Romain Veillon photographie les lieux abandonnés: et si c’était une vision de notre futur?
A quoi ressembleraient les villes, la Terre, si l’humain disparaissait? Le photographe Romain Veillon a parcouru le monde pour photographier des villes, des immeubles, des prisons, des châteaux, des casinos, des théâtres abandonnés. Dans son dernier livre intitulé Green Urbex Le monde sans nous, il nous pousse à la réflexion. Isabelle Cerboneschi

INTERVIEW
Votre livre s’intitule « Green Urbex Le monde sans sous ». Qu’espérez-vous modifier, faire avancer avec vos images?
Romain Veillon : Je n’ai pas l’espérance de faire changer les choses avec ce livre, ni d’essayer de donner des conseils aux gens. Je ne pense pas que les choses changent de cette façon, mais plutôt avec la prise de conscience progressive des dangers face à nous. Avec Le monde sans nous, je veux montrer à quoi ressemblerait la terre si l’Homme disparaissait de façon chronologique. Il y a bien entendu un fort propos écologique, car l’hypothèse de la disparition de l’être humain est presque tout le temps liée à des enjeux écologiques et à la façon dont nous traitons la planète. On peut voir ce livre comme un signal d’alarme pour les prochaines générations: mes photographies sont une illustration réelle et visuelle de ce qui pourrait advenir.
Que deviendrait le monde sans nous?
C’est ce que j’explique longuement dans chaque chapitre du livre: qu’adviendrait le monde au bout d’un an, dix ans, cent ans….? Sans intervention humaine, l’électricité disparaîtra au bout de 24 heures. Les centrales nucléaires finiront par exploser créant des nuages radioactifs rendant des zones impropres à toute vie pour longtemps. Des incendies se déclareront partout ravageant les villes. Mais au bout d’un certain temps, les plantes recommenceront à pousser librement pour se réapproprier les zones bétonnées par l’homme. Les tunnels et de nombreuses parties de la planète se retrouveront inondés. Les animaux seront livrés à eux-mêmes et une nouvelle hiérarchie s’installera entre eux, pour ceux qui ne mourront pas de faim. Après quelques dizaines d’années, les villes seront donc recouvertes par la végétation et occupées par les animaux qui auront survécu. L’air sera beaucoup moins pollué. A l’image de Tchernobyl, les zones irradiées redeviendront encore plus propices à la vie que durant la présence humaine. Le désert se sera étendu pour couvrir de nouveaux espaces. Approximativement trois cents ans après notre disparition, les constructions métalliques comme des tours ou des ponts, rouilleront et s’effondreront. Puis, progressivement, toute trace de notre passage s’effacera à tout jamais pour que la planète retourne à l’état dans lequel elle était avant l’apparition de l’Homme même si certaines choses comme le plastique ne disparaîtront jamais tout à fait vraiment. Pour la version détaillée, je vous renvoie vers mon livre.
Vos images ont été prises un peu partout: le site de Buzludzha en Roumanie, la ville fantôme de Kolmanskop en Namibie, un parc d’attraction au Japon, une salle de bal à Brandebourg: organisez vous vos voyages en fonction de vos destinations, existe-t-il un « guide » de ces lieux que se confient les photographes Urbex, ou vous laissez vous porter par la découverte?
Je voyage en fonction des lieux que je souhaite photographier même si je visite aussi les pays cités de façon touristique, j’essaie de lier les deux. Il n’y a pas de guide pour cela, mais beaucoup de recherches.

