Marie-Agnès Gillot, l’envol…

Quinze jours après avoir fait ses adieux à l’Opéra de Paris, Marie Agnès Gillot dansait avec Luc Bruyère trois pièces intitulées Déambulation avec Olafur, une conversation silencieuse inspirée de l’exposition dédiée à Olafur Eliasson, Objets définis par l’activité (Objects defined by activity), présentée à la galerie Espace Muraille à Genève. Trois mouvements bouleversants de sens et de beauté. Rencontre à fleur d’âme. – Isabelle Cerboneschi. Photos : Julien Benhamou

Du passé de Marie-Agnès Gillot, on a (presque) tout lu: son entrée à l’école de l’Opéra de Paris à l’âge de 9 ans, malgré une scoliose qui l’oblige à porter un corset jusqu’à ses 17 ans. Sa nomination comme danseuse étoile à 29 ans, après une représentation de Signes de Carolyn Carlson. Sa capacité à fondre son corps dans tous les styles, toutes les chorégraphies. Ses adieux à l’Opéra, le 31 mars dernier, après avoir dansé Orphée et Eurydice de Pina Bausch. Un choix symbolique d’ailleurs, comme une invitation à ne pas se retourner, sous peine de perdre ce que l’on est venu chercher.

Or ce que je suis venue chercher, à la Galerie Espace Muraille, en ce lundi 16 avril, ce n’est pas le passé, mais le présent et le futur que l’étoile filante est en train de tisser au gré des appels de son corps et de son âme en mouvement. Un présent qui se bâtit de façon paradoxale sur son incapacité à l’immobilité. Son corps est né dansant, la scoliose n’étant qu’un détail par dessus lequel elle s’est empressée de faire un grand jeté. «Les limites sont toujours un point de départ, le début du travail. C’est dans les limites qu’on commence à trouver», dit Luc Bruyère à ses côtés. Il parle d’elle, il parle de lui aussi, danseur à qui il manque le bras gauche. «Je suis né sans ce bras, il ne m’a donc jamais manqué, car je ne l’ai pas perdu, rectifie-t-il. Mais en dansant avec Marie, pour la première fois de ma vie, je me suis rendu compte qu’il me manquait quelque chose. Et elle me l’a donné.»

Elle lui a tendu, offert, prêté un bras dans les trois pièces qu’elle a créées pour la Galerie Espace Muraille, à Genève, autour de l’exposition Objets définis par l’activité d’Olafur Eliasson. «J’ai une scoliose, il lui manque un bras, quel curieux assemblage!», dit-elle. A les regarder danser, pourtant, l’assemblage est parfait de son manque à lui, de son trop à elle. Leurs corps s’imbriquent, elle dans son dos, l’embrassant, le maintenant contre son corps, disparaissant pour mieux lui offrir ce membre qui remplit un vide, devant l’œuvre Black glass sun, d’Olafur Eliasson. Sublime éclipse.

“Quand je saute, je vole! Je décide de retomber. Mais si je ne l’ai pas décidé, je ne retombe pas.”

Leur beauté née de l’union est bouleversante. En les regardant si complets l’un de l’autre, je pense au mythe des androgynes de Platon. A l’origine, dissertait Aristophane dans Le Banquet, il y avait trois catégories d’êtres humains: les hommes, les femmes et les androgynes. Ces derniers étaient des êtres complets qui se présentaient sous la forme d’une sphère dotée de quatre mains, quatre jambes, deux visages. Par orgueil, ils s’en prirent aux Dieux qui se vengèrent. Zeus les scinda en deux, les condamnant à chercher leur vie durant leur moitié perdue. «J’aime me tenir contre elle, mettre ma main sur sa bosse, dit Luc Bruyère en enlaçant Marie-Agnès Gillot. Je me sens entier». Et s’ils s’étaient retrouvés?

Dans les sous-sols de la galerie, les corps se désimbriquent. Il y a désormais Marie-Agnès Gillot et Luc Bruyère. Ils saluent. La quarantaine de spectateurs privilégiés applaudissent. Mais parce que cela ne suffit pas pour exprimer leur bouleversement, un bravo retentit, puis deux, puis dix, puis d’autres. Toute la salle résonne de bravos à l’italienne, alors que l’on se trouve dans les sous-sol d’un immeuble patricien de la Vieille-Ville de Genève. On ne peut pas toujours tout retenir, tout cacher. Il faut bien que les cœurs exultent. Et dans les yeux, quelques larmes.

Ils auront permis cela, Marie-Agnès Gillot et Luc Bruyère: exprimer ce vacillement intérieur, cette nostalgie de la complétude.

