Peter Philips, la peau comme un tableau
Pour décembre, le directeur de la création et de l’image du maquillage de Dior nous a fait un cadeau spectaculaire : un maquillage de fêtes « spécial ALL-I-C ». Discussion autour d’Irving Penn, des teintes primaires, de l’influence des drag queens sur le make-up et de l’importance du gris dans sa vie. Isabelle Cerboneschi, Paris. Photographies: Buonomo & Cometti.
Peter Philips aurait pu choisir d’agencer ses couleurs sur une toile. Cela viendra, dit-il, plus tard. Entretemps c’est la peau qui lui sert de page blanche pour exprimer une beauté qu’il envisage.
Peter Philips est le directeur de la création et de l’image du maquillage de Dior. Ce diplômé de l’Académie des beaux-arts d’Anvers approche la couleur de façon décomplexée. Elle est un langage qu’il manie comme d’autres écriraient de courts poèmes en prose. Avant Dior, il y eut Chanel. Peter Philips y a passé sept ans, dont les dernières années à la tête de la création du maquillage. Impossible de passer cette période sous silence puisqu’il a «révolutionné» la palette de maquillage des femmes en y introduisant des teintes qui appartiennent au monde de la décoration d’intérieur. Comme le taupe par exemple, qui a un temps envahi les murs de tous les boutiques hôtel tout comme les ongles des femmes.
Quand il a quitté la maison de la rue Cambon, Peter Philips a pris un congé «semi-sabbatique». Il avait 45 ans et besoin de prendre un peu de recul. C’est Raf Simons qui l’a l’a convaincu de venir chez Dior. Comment refuser l’appel d’une marque dont le code couleur est le gris ? Depuis 2016, il conçoit les maquillage de défilés pour Maria Grazia Chiuri, qui a remplacé le créateur belge à la direction artistique des collections femme de Christian Dior.
Quand Peter Phillips crée, il utilise sa vision créative à l’intérieur de l’univers Dior, mais il est avant tout au service de la beauté. Il maquille comme on peint. Première étape : la base qui permet de sculpter et corriger le visage. « Je ne pense pas en couleur, dit-il mais en nuances de gris, en ombre et lumière, comme dans un film en noir et blanc. » Ensuite il ajoute les couleurs, les matières et les styles. « Le rôle du maquillage, c’est de mettre en valeur la pureté, la nudité, la lumière, l’ombre. L’avantage, c’est qu’il est éphémère. » Mais cet éphémère-là peut laisser une impression durable…
INTERVIEW
Vous avez créé un maquillage spectaculaire spécialement pour ALL-I-C. Qu’est-ce qui vous a inspiré : le nom du magazine, l’approche des fêtes ?
Une combinaison des deux. Le nom du magazine étant un jeu de mot – « All I See » (tout ce que je vois, ndlr) – j’ai fait un focus sur les yeux. J’ai utilisé la collection de maquillage de Noël « Happy 2020 ». Elle comprend deux palettes très fortes, l’une dans les tons de bronze et l’autre multicolore, plus festive, comme un feu d’artifice. Cela m’a permis de faire parler le regard. J’ai ajouté des petits dômes de verre tout autour de l’œil, comme une explosion de couleur un peu naïve. Pour le garçon, j’ai utilisé le même principe, mais un peu plus cool. Et la main, c’est la mienne : « Peace » pour la nouvelle année.
On dirait un tableau fauviste.
Oui, sans doute parce que j’ai utilisé des couleurs primaires. La manière dont elles sont appliquées aussi peuvent l’évoquer, comme des taches déposées avec quelques coups de pinceau. La peau était comme une toile. Ce n’est pas un maquillage symétrique car le placement des teintes est plutôt sauvage.
Votre père peignait. Pensez-vous que cela a eu une incidence sur le choix de votre métier ?
Je l’ai vu travailler enfant et ma mère m’a toujours laissé dessiner, mais je ne sais pas si cela a eu un impact. J’ai pas mal de peintures de mon père à la maison, je les vois tous les jours, et en vieillissant j’ai envie de peindre aussi. Lorsque je serai à la retraite je vais reprendre des cours du soir aux Beaux-Arts. Si demain je devais arrêter, je m’ennuierai pas (rires). Mais je m’amuse beaucoup ici…
Pensez-vous que des émissions comme Drag Race de RuPaul avec ses maquillages hyper sophistiqués ou encore ces chaînes de beauté sur YouTube orchestrées par des make-up artists qui osent tout, ont eu une influence sur la dramatisation du maquillage ?
Cela a eu un impact énorme. Je suis un grand fan de la RuPaul’s Drag Race. Et quand l’émission a débuté, je vivais encore à New York. J’ai vu la saison zéro, la saison perdue. Le budget était ridicule, il n’y avait que huit participants, mais c’était magnifique car ils ne se rendaient pas compte de leur impact. Cela pouvait même parfois être assez inconfortable. Dès la saison 2, c’est devenu plus marketé, plus contrôlé. Mais c’est avec cette émission que le monde a découvert le contouring, cette technique pour dessiner des ombres sur le visage avec des fards. Quand elle voit comment un mec se transforme en une extrême beauté, une femme se dira forcément que s’il réussit à faire ça, elle peut y arriver aussi. En faire trop, cela fait partie du plaisir du maquillage, de l’expression de soi. Dans les années 80 je sortais beaucoup, je colorais mes cheveux dans toutes les couleurs imaginables et je portais des épaulettes. Cinq ans après, j’ai caché toutes les photos de cette époque. Vingt ans plus tard, je les ai ressorties.
