Les parfums inspirés de la littérature: tome 1

Si le monde des parfums a pu inspirer les écrivains, les romans influencent eux aussi les parfumeurs. Dans ce bel échange créatif, l’imaginaire joue le rôle principal. Pour ouvrir une série d’articles dédiés à ce sujet, nous avons interrogé le célèbre parfumeur Jean-Claude Ellena. Par Valérie Donchez

Comme un roman, un parfum raconte une histoire, pose un univers, sublime le réel en faisant entrer un ingrédient essentiel: l’imaginaire. Jusqu’au XVIIIe siècle le vocabulaire lié au sens de l’olfaction était très limité, l’odorat étant considéré comme un instinct archaïque. Puis au fil du temps, la parfumerie a reçu ses lettres de noblesse et le vocabulaire olfactif s’est enrichi lui aussi.

Un parfum réalisé par Jean-Claude Ellena se reconnaît entre mille. Pour quelle raison ? Une narration fluide, un propos qui fait mouche, tout en élégance – l’élégance de l’essentiel qu’il partage avec des auteurs comme Haruki Murakami. Lui qui se dit volontiers “écrivain d’odeurs” nous a accordé un entretien sur la façon dont la littérature a inspiré certaines de ses créations.

INTERVIEW

“L’odeur est un mot, le parfum littérature”. Ainsi introduisiez-vous le Journal d’un parfumeur en 2011. Qu’entendiez-vous par cela?

Jean-Claude Ellena : Ce n’est pas gratuit comme prise de parole, c’est ma façon de concevoir le parfum. Pour moi, le parfum se caractérise par un propos poétique et non par celui d’un concept. Le concept est de l’ordre de la raison, de la science. Bien avant d’être parfumeur, je me disais « écrivain d’odeurs ». Ce titre n’était pas gratuit, les odeurs étaient pour moi des mots et le parfum leur littérature. Quand je créais les parfums pour Hermès, je traitais mes créations, telle Terre d’Hermès, comme des romans, la série des jardins correspondait à des nouvelles et les Hermessence à des haïkus, établissant ainsi des correspondances entre des formes littéraires et des formes de parfums. Mes parfums racontent des histoires.

Giono vous a inspiré un parfum des plus beaux parmi les cuirs: Cuir d’Ange. Comment cela?

L’idée du parfum « Cuir d’Ange », sorti en 2014 dans la collection Hermessence, est en effet venue d’une phrase saisie dans « Jean le Bleu »* ou l’écrivain Jean Giono, décrivant son père cordonnier, écrit : « Je ne peux passer devant une échoppe de cordonnier sans croire que mon père est encore vivant, quelque part dans l’au-delà du monde, assis devant une table de fumée, avec son tablier bleu, son tranchet, ses ligneuls, ses alènes, en train de faire des souliers en cuir d’ange, pour quelque dieu à mille pieds.” « Des souliers en cuir d’ange pour quelque dieu à mille pieds » définissait Hermès, il me restait à exprimer cet oxymore en parfum. Je mis dix années pour réaliser cette fragrance. Le temps n’était pas une composante de la qualité du parfum, le temps était la durée nécessaire pour trouver l’expression juste de ce que je voulais traduire en parfum, un cuir souple, léger comme une plume d’une douce sensualité que j’avais pu avoir en main dans les réserves de la maison. J’ai demandé à Sylvie Giono, la fille de Jean Giono, de pouvoir utiliser le nom, ce qu’elle m’accorda avec plaisir. J’ai ainsi rendu un hommage à un auteur que j’admire. 

Quelles étaient vos inspirations pour le magnifique parfum masculin Terre d’Hermès?

Pour Terre d’Hermès, à la différence de « Cuir d’Ange » dont j’avais choisi le nom, le mot “Terre” m’avait été proposé avec, en plus, une petite phrase qui exprimait beaucoup : “Nous voulons un GRAND masculin”. Je traduisais « grand » par un grand succès. J’ai aimé le nom qui n’était cependant pas consensuel dans la maison. J’avais relu les Métamorphoses d’Ovide, une œuvre majeure dans l’histoire de l’art et de la littérature qui décrit la création du monde, de la terre, avec Gaïa comme déesse mère (sans l’aide des hommes). Je l’avais lu avec délectation. J’étais aussi attiré par le personnage de Galatée, cette femme à la peau blanche comme du lait. Mes premiers travaux étaient un accord boisé très lacté mais qui n’aboutirent pas pour le « Terre d’Hermès ». Je trouvais que le parfum, bien que séduisant, était trop élitiste. Il est sorti plus tard dans la collection Hermessence sous le nom de Santal Massoïa.

Est-ce que Paprika Brésil puisait aussi ses accords dans la littérature?

En effet, Paprika Brésil est né de la lecture de Tristes Tropiques** de Claude Lévi Strauss et du passage : « On risquait jadis sa vie dans les Indes ou aux Amériques pour rapporter des biens qui paraissent aujourd’hui dérisoires : Bois de braise (d’où Brésil), teinture rouge, ou poivre dont, au temps d’Henri IV, on avait à ce point la folie que la Cour en mettait dans des bonbonnières des grains à croquer ». Le bois de braise, la brûlure, le poivre, le piment… des mots que je voulais raconter : raconter l’émotion de brûlure que provoque le piment sur la langue et dont l’origine est le Brésil ; car cette épice a peu d’odeur, mais surtout du goût. Dans toutes démarches créatives, il y a au départ, une idée, un thème, parfois quelques mots, qui suffisent à construire de nouveaux récits, ici olfactifs. Ailleurs ce sont des romans, des peintures, des ballets, des opéras.

Comment aimeriez-vous clore cette conversation ?

Écrivain et parfumeur, mon signe de ponctuation préféré est le point. Fin d’un propos, d’une idée, début d’un nouveau propos, d’une nouvelle idée, vague après vague j’écris. Le parfum, c’est : Un point et tout est dit. Tout est présent dès que nous mettons notre nez sur le flacon. Puis, sur la peau, le parfum s’évapore, les éléments du parfum comme les mots disparaissent, s’envolent, s’effacent, s’annulent. Nul retour possible. La composition d’un parfum est une décomposition ou une composition sans respiration, un vent d’odeur continu qui faiblit dans la durée. Il faudra à nouveau ouvrir le bouchon, se parfumer pour être emporté dans le sillage des odeurs.

*Jean le Bleu, 1932, Éditions Grasset, coll. Les cahiers rouges, 2005
**Tristes tropiques, Claude Lévi-Straus, Editions de Poche, 2001