INTERVIEW

L’exposition Objets définis par l’activité d’Olafur Eliasson est une manière de rendre celui qui regarde partie prenante de l’oeuvre. Vous l’avez pris au pied de la lettre, si je puis dire ?

Exactement ! Au pied de la pointe.

Qu’y a-t-il dans le travail de cet artiste qui vous touche ?

La luminosité de ses oeuvres. Il y a un toujours un côté ombre et lumière. Et cela me rappelle ma scène, car je ne suis éclairée que lorsque je suis sur scène. Et quand je passe dans les oeuvres d’Olafur, c’est comme si elles m’éclairaient.

De quoi êtes vous partie pour créer ces chorégraphies ?

Du titre: Objets définis par l’activité. J’ai créé une sculpture pour Lucet c’est comme une réponse à ce titre. Je l’ai sculptée avec mes pointes et je lui ai offerte. Elle devient son bras au moment où l’on se met à danser: c’est donc un objet défini par l’activité. J’avais créé une oeuvre qui s’appelait « Arme de pointe » pour le Palais de Tokyo, après une tuerie aux Etats-Unis. J’avais écrit en dessous: « Déposez vos armes ». Le soir de mes adieux à l’Opéra, Luc était là et j’ai changé cette arme en «arm» (bras en anglais, ndlr). Cette chorégraphie, c’est à la fois une conversation avec les oeuvres d’Olafur et l’addiction que j’ai pour Luc.

Une pointe, pourtant, c’est un peu un objet de torture.

Non, pour moi c’est un objet d’élévation.

Malgré la douleur ?

Je n’ai pas de douleur dans mes pointes. Je n’en ai plus.

Le choix de danser Orphée et Eurydice de Pina Bausch pour vos adieux à l’Opéra de Paris le 31 mars dernier est symbolique. Dans la mythologie, Orphée c’est celui qui ne peut se retourner sous perdre de perdre ce qu’il était venu chercher. Est-ce une manière de partir sans vous retourner ?

Oui. Ce que j’aimais, c’était d’être regardée par le public. C’est comme si j’étais Orphée et que le public était mon Eurydice et que c’était la dernière fois que nous allions nous voir: « Je vous regarde et après c’est terminé ». Il y a un double sens à l’histoire et à ce que j’interprète. Je me dédoublais et j’interprétais tous les rôles face au public. J’aimais cette idée de jouer sur les genres et d’être à la fois l’un et l’autre dans ma tête.

Ce n’était pas la dernière fois pourtant, puisque vous allez bientôt redanser à l’Opéra.

C’est pour cela que dans mon discours d’adieux, au lieu de dire « au revoir »,  j’ai dit: « A demain ! » J’ai été reprise pour danser le Season’s Canon de la chorégraphe Crystal Pite, sur une musique de Max Richter et de Vivaldi. La première aura lieu le 19 mai.

Dans les chorégraphies de Pina Bausch les montées de bras sont extraordinaires, comme si les limites imposées par les articulations n’existaient pas. Est-ce difficile à se faire rentrer dans le corps les danses de Pina Bausch ?

Je n’ai pas réfléchi à cela en ces termes. Il y a des codes très stricts dans les chorégraphies de Pina: on monte les bras par une ondulation dans le poignet. On doit la sentir dans l’air. C’est une façon de faire. Mais je n’ai pas perçu que j’étais désarticulée. En général, les danseuses classiques ne bougent pas vraiment leurs bras car elles les placent dans des positions codifiées. Mais comme j’étais déjà passée à travers les mains de grands maîtres, j’avais travaillé mon haut du corps bien plus que ce dont on a besoin dans le classique, avec Carlson, Mats Ek, etc. Pour moi c’était une leçon de plus d’art du buste. Ce n’était qu’une continuation de mon savoir.

Vous avez eu la chance de danser des créations de chorégraphes vivants: Pina Bausch, Carolyn Carlson, Anjelin Preljocaj, Maurice Béjart, William Forsythe,… Est-il plus difficile de se glisser dans les pas d’un chorégraphe mort, dont on ne connaît pas les intentions ?

Je suis en quête de perfection: j’ai envie d’avoir la vérité en moi et la reproduire. Or quand je fais un Lac des Cygnes ou une Raymonda, et qu’on me dit: « 1, 2, 3, 4,… Sur le 4 tu fais ça…», je ne sais jamais si c’est la bonne musicalité. Quand je danse du classique, je ne sais pas si je suis dans le vrai parce que je n’ai pas accès à Dieu ni aux apôtres. Et cela m’énerve.