Les photographies Urbex relèvent d’une démarche particulière: comment tout a commencé pour vous?
J’ai commencé à explorer des lieux abandonnés il y a environ dix ans, pendant lesquelles je me suis formé en autodidacte au fur et à mesure. Tout a démarré avec quelques visites de la petite ceinture à Paris, puis de la piscine Molitor avant sa rénovation et de quelques châteaux en Ile de France. Et très vite, j’ai voyagé de plus en plus à la découverte de lieux oubliés. Au départ, j’étais seulement intéressé par la visite. Je découvrais leur histoire à travers les objets laissés derrière ; je prenais quelques images comme un reportage. Puis, très vite, je me suis pris de passion pour la photographie. Je voulais trouver le moyen de montrer le plus fidèlement possible les lieux que je visitais et l’atmosphère qui s’en dégageait. Je pense que l’on a tous dans notre enfance des souvenirs où l’on passe une soirée dans la maison hantée ou la vieille usine du quartier avec ses amis. On est marqué à vie par ces moments où pour la première fois on pénètre une sorte de capsule temporelle. A chaque nouvelle visite, nous pouvons nous imaginer quelle devait être la vie des gens habitant les lieux il y a longtemps et quel était leur quotidien. Et c’est ça que j’aime le plus: le fait de laisser s’enflammer notre imaginaire tout en essayant de reconstituer le passé.
Comment trouvez- vous ces lieux?
La recherche de ces lieux est très longue et fastidieuse. C’est ce qui prend le plus de temps. Beaucoup d’heures sont passées sur Google à faire des recherches historiques, mais aussi à discuter avec des gens qui connaissent un endroit de cette nature ou bien à écrire des demandes d’autorisation aux mairies ou propriétaires. Cela m’arrive toujours de trouver par hasard une vieille maison inhabitée ou une usine abandonnée, mais généralement cela provient plutôt de recherches en amont. Avoir des amis dans la région avec qui explorer est aussi un atout majeur: ça permet de partager ces moments et d’être plus efficace.
Existe-t-il un code de conduite: ne rien emporter, tout laisser à sa place, etc ?
Bien entendu. Le vieux dicton de l’exploration: « Ne prendre que des photos, ne laisser que des traces de pas » est pour moi essentiel. Essayer d’être le plus discret possible et de ne rien toucher dans le lieu que l’on visite est très important. Malheureusement, tous ne se comportent pas comme cela et de plus en plus d’endroits sont vandalisés ou pillés. L’essor des réseaux sociaux et la course aux likes n’y sont pas étrangers.
Entrer dans des lieux délabrés comporte des risques. Avez-vous déjà eu chaud lors d’une visite?
Oui, c’est pour cela que je n’explore jamais seul, au cas où un accident advienne et qu’il faille aller à l’hôpital. Il arrive souvent que les planchers soient en très mauvais état en raison des intempéries et de l’eau qui s’infiltre, il m’est donc arrivé plusieurs fois de voir le plancher s’effondrer à mon passage. Il faut toujours rester très prudent. Des murs peuvent s’écrouler, on peut facilement trébucher ou tomber lorsque l’on escalade un mur aussi. Certains gardiens ou voisins peuvent aussi être agressifs, c’est pour cela qu’il est important de bien expliquer sa démarche.
Qu’est-ce que vos photos racontent de l’évolution des intérieurs et de l’architecture au fil des siècles?
Il est difficile de suivre une vraie évolution à travers mes photographies, surtout que cela va du splendide château centenaire à la petite maison paysanne. Mais l’architecture occupe une place très importante, même si tous les lieux n’ont pas la chance d’avoir un réel intérêt architectural. C’est la première chose qui saute aux yeux et qui impressionne lorsque l’on pénètre dans un lieu abandonné. Mettre en valeur les incroyables constructions du passé et montrer le patrimoine que nous délaissons est l’un des objectifs de mon travail. Il est primordial de se rappeler que nous avons bâti des monuments incroyables. Il faut les protéger à tout prix et je pense d’ailleurs qu’il y a un vrai intérêt du public pour ces bâtiments. Les récentes et nombreuses initiatives concernant notre patrimoine me rendent confiant sur le nombre de merveilles que nous pouvons sauver de l’oubli.

Est-ce que vous avez été surpris par l’existence de pièces destinées à un certain usage et qui aujourd’hui n’auraient plus aucun sens?
Hmmm, c’est assez difficile de penser à beaucoup d’exemples même si effectivement j’ai dû en voir assez souvent. Les pièces étant souvent vides, ou bien sans les objets d’origine, et n’ayant aucun guide pour m’expliquer à quoi servait ces pièces, je dois passer à côté de certaines découvertes. Je me souviens d’un château où, au-dessus de chaque lit, il y avait une mini chambre aménagée (l’espace d’un lit seulement) qui servait à la nourrice des enfants pour rester au plus près d’eux.
Depuis que vous avez commencé à photographier en autodidacte est-ce que vous revenez sur certains lieux pour voir leur évolution?
J’essaie de le faire le plus possible pour bénéficier d’une lumière ou d’une saison différente. Prendre en photo l’extérieur d’un château en hiver et au printemps par exemple peut s’avérer complètement différent. Malheureusement, ces endroits ne restent pas souvent intacts (que ce soit à cause d’une intervention humaine ou des dégradations naturelles) et l’on constate plutôt l’évolution négative du lieu. Les meilleures images sont la plupart du temps celles de la première visite.
Quel lieu vous a le plus ému?
C’est compliqué de choisir un seul lieu parmi tous ceux que j’ai eu la chance de voir. Chacun possède sa propre histoire et j’ai des anecdotes personnelles qui accompagnent ces visites. Si je ne devais en choisir qu’un, je pense que ce serait le village abandonné de Kolmanskop. C’est une ancienne ville minière de Namibie qui fut abandonnée en 1954 et qui est devenue depuis une véritable ville fantôme. Les habitants avaient quitté le village du jour au lendemain après avoir découvert un nouveau filon de diamants plus au sud. Elle avait été immortalisée dans un reportage de la National Geographic, puis dans le film Baraka, qui est un documentaire extraordinaire. Depuis la découverte du reportage, je rêvais de pouvoir m’y promener et d’essayer de capturer ma vision de cet incroyable endroit. En 2013, j’ai eu la chance d’y passer une semaine à errer à dans les dunes pour imaginer comment les gens y vivaient à l’époque !