La ligne Dior Backstage est une manière de mettre à la portée de toutes les femmes des trucs connus uniquement des maquilleurs. Comment vous est venue l’idée de cette ligne ?
Cela s’est fait de manière très spontanée. Quand je faisais des interviews en backstage des défilés, je parlais des produits tout en partageant mes trucs. Je me suis dit que l’on devrait partager cette expertise via des produits. Ils sont si simples à utiliser, si efficaces ! C’est comme si vous aviez un maquilleur à côté de vous. La gamme a été très bien pensée : il y a des primers, des fonds de teint très légers, les gammes de couleurs sont basiques et vont à tout le monde. On ne peut pas se tromper. C’est d’ailleurs une ligne « no gender » car elle est aussi utilisée sur les défilés homme.
Avant, pour avoir l’air frais, une femme devait avoir le visage le plus mat possible. Aujourd’hui il doit briller, être lumineux. Vous avez d’ailleurs créé le « Face and Body Glow » qui ressemble à un léger voile de lumière. Qu’est-ce qui s’est passé pour que l’on change à ce point de perception ?
C’est surtout une histoire de communication. Dans les années 60, toutes les femmes se poudraient, or l’une des plus grandes icône de beauté, Marilyn Monroe, mettait de la vaseline sur ses joues et sur les lèvres pour capter la lumière. Mais cela ne se savait pas et les femmes continuaient à utiliser de la poudre. Aujourd’hui, avec les médias sociaux, tous nos trucs de maquilleurs ont été largement partagés. La formule Glow par exemple, ne comprend aucun pigment, juste des nacres et convient à toutes les carnations. Aujourd’hui, tout le monde embrasse la lumière.
Est-ce que vous vous considérez comme un magicien, un chef opérateur qui module la lumière même sans lumière, un peintre qui redessine un visage, un peu tout cela?
Je suis maquilleur. Mais selon la personne que je maquille, je peux être peintre, ou simplement technicien. Je veux juste qu’une femme se sente bien. Et quand je fais des looks pour des défilés, je suis au service du créateur de mode.
Comment travaillez-vous avec Maria Grazia Chiuri : vous donne-t-elle des éléments de collection, des intentions, des mots clefs, des teintes ?
Je suis bluffé par les recherches qu’elle effectue sur les tissus, les archives. Elle réalise toujours des mood boards hallucinants qui parlent pour elle. Maria Grazia ne met pas le focus sur le maquillage. Elle n’est pas très fan des bouches mais elle adore la peau et les yeux. Elle sait que je n’impose rien : je suis à son service. C’est sa collection, son défilé, et si elle ne veut rien, je lui donnerai mon meilleur rien. Tout le discours du dernier défilé printemps-été 2020, qui se déroulait dans un dédale d’arbres à replanter, tournait autour de la nature. J’ai décidé de faire un look avec le moins de produits possible, trois ou quatre maximum, afin de glorifier la peau.
L’une des teintes fétiches de Monsieur Dior était le gris. Quel rôle joue-t-il dans vos palettes ?
Le gris joue un rôle dans ma vie. Je viens de Belgique, il y fait gris tout le temps, et du coup, chaque fois que l’on voit de la couleur, c’est la fête (rires). Le gris me calme, c’est une teinte neutre. Ce n’est pas la couleur la plus facile pour le maquillage, mais j’adore le gris sur les ongles et en version très pâle pour les ombres à paupières.
Si vous deviez inventer un nouveau produit, sans contrainte financière ou technique, quel serait-il ?
Un packaging biodégradable qui permettrait d’utiliser toute la matière, jusqu’au bout. Un produit qui ne laisserait pas de trace. Ça c’est le vrai luxe. Pour des raisons d’hygiène et de législation, ce n’est pas évident, mais notre mode de vie doit évoluer dans ce sens.
En 2005 vous avez créé un masque formé de trois ronds, comme les oreilles de Minnie Mouse, en dentelle noir. La photo avait été prise par Irving Penn pour Vogue. Le résultat était tellement extraordinaire que cela a fait décoller votre carrière. Pouvez-vous raconter ce moment ?
J’ai commencé à maquiller tard, en 1995, et j’ai fait mes premières photos pour Vogue en 2000. Mais ce shooting dont vous parlez fut le plus beau de ma vie ! C’était pour le numéro de septembre. Il manquait une page beauté et Anna Wintour avait demandé à Irving Penn de la réaliser. J’avais déjà fait un shooting beauté avec lui deux ans auparavant, et j’avais orné le visage du mannequin avec un masque de dentelle noire et perles de jais. Monsieur Penn s’en est souvenu et a demandé que je travaille avec lui avec mes masques. C’est l’un des meilleurs photographes du monde, mais quand il shoote en lumière du jour, il est encore plus exceptionnel. Or le temps ce jour-là était pourri. Il a commencé à s’installer au fond de son studio pour travailler en lumière artificielle. Lorsque j’ai terminé le maquillage, le mannequin Lisa Cant s’est levée, et tout d’un coup, comme dans un film épique, les nuages se sont ouverts pour révéler une lumière magnifique ! Phyllis Posnick, la styliste du Vogue, a amené le mannequin dans la lumière, elle a appelé Monsieur Penn, et il a shooté en lumière du jour. Et c’est ainsi que cette image est devenue une page dans le Vogue, et une couverture de livre, avec mon masque de dentelle Minnie Mouse.