Urwerk, vingt ans après

Il y a vingt ans naissait la marque Urwerk. Il fallait une certaine dose d’idéalisme pour croire réformer le monde de l’horlogerie, avec ses règles établies depuis plusieurs siècles, et proposer une culture alternative. Pari réussi: Felix Baumgartner et Martin Frei ont ouvert la voie vers l’horlogerie contemporaine. Retour sur un succès avec Felix Baumgartner. – Isabelle Cerboneschi

Je m’en souviens comme si c’était avant-hier. Il y a dix-neuf ans, à la foire de Bâle opus 1998, je m’étais arrêtée devant trois personnages que je n’avais jamais vus auparavant: les horlogers Felix et Thomas Baumgartner et le designer Martin Frei, les fondateurs de la marque Urwerk. Ils avaient entre vingt et trente ans et présentaient leur premier prototype sur le stand de l’Académie horlogère des créateurs indépendants (AHCI). Un lieu de passage obligé pour tous les amateurs d’horlogerie et d’innovations techniques.

Il y a 20 ans, nous voulions créer une marque qui soit la nouvelle Rolex. Nous étions très naïfs.

Leur première montre était une étrangeté: elle rappelait la tradition tout en s’en détachant. Ils avaient mis des satellites dans leur moteur et rêvaient de créer la Rolex du XXIème siècle. « On a vite compris que ce n’était qu’un rêve », confie Felix Baumgartner vingt ans après.

Depuis que la marque existe, les garde-temps d’Urwerk sont une variation autour de l’heure vagabonde. Elles sont dotées de quatre satellites qui servent de support à l’indication des heures. Survolant en alternance la graduation des minutes, ils permettent une lecture du temps à la fois digitale et analogique.

Comment assurer la rotation de ces satellites, sachant qu’en position équilibrée, ils pèsent 160 fois plus lourd qu’une aiguille classique? Là réside toute la complexité du mouvement. Sans parler de la nécessité de minimiser les frottements qui sont source de déperdition d’énergie. Ces satellites, dotés de trois chiffres chacun, réalisent une révolution complète autour du cadran en quatre heures ainsi qu’une rotation de 120 degrés sur leur propre axe. Chaque chiffre fait donc face à l’indication des minutes pendant une heure.

La dernière montre présentée par Urwerk en janvier 2017 au SIHH, au sein  du Carré des Horlogers, s’appelle UR-T8 Transformer. Comme son nom l’indique, elle se métamorphose. Par le biais d’une pression, le boîtier se déverrouille de son support, pivote autour de son axe pour se retourner et se cacher, dévoilant une sorte de carapace, étrange animal de titane gravé comme des écailles. Ce garde-temps, doté de 50 heures de réserve de marche, est mu par ces fameux satellites créés pour le premier prototype qu’Urwerk avait présenté à la foire de Bâle en 1997 et que j’avais découvert l’année suivante.

L’ensemble du monde horloger est passé sur leur stand au SIHH en janvier dernier, venant rendre hommage à cette jeune entreprise et à leurs fondateurs, et laissant sur les murs des traces écrites de leur passage et leur respect. Urwerk a ouvert la voie à une horlogerie alternative et certains ne l’ont pas oublié: Tu nous as fait rêver et avec ton rêve, ça m’a permis de commencer mon propre rêve, a écrit Max Busser, fondateur de MB&F.

INTERVIEW

Votre dernier garde-temps UR-T8 symbolise-t-il un virage pour Urwerk ?

Felix Baumgartner: Elle s’appelle UR-T8 Transformer et il s’agit d’une boîte qui se transforme. Mais il n’y a pas que la montre qui se transforme: toute notre société va se métamorphoser d’ici deux ou trois ans. Cette montre symbolise le sommet de notre culture horlogère, celle que nous avons créée il y a 20 ans lorsque nous avons commencé avec les satellites qui voyageaient pendant 60 minutes. C’est un mouvement complexe: chaque satellite est un manège au coeur du manège principal: chaque chiffre indiquant les heures s’ajuste de manière horizontale pour assurer un confort de lecture. C’est une folie « Urwerkienne ».

Le boîtier qui se transforme représente-t-il un bouclier ?

Oui, un mur de protection: la face bascule vers l’arrière et le mouvement est protégé. Nous nous sommes inspirés de la première Reverso (de Jaeger LeCoultre, ndlr) pour créer cette sorte d’armure. C’est une pièce qui représente l’extrême de ce que nous sommes capables de faire.

Il y a un côté guerrier du futur dans cette pièce: cette esthétique s’inspire-t-elle de films comme Star Wars ?