Une photo est d’une intense étrangeté: un ancienne attraction de montagne russe du parc d’attraction japonais Nara Dreamland créé en 1961 et aujourd’hui laissé à l’abandon. On ne sait pas si la structure fait partie de la nature ou le contraire. Que reste-t-il de ce lieu hormis vos images?
Quelques mois après ma visite, le parc Nara Dreamland a été entièrement rasé pour laisser place à une grande résidence de plusieurs immeubles. Les villes au Japon étant très denses, les bâtiments ne restent pas très longtemps à l’abandon s’ils ne sont pas à la campagne. Ma visite là-bas avait été si incroyable et plaisante que je fus triste de voir le parc disparaître si subitement et que d’autres ne puissent en profiter comme moi.
Pensez-vous que vos photos ont le pouvoir de sauver certains de ces lieux magnifiques et de faire en sorte que des gouvernements, ou des privés, décident d’investir pour le faire?
Oui je pense sincèrement que le fait de mettre en avant certains de ses endroits incroyables grâce aux photographies et les faire découvrir au grand public peut aider à trouver les financements nécessaires à leur survie. De nos jours, avec les réseaux sociaux, il y est beaucoup plus facile de toucher ces communautés intéressées par notre patrimoine et de leur présenter l’histoire et l’architecture d’un château qui leur donnerait l’envie de s’investir pour les sauver. Même si l’essentiel des financements viendront en priorité des mairies, collectivités et régions, sans lesquelles il serait impossible d’envisager la restauration d’un nombre si grand d’endroits. Je crois qu’il y a une vraie économie qui peut se développer à travers la visite et la rénovation de ces lieux dans des territoires ou le tourisme est en expansion.
J’ai lu que le casino de style art-nouveau de Constanta en Roumanie a commencé à être restauré en janvier 2020. En savez-vous plus?
J’ai aussi lu qu’il était en cours de restauration, j’ai vu des images du casino entouré d’échafaudages, donc c’est en bonne voie j’espère! Même s’il faut toujours rester prudent car de nombreuses restaurations s’arrêtent par manque de budget. Mais je crois savoir que la municipalité tient réellement à sa rénovation pour pouvoir l’ouvrir au public.

Quels lieux aimeriez-vous voir sauver et pourquoi?
Si je pouvais, je les sauverais tous! Je vais donc en choisir un parmi tous ceux qui m’ont marqué: Le bagne de L’île Saint-Joseph sur l’île du Diable en Guyane. « Papillon » est mon livre d’aventure préféré, je le lisais souvent quand j’étais jeune. La création du bagne, les conditions de vie, les évasions des bagnards, la terrible jungle guyanaise… Il y a tellement d’anecdotes et de récits qui restent à raconter sur cette période de notre histoire. Période qui commence à être méconnue malheureusement. Lorsque j’ai eu la chance de m’y rendre et de photographier ce qui reste du bagne où furent enfermés tous ces célèbres prisonniers, je me suis dit qu’il était dommage de ne pas créer une structure de sauvegarde plus importante, pour ne pas oublier les choses terribles qui s’y étaient passées et permettre sa visite dans de meilleures conditions.
Quand on regarde vos photos, on ne sait pas très bien si l’on fait un voyage dans le passé ou dans un futur apocalyptique. Avez-vous aussi ce sentiment quand vous photographiez?
En effet, j’essaie réellement de trouver le moyen de rendre sa beauté passée à l’endroit que je photographie. Que ce soit dans un vieux château, un hôpital, une église ou une usine, je ne veux pas que les gens ressentent de la tristesse en regardant ces images, alors que ça pourrait être le cas quand on constate la dévastation advenue après que l’homme ait quitté ces murs. Ces endroits sont en quelque sorte hors du temps. Personne n’y a mis les pieds depuis des années à part quelques curieux. Personnellement, je m’imagine ces lieux comme un futur possible dont l’Homme est absent, où on perçoit cet aspect « apocalyptique » qui illustre ce côté « fin du monde ».
Green Urbex, Le monde sans nous, Romain Veillon, ed Albin Michel 2021.