouage a longtemps eu mauvaise réputation: vous pouviez mettre une étiquette sociale sur les personnes tatouées. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, au contraire. Est-ce une façon de porter une sorte de protection virtuelle sur sa peau ?
Oui, les gens s’intéressent aujourd’hui à différents systèmes de croyance et cela s’exprime aussi dans les tatouages qu’on me demande, comme par exemple les dessins des runes celtique, l’oeil protecteur ou la Hamsa, la main de Fatima. Beaucoup de gens se font tatouer ces symboles: ils veulent les avoir en permanence sur eux. Les miens ne sont pas liés à une religion et donc ils ne symbolisent pas vraiment la protection, mais je suppose que si un dessin signifie quelque chose de vraiment important pour une personne, et que nous le créons ensemble, il est porteur d’une certaine énergie.
Le tatouage et la prostitution sont les métiers les plus anciens dans le monde. Qui sont les tatoueurs du passé que vous admirez ?
Sailor Jerry est probablement l’un des tatoueurs les plus modernes et contemporains qui soit. Vous connaissez sans doute ses dessins old school: des marins, des oiseaux, des sirènes. Matt Hardy, Freddy Negrete et Mark Mahoney ont eux permis de redécouvrir les tatouages fine lines black&grey (la ligne fine en noire et gris), qui sont à la base de ce que je fais. J’aime aussi le style traditionnel japonais qui remonte aux temps des samouraïs.
Quelles techniques utilisez-vous pour recréer des lignes délicates aussi fines ?
La technique s’appelle simplement single needle fine lines (lignes fines à une seule aiguille).
Quand vous travaillez à l’étranger, est-ce que vous arrivez à vous sentir aussi à l’aise que dans votre studio ?
Je pense que lorsque vous voyagez, il est difficile d’être à l’aise. L’éclairage est différent, le conducteur d’alimentation et l’énergie sont différentes. J’aime être dans mon studio où tout est à portée de main, mais je ne peux pas emporter toutes mes affaires en voyage. Je pense que c’est comme pour un chef: on se sent toujours plus à l’aise dans sa propre cuisine.
Et vous, quand vous créez, qu’est-ce qui vous inspire ?
Toutes les formes, tous les motifs que je dessine sont inspirés par différentes formes d’art: la musique, la peinture, elles ont toutes un ingrédient qui me captive. C’est comme un réservoir: je mets différents ingrédients dedans pour créer du carburant. Mon art c’est le carburant: je mélange toutes mes idées, je ne les compartimente pas.
Ce que vous faites relève de l’intuition alors ?
Oui. Si je vois un élément architectural que j’aime, il pourrait se retrouver partiellement dans un dessin, mais de manière inconsciente.
Est-ce que vous vous auto-tatouez ?
Pas sérieusement, non, juste pour m’amuser.
Quel tatouage fut le plus difficile à réaliser ?
J’ai fait un gros train sur le dos d’un de mes amis. J’ai beaucoup aimé le faire. C’est une question que l’on me pose souvent et je ne sais jamais comment y répondre.
Le plus étrange, alors ?
C’est aussi difficile de répondre à cela. Une des choses que j’ai apprises en tatouant, c’est qu’il n’y a rien de normal, ni de bizarre, parce que tout le monde aime des choses différentes. Je tatoue tellement de personnes que ce qui peut paraître étrange un jour ne l’est plus le lendemain.
Est-ce que vous avez déjà dit non à un client ?
Oui, bien sûr! Vous devez éduquer les gens. Par exemple, vous m’avez dit que vous ne saviez pas grand-chose sur les tatouages, donc vous ne savez pas quelle partie de votre corps est le meilleur support. Les gens veulent parfois se faire faire des tatouages sur des endroits qui ne vieillissent pas bien. Or ils veulent que je leur tatoue quelque chose qui dure. Mon travail c‘est aussi de leur expliquer que l’on porte notre peau un peu comme une veste en cuir: elle vieillit et elle se modifie avec le temps. Ce n’est pas le tatouage qui change, mais la peau.
Y a-t-il des motifs spécifiques que vous refusiez de tatouer ?
Oui, je ne fais jamais rien de négatif: je ne veux rien dessiner qui puisse affecter négativement la vie et le regard que les gens portent sur la personne tatouée, un motif qui encouragerait la haine par exemple. Cela n’a rien à voir avec mes croyances personnelles ou ma philosophie de vie, mais si quelqu’un prend une décision qui me paraît être irresponsable, il est de ma responsabilité de l’aider à s’orienter envers une meilleure décision. Surtout les jeunes: je ne vais pas tatouer leurs visages, leurs mains, leurs cous.
Ni le blanc de leurs yeux…
Ça, c’est un truc nouveau. Je ne le considère même pas comme un tatouage, car ce n’en est pas un. C’est juste une injection bizarre et je n’aime pas ça.
Vous tatouez des célébrités comme Drake et Cara Delevigne, est-ce indiscret de vous demander ce que vous concevez pour eux ?
Oui, car je ne parle pas de mes clients célèbres. Je peux juste dire que j’ai fait des choses très différentes pour chacun d’entre eux.
Vous évoquiez la peau comme une sorte de veste en cuir: avez-vous déjà tatoué du cuir ?
J’ai essayé dans le cadre de différents projets d’art et de mode, mais j’aime séparer ces expériences du monde du tatouage. Tatouer des sacs en cuir, il n’y a rien de nouveau là dedans. Je l’ai déjà fait et je le ferais probablement encore, mais ce n’est pas quelque chose qui me passionne.
Vous avez des tatouages sur tout votre corps. Peut-on y lire une sorte de signification magique, comme si vous portiez toute votre biographie sur votre peau ? Vous sentez-vous protégé par vos tatouages ?
Quand j’étais plus jeune, étrangement, mes tatouages me servaient d’armure, comme s’il y avait un mur autour de moi, mais à mesure que je vieillis, et que je tatoue tellement de gens, je commence à me regarder autrement. Ce n’est plus une protection, ils dont devenus ma peau, je ne les remarque même plus. Ils sont juste là. Si vous m’en enlevez un, je ne me rendrait peut-être même pas compte qu’il n’est plus là. Même mes enfants n’y prêtent pas attention: leur regard passe par dessus. Ils sont habitués à ce que cela fasse partie de moi.
Est-ce un moyen pour les gens de parfaire leur beauté ?
Bien sûr! Si des tatouages réalisés avec goût et dans les règles de l’art vous aident à vous sentir mieux, plus beau, protégé, alors, c’est fabuleux! Mais il y a des extrêmes en tout. Le tatouage, c’est un peu comme la chirurgie esthétique: vous devez savoir dire « stop » à un moment donné et pouvoir contrôler la situation. Vous rencontrez parfois des jeunes qui se sont fait faire un tatouage, et quand vous les recroisez, ils en sont complètement recouverts. Ils n’auront plus la possibilité de faire évoluer leurs collection de dessins parce qu’ils ont été trop impulsifs. La modération est importante. Le tatouage est une tradition très ancienne, qui était basée sur les croyances de certains peuples, sur leur foi. Je pense que cette connexion spirituelle existe encore.