Féminité du bois, trente ans déjà

Ce parfum, qui a été créé il y a trente ans pour Shiseido, a bouleversé les codes de la parfumerie, avec ses notes boisées féminines et douces, à l’aune de son flacon. Serge Lutens nous raconte ses origines. Interview. Isabelle Cerboneschi

Je me souviens de l’émoi que j’ai ressenti en découvrant ce parfum comme si c’était hier. Ce n’était pas hier, mais il y a trente ans. C’est son flacon tout d’abord, qui m’avait attirée. Il était bancal, un peu bossu, de couleur vieux rose. Cela faisait longtemps que Serge Lutens, qui était alors directeur artistique de Shiseido, rêvait de créer un parfum autour du cèdre. Sous son égide, deux parfumeurs Christopher Sheldrake et Pierre Bourdon ont réalisé son rêve.

Dans Féminité du bois, il n’y avait rien qui corresponde à ce qui se faisait à l’époque. Il faut se souvenir: 1992, c’est l’année du lancement d’Angel de Thierry Mugler, le premier parfum gourmand de l’histoire et de L’Eau d’Issey, d’Issey Miyake qui sentait le linge propre.

Féminité du bois, le parfum rêvé de Serge Lutens, était aux antipodes du dessert olfactif de l’un et de l’eau fraîche de l’autre: il offrait au bois de cèdre des rondeurs de femme. Le cèdre du Maroc entrait pour 30% dans la composition. La cannelle, le miel et la rose venaient adoucir sa rugosité tandis que la vanille, le musc et le benjoin en notes de fond, lui apportaient une gravité, une belle profondeur.

Ce parfum révolutionnaire qui a été reformulé, fête ses 30 ans cette année. L’occasion d’interroger son créateur sur ses origines.

INTERVIEW

Vous avez ouvert la voie des boisés féminins avec Féminité du Bois en 1992. Comment ce parfum révolutionnaire est-il venu à vous?

Serge Lutens : Bien avant moi, le bois se trouvait là. Le cèdre serait le seul arbre que Dieu aurait planté de ses propres mains. L’année 1968 est celle de mon premier voyage au Maroc, à Marrakech. Mes sens, les cinq, tenaient comme on le dirait du monde Sous-Marin, Sous-Humain, c’est-à-dire : passant d’un état de fascination à celui de l’affolement. Il me semble qu’à ce moment le Maroc ait eu le rôle d’un révélateur. Mon odorat était au bois dormant. Toutefois, tout était là ; le nez n’était pas bouché mais comme l’esprit, trop affairé pour se préciser dans un des domaines de la sensualité. Plus je sillonnais ce réseau complexe des ruelles de Marrakech, plus il me semblait que cette odeur de cèdre, à la fois animale, pâtissière, douce, prégnante s’imposait à moi-même. Ce fut dans une petite boîte de métal (préalablement contenant des bonbons pour la gorge), que quelques copeaux et un morceau de ce bois prirent, avant d’être transférés dans une autre boîte, place dans mon esprit et ne firent qu’y grandir. La promesse tenait en ces mots : « Un jour avec vous, je ferai un parfum ». Cette promesse relevant davantage du vœu d’un enfant qui ambitionnerait plus tard de piloter un avion, mais qui en le disant, ne retiendrait que sa vitesse, ou du même qui en disant vouloir conduire un camion, ne retiendrait que sa puissance ou d’un autre encore, se voulant conducteur de tramway pour être mis sur des rails sans se poser la question de sa direction.

Son nom m’évoque l’Hermaphrodite endormie, qui repose au musée du Louvre face à un mur. Ce parfum est-il de cet ordre-là?

Quel que soit le flanc sur lequel elle reposerait, cette sculpture ou femme serait une mauvaise surprise pour tous ceux en espoir de précision. Non, le bois est réellement féminin, en tous cas, celui-là, et sans doute même la rose appartient plus au garçon qu’à la fille qui appartient elle au soleil, et lui à la lune.

De quelle féminité vouliez-vous dresser le portrait avec Féminité du Bois?

