« Ce qui fait vivre un parfum, c’est la peau »
Olivier Polge, le parfumeur de la maison Chanel s’est penché sur Gabrielle, l’opus sorti en 2017, pour en extraire l’Essence. Une fragrance beaucoup plus capiteuse, plus sensuelle que la première. Comment, avec les mêmes ingrédients, écrit-on une autre histoires ? Isabelle Cerboneschi, Paris. Photographies: Buonomo & Cometti
« Ce n’est pas la réflexion de l’artiste qui importe, mais celle de l’autre. Le peintre n’a qu’une vision des choses. Le tableau prend forme avec le spectateur. »
Markus Lüpertz
Olivier Polge aurait voulu être un artiste, un pianiste en l’occurrence. Mais la vie, qui a de l’humour, l’a conduit devant un orgue ; un orgue à parfums. L’œuvre qu’il compose est certes immatérielle, mais possède le pouvoir de faire naître des images dans l’esprit des rêveurs, de ranimer des souvenirs assoupis, de séduire aussi.
Olivier Polge est le quatrième parfumeur de la maison Chanel. Le premier fut Ernest Beaux, créateur du mythique No5. Henri Robert, père du No19 et de Cristalle, lui a succédé en 1952. En 1978, ce dernier a cédé sa place à Jacques Polge. La maison lui doit notamment le sombre Coco et le bel Egoïste. Olivier Polge est son fils. Il est arrivé chez Chanel en 2013, après avoir passé quinze ans chez IFF où il a écrit ou co-écrit de nombreux « blockbusters » de la parfumerie. Disons que le parfum est son digne héritage.
En 2016 il s’est attaqué à une variation du mythique No5 en osant le N° 5 L’Eau. Une fragrance extrêmement légère mais étonnamment fidèle à l’original, comme s’il l’avait lavé à grandes eaux et qu’il n’en était resté que l’esprit. On lui doit aussi de magnifiques Exclusifs : Misia, Boy, 1957,… En 2017 Gabrielle est lancée, et deux ans plus tard, il signe Gabrielle L’Essence. Une version plus opulente, plus adulte de la première.
Dans son bureau, à Neuilly, Olivier Polge est assis devant quelques touches à parfums et un flacon de Gabrielle, l’Essence, qu’il vaporise sur la mouillette, puis sur ma peau. On dirait deux fragrances différentes. L’occasion rêvée d’entamer une conversation autour de cette belle énigme qu’est une œuvre parfumée.
Olivier Polge : Ce n’est absolument pas étonnant que le parfum soit différent sur votre peau et sur la mouillette. C’est là tout l’intérêt de l’une et la faiblesse de l’autre. La chaleur, les particularités d’une peau, font ressortir les parties plus intéressantes d’un parfum, et je trouve cela passionnant.
INTERVIEW
Quand vous créez une nouvelle fragrance, est-ce que vous la testez sur vous ?
Oui. On commence à poser les grandes lignes sur le papier, on continue en testant sur sa propre peau et on finit sur la peau des autres.
Finalement, la vraie finition d’un parfum s’accomplit sur la peau. N’est-ce pas elle qui termine l’œuvre ?
C’est exactement cela. Un parfum dans une bouteille n’existe quasiment pas. Ce qui le fait vivre, c’est ce rapport avec la peau, ce lien physiologique. La personne qui le porte ajoute l’ultime touche. C’est là toute la subjectivité du parfum.
Quand vous créez, vous ne pouvez évidemment pas prendre en compte les particularismes de chaque épiderme. Est-ce compliqué d’envisager un parfum qui sera toujours différent ?
Il sera toujours différent, mais jusqu’à un certain point. L’identité générale sera respectée. Quand on crée, on a l’idée d’une certaine esthétique, d’un sentiment Mais une création finit toujours par nous échapper. C’est aussi la beauté de la chose. Chez Chanel nous avons le goût des parfums avec une certaine complexité. Mon père disait que « chaque parfum doit garder une part de mystère, car s’il était entièrement compris, il perdrait de sa magie. »
Lorsque vous avez lancé Gabrielle, il m’a semblé qu’il parlait d’une Gabrielle jeune, avant sa rencontre avec Étienne Balsan. L’Essence, elle, semble l’évoquer adulte, à l’époque des ses amours avec le duc de Westminster. Est-ce que cela correspond à votre intention ?