Vous avez été nommée danseuse étoile après avoir dansé Signes de Carolyn Carlson. Vous aviez 29 ans. On ne peut pas refaire l’histoire, mais pourquoi si tard ?

Il ne m’appartient pas de répondre à cette question. Mais ce que je peux dire, c’est que j’ai souffert de cette lenteur quand j’étais jeune et que je l’apprécie en fin de carrière. Je suis contente d’avoir patienté et ne pas m’être aigrie. Un peu comme un bon vin, j’ai muri de mon côté et quand je suis arrivée sur le devant de la scène, j’étais prête à tout recevoir dans la figure. Quand on devient étoile, on reçoit beaucoup d’agressions. Si j’avais été nommée plus jeunes, j’étais tellement sensible que j’aurais peut-être détruit ou laissé détruire des facettes de moi, alors que je suis toujours entière, droite dans mes bottes. Avec une scoliose tout de même !

Etre dans la lumière c’est être en danger ?

Sur la scène non, mais dans la vie oui. La lumière de la vie ne reflète pas la lumière de la scène, malheureusement.

Vous évoquez votre scoliose. Qu’est-ce qui vous a fait vous accrocher à cet art, malgré ce corps qui aurait pu refuser de vous suivre ?

Je n’ai jamais pensé que ce serait autrement. Ma scoliose n’était pas un obstacle en soi. C’était juste une étape. J’ai fait face. Quand on a un handicap, ce qui est très important, c’est le regard de ses parents et de sa famille. S’ils n’en font pas une affaire d’état, l’enfant n’en fera pas non plus une affaire d’état.

Il y a chez vous une sorte de résistance à la douleur peu commune. Est-ce que ce mot, résistance fait partie de votre héritage ?

Oui. Je suis résistante de sang. C’est quelque chose qu’on m’a léguée.

Vous parlez de Résistance dans le sens historique du terme ?

Les deux. J’ai toujours eu une capacité à résister. Ce n’est pas une volonté. Je suis comme cela. Mais cela m’a été transmis. Tous les membres de ma famille étaient des Résistants et ce depuis la Première Guerre mondiale. Cela s’est transmis de génération en génération. Plusieurs ont été handicapés après la guerre. Mon arrière grand-père a été trépané, il a perdu un bras, mais le corps, même démonté, est toujours résistant.

La danse est un art mais aussi une discipline qui va à l’encontre de l’état naturel du corps et oblige à dépasser ses limites physiques. Est-ce dans cette contrainte que vous avez trouvé la liberté ?

Je n’ai pas de contrainte en danse. J’avais des prédispositions physiques qui me portaient à faire de la danse. J’avais les hanches tournées en dehors, les articulations et les muscles fins, les tendons longs, un sens du mouvement inné… C’était tellement facile pour moi que cela en devient risible. Tout le monde me dit: «Tu as dû beaucoup souffrir.» Eh bien non, pas du tout! C’est peut-être pour cela que je suis allée si loin: quand j’ai commencé, ce n’était pas difficile, je prenais ça pour un jeu. Je mettais ma jambe par dessus l’épaule, et hop! Même les grandes prouesses techniques, en danse, cela ne m’émeut absolument pas. Je les fais directement. Mon travail consiste à les reproduire, à retrouver la sensation et la perfection. C’est un instinct et un instant.

Et dans vos pointes ?

Dans mes pointes j’ai souffert, bien sûr : il faut que le pied se fasse. Mais aujourd’hui je ne souffre plus. C’est drôle: on parle toujours de souffrance en évoquant la danse or quand je monte à cheval, là j’ai très mal : aux fesses, aux adducteurs, partout. J’ai réalisé certaines choses dans ma vie qui font bien plus mal que la danse. Je veux bien croire que certains souffrent, mais ce n’est pas mon cas.

Vous peignez, vous écrivez, vous chorégraphiez, vous mettez votre corps au service de toutes formes de danses, vous êtes une artiste totale. Est-ce que toute votre vie, tout ce que vous pensez, vos rêves, doivent s’exprimer d’une manière ou d’une autre par une forme d’art ?

Oui, je n’arrive pas à garder les choses pour moi. Je suis toujours surprise par ce que je fais. A certains moments, je suis spectatrice de ma vie. J’ai beaucoup d’idées qui sont viables et qui arrivent comme une flèche. Elles me traversent, des sortes de fulgurances.

Lorsque vous dansez, vous ne laissez aucune trace, juste le souvenir d’un geste. Avez-vous choisi de peindre pour laisser une trace ?

