En visitant Les Rhumbs, la maison d’enfance de Christian Dior
Le couturier a grandi dans cet immeuble normand battu par les vents et entouré d’un jardin savamment architecturé. C’est à Granville qu’il faut venir chercher les racines de son style. Isabelle Cerboneschi
Il est des lieux qui ont le pouvoir de façonner un être. Les Rhumbs par exemple. Si Christian Dior est devenu le couturier qu’il fut, c’est aussi grâce à cette maison de Granville. Grâce à ses murs roses, à ces falaises grises couvertes de lierre argenté et de végétation sans couleur, à ce jardin qui l’entourait juste en bordure de Manche. C’est en partie à cause du vent, qui s’acharne à détruire ce que l’on essaie de construire, une roseraie par exemple, dans un environnement si peu favorable. Lorsque les choses résistent, on a tendance à vouloir les faire plier. Et c’est ce que fit Madeleine, la mère de Christian Dior: envers et contre tout, elle aurait son jardin et elle ferait pousser des roses, et celles-ci embaumeraient, et tout irait pour le mieux.
Comme toutes les bâtisses anglo-normandes de la fin du siècle dernier, la maison de mon enfance était affreuse. J’en garde cependant le souvenir le plus tendre et le plus émerveillé.
Les Rhumbs possède un parfum de mystère qui s’entretient dès le labyrinthe de noisetiers et de buis à l’entrée du jardin, dans la petite rocaille où les enfants Dior se déshabillaient pour descendre se baigner dans la mer. Elle possède un goût de solitude aussi, retranchée, bien à l’abri, derrière son jardin.
Cette maison bourgeoise, construite par un armateur, un certain Monsieur Beust à la fin du XIXe siècle fut acquise par Maurice Dior en 1905, l’année de naissance de son fils Christian. Une bâtisse sans charme particulier. «Comme toutes les bâtisses anglo-normandes de la fin du siècle dernier, la maison de mon enfance était affreuse. J’en garde cependant le souvenir le plus tendre et le plus émerveillé. Que dis-je? Ma vie, mon style doivent presque tout à sa situation et à son architecture.», écrit le couturier dans son autobiographie Christian Dior & moi.
Maurice Dior possédait des usines d’engrais et de produits chimiques. Elles avaient été fondées en 1832 par ses aïeux, qui avaient eu le nez, si l’on peut dire, d’investir dans le guano du Chili. L’usine Dior, c’était la lessive Saint Marc, l’eau de javel, et les déjections d’oiseaux, aux antipodes de l’univers d’élégance et de parfums que bâtira Christian Dior.
Les Rhumbs doit son nom à ce terme de marine qui désigne les 32 facettes de la rose des vents, un symbole qui accompagnera la vie du couturier. Tout comme les roses, d’ailleurs, sa mère, Madeleine, n’ayant de cesse d’en planter sur un sol rétif.
En été, Granville est une station balnéaire qui attire les touristes et des Parisiens en villégiature. Lorsque l’on se tient à bord de falaise, on aperçoit la promenade du Plat-Gousset en contrebas. On l’avait nommée ainsi car lorsque les hommes sortaient du casino, ils repartaient avec un gousset plat. La côte s’est développée en même temps que Christian Dior grandissait.
Ayant hérité de ma mère la passion des fleurs, je me plaisais surtout dans la compagnie des plantes et des jardiniers
Pendant les trois mois d’été, le jeune garçon participait aux bals costumés pour enfants, inventait des costumes, et vivait au rythme des arrivants parisiens. «Pendant les neuf autres mois, isolés dans notre propriété comme dans une île […] nous ne voyions quasiment personne. Cet isolement convenait à mes goûts. Ayant hérité de ma mère la passion des fleurs, je me plaisais surtout dans la compagnie des plantes et des jardiniers», écrit encore Christian Dior.
Il n’est pas rare de vivre les quatre saisons d’un seul coup à Granville: soleil, nuages, pluie, grêle, et re-soleil, parce que l’on est en mai. Avant l’arrivée de Madeleine Dior, le maître jardinier, ici, c’était le vent. Afin de protéger ses plantations et de réussir à faire pousser des plantes qu’il eut été impensable de faire éclore ici – des roses, des géraniums, du jasmin, Madame Dior avait dressé divers remparts de végétation qui protégeaient ses trésors contre les éléments.
Ce jardin aide à comprendre les savantes constructions des robes de Christian Dior, avec leurs multiples strates que l’on peut découvrir dans l’exposition Les trésors de la Collection, 30 ans d’acquisitions, qui se tient dans la villa Les Rhumbs jusqu’au 6 janvier 2019. On ne peut les attribuer au seul fait qu’il rêvait de devenir architecte et que cette ambition fut contrariée. L’idée de la construction, dans les jardins de Granville, est fondamentale. Il faut l’avoir en tête si l’on veut comprendre comment Dior a construit son style et ses architectures de tissu.
Pendant la crise de 1929, Maurice Dior connaît, comme beaucoup, des revers de fortune et se voit obligé de vendre les Rhumbs en 1932. La Ville de Granville l’acquiert en 1938. Elle avait prévu de raser la maison et d’en faire un jardin public, mais la guerre lui a ôté les moyens de le faire. Voilà comment la villa fut sauvée et est devenue le Musée Dior.
La maison de mon enfance était crépie d’un rose très doux, mélangé avec du gravier gris, et ces deux couleurs sont demeurées en couture mes teintes de prédilection
«La maison de mon enfance était crépie d’un rose très doux, mélangé avec du gravier gris, et ces deux couleurs sont demeurées en couture mes teintes de prédilection», écrivait Christian Dior. La teinte rose du crépi est nettement plus soutenue aujourd’hui, mais il reste le gris du gravier et des falaises. Mais est-ce du gris Dior? Difficile à dire: en effet le gris Dior varie en fonction des matières utilisées. On ne peut obtenir le même rendu sur un papier, une soie, ou une peinture. Christian Dior aimait le gris car les erreurs s’y voyaient immédiatement: c’est un fond suffisamment neutre et chic pour révéler soit la beauté, soit les aspects perfectibles d’une création.
On comprend tout cela en visitant la villa Les Rhumbs. Même si le jardin n’a plus grand chose à voir avec celui de Madeleine Dior. En effet, quand on regarde les photos d’époque, on découvre une verdure beaucoup plus dense, sauvage et à la fois construite, avec des massifs au charme proustien qui semblent avoir été laissés à l’abandon. On y trouvait des seringas et des glycines, des roses et du chèvrefeuille…
La villa est campée là, sur cette falaise rebattue par les vents. Lorsque l’on approche du petit sentier qui descend vers La Manche, on respire une odeur particulière, très fraîche, aromatique. Peut-être était-ce l’odeur que Christian Dior respirait lorsqu’il descendait en courant pour aller se baigner dans la mer…