La manufacture Zenith ouvre ses portes au public
Pour visiter une manufacture horlogère, il faut généralement montrer patte blanche, et souvent, cela ne suffit pas. En collaboration avec le canton de Neuchâtel, Zenith ouvre ses portes tous les vendredi matin au public. L’occasion de découvrir les arcanes du célèbre mouvement El Primero, et surtout de se rendre compte qu’une manufacture ne reste pas en activité 150 ans par hasard: c’est avant tout une histoire d’hommes. Et Zenith a quelques secrets à révéler. – Isabelle Cerboneschi, Le Locle.
L’histoire est à tiroirs, comme toutes les bonnes histoires, le début est un brin clochemerlesque, et la fin n’est pas une fin mais un commencement. Tout cela est confus? Reprenons au début.
Dans les années 1990, Yann Engel, le directeur du tourisme neuchâtelois, a été engagé pour vendre le canton à l’étranger. «La Suisse est belle partout, dit-il, mais quand on n’a pas le Cervin jet d’eau ni la KapellBrücke, la région est difficile à vendre.» Certes. Comment promouvoir un canton suisse sur le marché international, sans drainer sur ses routes en lacets un tourisme de masse qui se déplace en bus et qui ne passe même pas une nuit sur place?
En mettant en avant, outre la beauté des lieux, ce que l’on sait y faire de mieux: des montres en l’occurrence. « Beaucoup de tour operators semblaient oublier que les montres ne naissent pas spontanément», souligne le directeur du tourisme. Il a donc eu l’idée de faire visiter des manufactures. Sauf que celles-ci ont préféré dire non, un non justifié par des arguments imparables: des problèmes de sécurité, d’hygiène, de secret professionnel, et tout simplement d’inadéquation. « Nous fabriquons des montres, nous ne faisons pas du tourisme », lui-a-t-il été justement répondu. Dont acte.
Le 27 juin 2009, l’Unesco a inscrit Le Locle et La Chaux-de-Fonds au Patrimoine mondial de l’humanité. Les Musées jurassiens ont été mis en réseau autour d’un programme intitulé «La route de l’horlogerie» qui permet de découvrir le Jura de manière didactique. Des ateliers d’émaillages ont été mis sur pied dans le cadre d’un programme de découverte nommé « Au cœur du temps », mais «c’est comme si vous proposez à un amateur de vins de visiter la Bourgogne sans lui donner accès aux caves», souligne Yann Engel. Cela ne suffisait pas.
En 2014: premiers contacts avec Jean-Claude Biver, le Président de la Division Montres du Groupe LVMH, qui, en maître stratège, a dit oui. Oui pour ouvrir la manufacture Zénith au public. Mais que lui montrer? C’est là qu’entre en scène le scénographe Michel Etter. Avec ses équipes, il a identifié 59 points d’intérêt au sein de la manufacture, qui ont chacun été mis en scène et intégrés à un parcours où l’on comprend l’histoire de l’entreprise, la façon dont les montres sont fabriquées, tout en étant en contact direct avec les horlogers. Six ateliers de production sont présentés au cours de la visite. « C’est la première fois que l’on scénographie de manière professionnelle une entreprise», dit-il.
Les visites durent 2h30 et peuvent accueillir dix personnes. Elles ont lieu tous les vendredis matin à 9h30 et s’effectuent avec un guide. Et à la fin de la visite, ceux qui le souhaitent peuvent acheter une montre sur le lieu même où celle-ci a été conçue. «Au prix public suisse, souligne Julien Tornare, le CEO de Zenith. Nos prix sont bien positionnés. Si nous avons bien fait notre travail, les gens auront été immergés dans notre univers, ils auront ressenti de l’émotion pendant la visite.Nous ne voulons pas faire de la vente pushy, mais l’idée d’acheter sa montre Zenith chez Zenith fait aussi partie de l’expérience.»