Cette esthétique spatiale vibre dans chacune de nos pièces depuis le début, mais parfois un peu plus fort. C’est notre culture qui s’exprime à travers elle: ce sont tous les films futuristes que nous avons vus enfants, notre éducation aussi. On peut également y voir une référence au Chrysler Building de New York. On retrouve un peu de l’esprit Art Deco dans la gravure. Cette montre est un concentré de notre vie.

Vous m’avez dit qu’Urwerk allait se transformer d’ici 3 ans. En quel sens ?

C’est la direction que va prendre la collection qui va évoluer, qui va s’éloigner de cette culture des satellites que nous avons cultivée ces vingt dernières années. Nous n’avons pas prévu de créer de satellites d’ici cinq ans. Nous commençons à travailler sur différentes innovations du futur. Pour nous, c’est un nouveau départ qui commence après 20 ans.

Dans quelles directions souhaitez-vous faire évoluer la société ?

Il y en a deux. La première est artistique, avec une expression de l’heure différente puisqu’il n’y aura pas de satellites. La seconde est chronométrique: une recherche de la précision en lien avec la technologie d’aujourd’hui, ce qu’elle a à offrir de plus précis. Nous essayons de lier le monde de la haute horlogerie à celui de la haute électronique. Nous avons déjà commencé.

Il y a vingt ans, que désiriez-vous modifier dans la manière d’indiquer le passage du temps avec vos satellites ?

Je voulais surtout changer le regard que l’on portait sur la haute horlogerie ou l’horlogerie tout court. J’était jeune, j’avais 22 ans et je ne voulais pas me sentir enfermé par l’histoire horlogère. Je souhaitais l’utiliser comme base, parce que c’est de là d’où je viens –  dans ma famille je représente la troisième génération d’horlogers – mais je désirais surtout amener de nouvelles idées, de nouvelles possibilités. A l’époque, très peu voulaient faire oeuvre de pionniers: Vianney Halter est arrivé un peu plus tard, nous étions très seuls. Nous voulions créer une alternative à l’horlogerie traditionnelle, rompre avec les règles. Un calendrier perpétuel, un tourbillon, une répétition minute, pour nous, c’étaient des complications du passé. Nous ne voulions pas refaire cela. Je suis content de voir que nous ne sommes plus seuls à suivre cette voie.

C’est vous qui l’avez ouverte cette voie vers l’horlogerie alternative.

Nous nous sommes sûrement nourris du mode de vie alternatif que l’on trouvait à Zürich et à Genève à l’époque. Il y avait je ne sais plus combien de squats à Genève quand je suis arrivé dans cette ville ! C’est la première chose que j’ai vue. Je vivais une vie entre deux extrêmes: d’une part je travaillais pour Svend Andersen dans l’artisanat horloger le plus traditionnel et d’autre part j’étais tous les jours dans des squats ou à l’Usine en train de rencontrer des artistes ou des musiciens, des gens qui vivaient cette culture alternative. Forcément, cela a eu une influence.

C’est votre père qui vous a appris le métier ?

Oui. Dès ma plus tendre enfance je passais mon temps dans son atelier qui était installé à la maison. Plus tard j’ai fait l’école d’horlogerie. Après mon apprentissage, je suis rentré directement chez Svend Andersen.

Quel était votre rêve il y a 20 ans ?

Il y a 20 ans, nous voulions créer une marque qui soit la nouvelle Rolex. Nous étions très naïfs: je portais des Nike, j’étais jeune et je trouvais ennuyeux que la plupart des grandes sociétés sortent les mêmes choses chaque année. Le plaisir, dans l’horlogerie mécanique, naît de la découverte de nouveaux mouvements. Mais quand on veut créer une grande société, il faut savoir structurer, organiser, diriger. Je me suis très vite rendu compte qu’il y avait pas que la création qui comptait dans cette industrie et je me suis senti dépassé: à la base j’étais un horloger, pas un homme d’affaires.

Si c’était à refaire, que feriez-vous différemment ?

Je vais faire un peu ma Edith Piaf : je ne regrette rien.

Qu’est-ce qui a fondamentalement changé dans le paysage horloger et la création horlogère en 20 ans ?

Il n’y a plus de principes immuables. Il reste encore des règles très importantes, comme la qualité, le savoir-faire, la culture, les valeurs de l’histoire, mais l’on n’est plus prisonniers de cette culture: les portes ont été ouvertes et une horlogerie contemporaine a pu voir le jour. Dans les années 90, quand on a commencé, tout était très répétitif. Mais je comprends que pour des raisons historiques, du fait de la crise qu’elle avait traversée dans les années 70-80, l’industrie devait se rassurer et retisser son histoire. Elle avait été mise à mal par le quartz et devait bâtir un culte autour de l’histoire horlogère. Mais quand je suis arrivé dans ce milieu, en 1995, c’était exagéré.