Non car j’adore l’éphémère. Je ne garde pas mes peintures, je les donne. Je ne les prends pas en photo, je ne les conserve ni en mémoire, ni en archives. Je sais, ce n’est pas bien. D’ailleurs ma mère me dispute. (Rires).

Est-ce que danser c’est parler en silence ?

Ce n’est pas parler. J’ai choisi la danse pour ne pas parler. Je voulais être muette. Quand on parle, on n’atteint les autres que dans une seule langue. Moi je veux m’adresser à tout le monde et le langage du corps est ce qu’il y a de plus universel.

Quand vous dansez, votre corps se transforme, tout comme l’air autour de vous. Est-ce une manière de sculpter le vide de manière invisible et instantanée ?

Sculpter l’air, ce sont des techniques que j’ai apprises, mais je ne me suis pas arrêtée là: je les ai oubliées. Quand je danse, je vous fais rentrer dans la danse avec moi: même si vous ne me touchez pas, vous entrez forcément dans la danse avec moi. C’est plutôt un acte de générosité: je le fais pour donner. Je ne danse pas pour moi, en général. Pour mieux danser.

Etes-vous capable d’immobilité ?

C’est la chose la plus difficile pour moi, l’immobilité. C’est le plus grand exercice de style: vivre sans mouvement prédictible. D’ailleurs l’immobilité pour un être, cela n’existe pas puisque l’on respire. Quand je suis dans l’immobilité, comme dans la Pieta que je joue dans Orphée et Eurydice par exemple, je cache ma respiration. Je reste une demi-heure sans bouger et c’est hyper dur.

En dansant, on chercher à s’élever – sur les pointes, par un porter, par un saut – mais les lois de la gravitation vous condamnent toujours à redescendre sur le sol. Est-ce que danser est un combat entre Ciel et Terre ?

Je ne me sens pas retomber sur terre: quand je saute, je vole ! Je décide de retomber. Mais si je ne l’ai pas décidé, je ne retombe pas. C’est une sensation que je connais: je sais ce que c’est de voler. Si je prends un appel de folie, je vais voler deux ou trois secondes. Et ça, j’adore !

Je ne pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser, écrivait Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Et vous ?

Moi aussi.

Vous avez animé des ateliers de chorégraphie avec les prisonniers de la Maison Centrale d’Arles. Est-ce que la danse rend libre même ceux qui sont physiquement enfermés ?

Bien sûr ! C’est la plus grande évasion : l’esprit va plus loin que le corps. On peut s’évader par le mouvement aussi, car c’est comme un ricochet, il va par-delà les murs. Heureusement d’ailleurs, car je sinon je n’aurais pas supporté. Je ne suis pas habituée à l’enfermement. J’y étais habituée quand j’étais petite dans mon corset, mais j’avais oublié cette sensation d’enfermement.

Cela vous l’a rappelé ?

Oui. Et c’était douloureux.

La danseuse et chorégraphe Carolyn Carlson, qui fut elle aussi une étoile de l’opéra de Paris, dansait encore à l’âge de 70 ans le ballet Dialogue avec Rothko. Pensez-vous danser jusqu’à ce que votre corps refuse ?

Il ne refusera jamais mon corps ! (Rires). D’ailleurs, je vais justement danser le Dialogue avec Rothko avec Carolyn Carlson. C’est le dernier solo qu’elle a réalisé pour elle-même. Jusqu’à présent, elle n’a jamais donné un solo à quelqu’un d’autre. Il dure une heure quinze. J’ai déjà fait la deuxième partie qui dure 45 minutes à la Menil Collection à Houston. Il me reste encore une demi-heure à apprendre. Je vais le danser seule, mais nous allons aussi le danser ensemble, à la Biennale de Venise en 2019. J’adore répéter avec elle, cette sensation d’être derrière elle, danser avec elle. J’en ai assez d’être seule, en fait. Je recherche la dualité. Je l’ai trouvée avec Luc aussi. Je n’ai plus envie d’être seule: cela ne me convient pas. J’ai fait une carrière en solo, c’est bien. Maintenant je fais une carrière à plusieurs.

J’ai recherché un anagramme de « scoliose » et il n’y en a pas. En revanche j’ai découvert qu’il contenait le mot « colosse », soit « un être de grande taille qui donne une impression de force extraordinaire ». Et j’ai trouvé que cela vous allait bien…

Moi aussi je trouve que ça me va bien! (Rires). D’ailleurs l’anagramme de Marie-Agnès, c’est « Aimer Anges »…

Exposition: OLAFUR ELIASSON, Objets définis par l’activité (Objects defined by activity), Espace Muraille,  Place des Casemates 5, 1204 Genève, jusqu’au 28 April 2018