Le coût global de l’opération? « 800’000 francs, dit Yann Engel. 350’000 francs proviennent de la Nouvelle politique régionale (soit la moitié venant de la Confédération et l’autre moitié du canton), 250’000 francs ont été attribués par la Loterie Romande, et le solde provient de nos comptes de fonctionnement. Quant à Zenith, elle met la manufacture à disposition.» La scénographie reste bien entendu à la disposition de la manufacture pour ses propres visites privées.
«C’est une opération win-win, confie Yann Engel, en devançant la prochaine question. Nous avons tout intérêt à ce que Zénith utilise l’infrastructure mise en place pour sa clientèle et s’approprie le projet, car cela signifie que la maison l’intègre dans sa communication. Or quand vous pensez aux moyens du groupe LVMH par rapport à nos propres moyens de communication, vous comprenez la valeur des retombées médiatiques! Nous cherchons à toucher bien sûr le marché suisse des passionnés de montres, mais surtout l’Asie, les Etats-Unis, et tous les pays où il y a des connaisseurs et des amateurs d’horlogerie. C’est un tourisme expérientiel, à l’antithèse du tourisme de masse qui ne nous intéresse pas», conclut Yann Engel.
«Je souhaitais remettre le client au centre de la marque, or cette opération est tombée au moment parfait: elle s’inscrit dans la stratégie que nous voulions mettre en place, confie Julien Tornare. Les horlogers suisses travaillent avec passion, font de très belles choses, mais ils oublient parfois de se demander si ce qu’ils font – une montre, un écrin, un display, une campagne, – correspond à ce que leur client désire. Avant de prendre une décision, nous nous posons désormais la question. Il m’a semblé important d’ouvrir nos portes à notre clientèle. Et le faire via l’office du tourisme de Neuchâtel, c’est une belle opportunité d’accueillir les gens avec simplicité, les faire entrer dans l’univers de la marque, et leur permettre d’avoir accès aux horlogers.»
Le public peut découvrir et acquérir dans cette même boutique les fameuses Icons, des montres rares restaurées avec des pièces d’origine conservées par la manufacture et certifiées. «Ce programme Icons est unique», souligne Romain Mazzilli, brand experience manager. En effet, lors de la visite, on découvre l’atelier de restauration où sont réparées les montres en provenance de tous les marchés (environ 50’000 par an) et aussi des pièces vintage. Dans les tiroirs, une infinité de vis, d’aiguilles, autant d’éléments dûment datés et répertoriés qui seront utilisés pour donner un véritable coup de jeune aux garde-temps. «Aucune autre marque n’a eu la chance de rester aussi longtemps dans les mêmes murs, de garder son trésor, de traverser les périodes difficiles sans jeter ses outils de fabrication. Cela permet aux horlogers de remettre des montres qui ont plus de 50 ans dans leur état d’origine, avec les éléments d’origine», poursuit Romain Mazzilli.
Six ateliers de production sont présentés de manière chronologique au cours de la visite avec un passage obligé par la Watch Clinic où sont donnés des cours aux visiteurs qui peuvent aussi passer aux exercices pratiques devant un établi, se mettre dans la peau d’un horloger et démonter l’embrayage d’un mouvement El Primero, par exemple, sous la supervision de Romain Mazzilli. On se rend compte ici que si Dieu avait voulu que l’on devienne horloger ou horlogère, il nous aurait dotés de mains intelligentes. Un magnifique exercice d’humilité dont on ressort empli d’admiration pour les hommes et les femmes de l’art.
Au fil de la visite on comprend qu’il ne va pas de soi, pour une manufacture horlogère, de rester debout et active, pendant plus de 150 ans. L’histoire telle qu’elle est racontée au fil du parcours est tronquée: on ne résume pas 153 ans d’histoire en 2h30. Pour en savoir plus, il faut s’en remettre à la littérature. Deux personnages sont mis en lumière lors de la visite. Le premier, c’est bien sûr le fondateur, Georges Favre-Jacot. Il a créé son entreprise qui s’appelait alors Georges Favre-Jacot & Cie, en 1865, à l’âge de 22 ans. A la fin du XIXe siècle, il a décidé de rassembler sous un même toit tous les métiers de l’horlogerie, renonçant à l’établissage en vigueur pour passer au stade industriel. La manufacture prend le nom de Zenith en 1911. « Je veux construire la montre la plus précise et la plus parfaite du monde», disait le fondateur, et c’est ce qu’il a fait.