Pour être totalement franc, ce n’était pas aussi précis que cela, mais votre image est très juste. Dans l’Essence, il y a quelque chose de plus affirmé, qui pourrait représenter une femme plus assise dans sa personnalité. Le parfum est un langage d’une subjectivité presque totale.
Vous avez utilisé quatre fleurs blanches dans l’Essence, dont la tubéreuse de Grasse. Elle est blanche d’apparence mais son odeur est sombre. Est-ce la facette qui révèlerait une Gabrielle Chanel amoureuse ?
Quand on réécrit une histoire, avec une autre perspective, en y ajoutant une nouvelle lumière, on ne peut pas aller à l’inverse de son premier récit. On ne peut pas faire une Essence qui ne résonnerait pas avec Gabrielle. Le second est construit avec les mêmes fleurs que le premier : un bouquet floral composé de néroli, de jasmin, d’ylang-ylang et de tubéreuse. Cette dernière est la fleur que j’ai mise en valeur dans l’Essence, avec son côté très charnel, très subversif. Mais j’ai aussi revu l’agencement de tout ce qui existe autour de ce bouquet. J’ai notamment accentué les notes plus chaudes, le bois de santal, qui entre en résonance avec le côté plus crémeux de la tubéreuse, et des notes vanillées qui réchauffent.
La première fois que vous nous sommes rencontrés, à Grasse, je vous avais demandé: « Si vous deviez créer une fragrance qui incarnerait Gabrielle Chanel, de quelles notes serait-il composé? » et vous m’aviez répondu: « S’il est un parfum qui est Gabrielle Chanel, c’est le N° 5. » Avez-vous créé Gabrielle parce que vous aviez encore des choses à raconter d’elle ?
A travers tous les parfums qu’elle a choisis, dans leur diversité, les fleurs jouent un rôle essentiel. Et s’il y avait un fil rouge qui reviendrait comme un refrain, ce sont ces fleurs blanches. Cela devait représenter quelque chose de son goût et de sa personnalité. Le jeu de la création chez Chanel, c’est de ne pas s’engager dans une démarche nostalgique, mais d’imaginer comment, avec ces éléments là, on crée un parfum de notre temps.
Vous avez utilisé la tubéreuse de Grasse. Qu’a-t-elle de particulier ?
Il y a quelques années, le dernier producteur de tubéreuses voulait prendre sa retraite et nous a proposé ses bulbes. Nous les lui avons rachetés et nous les avons replantés dans les champs de la famille Mul, qui travaille déjà la rose de mai et le jasmin que nous utilisons pour le No5. Nous avons appris à cultiver cette fleur, à dédoubler la plantation pour arriver à une production suffisante. On trouve la tubéreuse surtout en Inde. Or le terroir, le climat plus tempéré de Grasse, ont eu une influence sur ses propriétés. Par ailleurs, l’usine étant collée au champs, la tubéreuse est immédiatement traitée à froid. On obtient ainsi une qualité très différente et qui développe d’autres facettes.
La Gabrielle dont vous avez écrit l’Essence est plus sensuelle, plus mystérieuse que le premier opus. N’avez vous pas envie de la décrire dans une autre vérité, plus rebelle, plus ambivalente, travailler sa part sombre ? Est-ce que cela pourrait donne lieu à un troisième épisode ?
Je n’ai pas le chapitre suivant en tête, mais chez Chanel, on finit toujours par créer un extrait. Ce sera le travail d’un jour, mais sans altérer la construction florale initiale. Peut-être que la part la plus sombre de Chanel n’est pas dans Gabrielle. On la retrouve plus dans Cuir de Russie, dans Coromandel, dans Coco.
Si vous pouviez vous adresser à Gabrielle Chanel ou à son esprit quelle serait la première question que vous lui poseriez ?
Je crois que je l’écouterais. D’ailleurs, est-ce qu’elle me laisserait le temps de lui poser une question ?