Que pensez-vous avoir apporté à l’horlogerie ?

Je ne pense pas que nous ayons apporté beaucoup plus qu’aider à ouvrir des portes qui étaient coincées par des messieurs qui voulaient imposer des règles. Avec une maman qui était plutôt punk et ouverte à ces mouvements musicaux, tout en écoutant Prince et Miles Davis, j’avais été éduqué pour aimer les choses révolutionnaires. De mon père en revanche, j’ai appris la base de l’horlogerie, les pendules et leur histoire. J’ai retenu de mes parents des choses que j’ai essayé de transmettre à ma façon. Je crois qu’avec Urwerk, nous avons donné beaucoup d’espoir à de jeunes horlogers qui peuvent s’exprimer plus librement.

Qu’est-ce qui était impossible à réaliser il y a 20 ans et qui est devenu possible aujourd’hui, en termes technique ou technologiques ?

Aujourd’hui il y a une technique que l’on n’utilisait pas auparavant: le procédé LIGA qui permet de fabriquer de microstructures qu’il n’est pas possible de réaliser avec des machines traditionnelles. Nous avons une mini seconde digitale, une pièce très légère, que nous n’aurions pas pu fabriquer avant de pouvoir faire appel à cette technique.

Et les nouveaux matériaux ?

À certains, cela permet de raconter des histoires, du marketing, mais souvent, ça apporte pas grand chose.

Pourtant Nicolas Dehon, l’inventeur de l’échappement Constant, m’a expliqué un jour qu’il avait déjà déposé ce brevet en 1998 pour Rolex. Il n’avait hélas pas pu le développer à l’époque: aucun matériau n’avait l’élasticité, la résistance et la finesse nécessaire. Ce nouvel échappement n’a pu voir le jour que dix ans plus tard, grâce à l’évolution de la technologie. Nicolas Dehon – qui travaillait alors pour Girard-Perregaux – a pu faire réaliser une lame de quelques microns en silicium. L’évolution des matériaux a quand même apporté quelque chose à l’horlogerie.

Oui, le silicium très léger, très résistant et le procédé LIGA, nous permettent de faire des choses qu’il nous était impossible de réaliser auparavant.

Quel serait votre Graal horloger ?

Nous sommes déjà partis en quête de notre Graal. La Breguet sympathique est à mes yeux le sommet de la complication horlogère. Avec cette montre, Breguet a fait preuve d’une vision avant-gardiste incroyable! Les pendules de l’époque étaient plus précises que les montres de poche. Il avait donc créé une pendule mère sur le dessus de laquelle on plaçait la montre de poche: celle-ci était remontée et remise à l’heure tous les jours. La fréquence du battement de son balancier s’ajustait au fil du temps. La pendule mère transmettait une sorte d’intelligence mécanique à la montre.

Cela fonctionnait comme la technique de la résonance ?

Non, il est plutôt question de connexion entre une pendule et une montre de poche: un système de transmission de données en quelque sorte, mais dans un monde mécanique. Quand mon père m’en parlait, cela m’impressionnait beaucoup.

Si je comprends bien, vous allez lancer une Breguet sympathique ?

Une Urwerk sympathique ! (Rires). Nous n’en sommes encore qu’aux débuts.

Et dans vingt ans, comment imaginez-vous Urwerk ? Et ne me répondez pas: Rolex.

Proposer une alternative à Rolex, c’était le rêve que nous avions la première année. Nous nous étions d’ailleurs alignés sur leurs prix. Au début  nos montres coûtaient 5’000 francs pour les montres en acier et entre 10’000 et 15’000 francs pour les modèles en or.

Et vous les avez vendues ?

Oui, nous avons vendu les premières montres. Pas tout à fait un million de pièces, comme Rolex: juste vingt pièces ! Parce qu’on faisait tout à la main – mon frère Thomas tournait les boîtiers – on a commencé à prendre conscience qu’il faudrait beaucoup, beaucoup travailler pour fabriquer un million de montres ! Notre business plan n’était pas viable: les sept premières années, on n’a pas gagné d’argent. On a aussi compris qu’on serait mieux dans une petite équipe où il n’y avait pas de hiérarchie: nous sommes 15 personnes. C’est un bon équilibre. Dans vingt ans, je ne vois pas Urwerk comme une société productrice d’un nombre important de montres. Nous sommes des gens qui cherchent. Urwerk fera toujours de la recherche dans vingt ans, je pense.