Le second homme providentiel de Zenith s’appelle Charles Vermot. Cent ans après la création de la marque, il l’a sauvée d’une disparition certaine. En 1971, la société appartient au groupe américain Zenith qui veut abandonner les mouvements mécaniques pour le quartz et lui intime de détruire toutes les machines. Charles Vermot a essayé de leur faire comprendre que la roue pouvait tourner mais rien n’y fit. Il a décidé de désobéir. Avec son frère, patiemment, il rassemble tous les outils nécessaires à la fabrication du fameux mouvement El Primero qui bat à 36’000 alternances, les cache dans un grenier, et condamne les portes. « Ce qu’il a fait, c’est extraordinaire, dit Julien Tornare. Il fallait du courage! Il a sauvé la marque!»
Pour accéder au grenier secret, on grimpe quelques marches de pierres, et encore quelques unes, et derrière une porte, un grenier, et au fond du grenier, une autre porte. Cachés derrière, des outils qui rappellent l’acte de désobéissance de Charles Vermot.
Nous sommes au début des années 1970, la manufacture a été rachetée par une compagnie américaine qui n’a que faire des mouvements mécaniques à l’heure du quartz et de ces montres qui sont plus précises et coûtent moins cher. Mais pour Charles Vermot, c’est un crève-cœur: chaque machine a étamper coûte 40’000 francs de l’époque. Il en faut 150 pour fabriquer un mouvement El Primero. Et si un jour la mécanique revenait au goût du jour? C’est ce qu’il leur a écrit, Monsieur Vermot, aux dirigeants américains: «Sans être contre le progrès, je constate que le monde est ainsi fait, dans ce sens qu’il y a toujours des retours en arrière. Vous avez tort de croire à l’arrêt total du chrono mécanique automatique. Aussi je suis persuadé qu’un jour votre entreprise pourra bénéficier des lubies et modes que le monde a toujours connues.»
Mais rien n’y fit. On lui reproche de faire du sentiment. Pour éviter de sacrifier ces machines, Charles Vermot, aidé de son frère, les a cachées. Patiemment, il a monté au grenier tous les outillages, toutes les cames, tous les outils de coupe, toutes les étampes, tous les plans d’opération nécessaires pour créer le mouvement El Primero, le fleuron de la manufacture Zenith, puis il a fait murer les portes du galetas. El Primero, c’était le mouvement qui a équipé les montres Ebel et les montres Daytona de Rolex pendant plus de vingt ans, de 1984 à 2002, (le mouvement avait été transformé pour Rolex qui ne souhaitait pas de haute fréquence, il s’agissait d’un mouvement 4 hertz.)
Le grenier, resté dans son jus, fait partie des 59 points d’intérêt identifiés pas le scénographe. A l’intérieur trône une vieille télévision qui grésille. On y découvre Charles Vermot, interviewé par une journaliste de la TSR. Il lui raconte cette épopée. Pendant dix ans, tous ces outillages sauvés du désastre, ont sommeillé sur les rayons. Jusqu’à ce jour de 1984 où un ingénieur, au courant du sauvetage «est venu vers moi me demander si on pouvait ensemble ressortir tous les outillages et avoir la possibilité de remettre en route alors j’ai dit: « avec plaisir ». J’étais sans voix…» Et la voix de l’homme se voile d’émotion dans le poste avant que son visage disparaisse. Monsieur Vermot n’est plus, mais si l’an prochain, en 2019, le mouvement El Primero fête ses 50 ans d’existence, ce sera grâce à lui…