Je n’en sais trop rien. Les choses se font avec moi sans que le je de la première personne n’y participe. Mais, plus le rôle du moi montait en bois, plus une femme s’affirmait et avec elle, lui et moi prenions forme. Peut-être que l’arbre, la femme ou moi-même en ce seul sujet étions confondus.

En 1992, lorsqu’il fut lancé, deux autres parfums ont fait l’actualité: l’eau d’Issey, une fragrance ozonée et décorporée et, aux antipodes, Angel, qui fut à l’origine des parfums gourmands. Au centre, il y avait Féminité du bois, tout aussi révolutionnaire. Il fallait oser lancer un boisé au féminin, envers et contre tous les codes de l’époque! Quelle était votre intention?

Oser n’est pas un choix mais une nécessité, un moyen de se dépasser, de sortir de la gangue, de pousser le cri trop longtemps resté au fond du palais.

Vouliez-vous croiser le fer avec une parfumerie qui était en train de perdre son âme dans la dilution?

J’aimais les odeurs, je n’aimais pas les parfums. Sans trop savoir comment le dire, ils me dérangeaient, n’étaient pas à leur place. Ils étaient des produits sociaux. Cependant, la parfumerie telle qu’elle était et telle qu’elle se trouve aujourd’hui ne m’intéresse pas plus. Je crois chère Isabelle, que vous et moi parlons du parfum pour lui faire dire autre chose. Il a pris en nous la place de quelqu’un ou de quelque chose, et peut être pour défendre cet inconnu, nous nous battons contre l’invisible ; croiser le fer en ce cas est crucial. Chacun sa croix !

Ce parfum est à la fois mystique et sensuel. Dis comme cela, ça semble presque antinomique. Était-ce voulu? 

Mystique et sensuel sont les mots justes. Antinomique, oui, car à la fois, ces deux entités se conjuguent et se combattent. L’histoire de Féminité du bois est longue. Son élaboration est fastidieuse, c’est un sujet dont nous reparlerons si vous voulez.

Dans une interview, j’ai lu que vous avez ramassé une branche de cèdre sur le sol d’une menuiserie dans un souk, lors de votre premier voyage au Maroc en 1968 et que vous vouliez créer un parfum autour du cèdre. Est-ce cela, cette première rencontre qui est à l’origine de Féminité du Bois?

Je crois que l’origine de ce parfum n’est pas un bois mais une détermination qui a pris sa matière comme prétexte. Sortir de soi, de ce qui nous emprisonne, prend des chemins imprévus. Le parfum est un pont tendu entre l’image et les mots. C’est scabreux car à la fois, je souhaite dans cette avancée désespérante car jamais rejointe, l’arrivée… mais bien plus souvent la chute.

Vous l’avez créé pour Shiseido à l’époque, mais il a eu de nombreux enfants: Bois de violette, Un bois vanille, Bois et musc, Bois et fruits, Cèdre, son direct descendant. Peut-on dire que ce parfum est à l’origine de la parfumerie d’auteur? 

C’est une démarche personnelle, complexe car je devais convaincre un groupe ; ouvrir un endroit dans le lieu le moins animé de Paris tenait de la gageure ! (La boutique Les Salons du Palais Royal, ndlr). C’était plus le principe de sortir de ce magma qu’était la parfumerie. C’était peine perdue car tout ce marquisat de la consommation a vite fait, par le marketing, de récupérer une idée qui jusqu’à ce jour n’était que personnelle, mais déjà tout cela est du passé.

Le bois de cèdre est l’une de vos matières premières favorites, que l’on retrouve partout dans votre Riad de Marrakech. Qu’est-ce que ce bois évoque-t-il pour vous au point d’en glisser dans de nombreux opus?

L’image d’une perceuse peut-elle vous parler, quand elle transperce un nœud tellement serré, que pour le traverser, la vrille doit le forcer à un tel point, que cette douleur a une si belle odeur que Freud en a l’air con !

Ce parfum, est-ce une histoire d’amour?

Je ne saurais trop définir ce mot « amour ». Il est à tout faire… Comme « beauté » d’ailleurs. Dans les deux cas, ces deux sentiments, s’ils tiennent leurs promesses, doivent nous surprendre, nous étonner, nous bouleverser. Les définir ou, à travers eux, se définir, serait donc les trahir.