Comment François Nars a révolutionné le monde du maquillage
Bien avant l’apparition des tutoriels de maquillage sur les réseaux sociaux, il y avait Le Multiple. Un stick conçu par François Nars pour maquiller tout le visage avec un seul produit. Avec cet objet devenu culte, qu’il imaginé lors d’une séance photo pour le magazine Harper’s Bazaar en 1996, il a inventé le maquillage intuitif et sans règles. À l’occasion du relancement de ce stick emblématique, nous avons interviewé le make-up artist qui revient sur la naissance de cette idée il y a trente ans et sur l’ensemble de sa carrière. Isabelle Cerboneschi
Maquilleur visionnaire, photographe, entrepreneur : François Nars appartient à cette génération rare de make-up artists qui ont durablement changé le monde de la beauté.
Né à Tarbes en France, formé à l’exigence de l’image et du détail, il s’impose d’abord dans les années 1990 comme l’un des maquilleurs les plus demandés de la mode internationale, collaborant avec les plus grands magazines et photographes.
En 1994, il fonde sa propre marque, NARS Cosmetics, avec une idée simple et radicale : libérer le maquillage de ses conventions, en faire un outil d’expression personnelle, audacieux et sensuel. Avec ses teintes devenues cultes portant des noms audacieux, ses campagnes provocantes, son identité visuelle immédiatement reconnaissable, il a connu un succès fulgurant et mondial.
Aujourd’hui encore François Nars reste une figure à part, guidée par l’instinct, l’œil et une fidélité absolue à sa vision. Dans cet entretien, il revient sur l’origine du Multiple dont il a lancé une nouvelle version 30 ans après sa création. Il évoque également son parcours de Tarbes à New York en passant par son île de Motu Tane, sa relation à la création, à l’image, à la beauté et sur ce qui compte vraiment à ses yeux.
Trente ans après le lancement de cet objet devenu culte, une nouvelle gamme de teinte du Multiple voit le jour ©NARS Cosmetics
INTERVIEW
Pouvez-vous nous raconter l’épisode qui vous a donné l’idée de créer le stick Multiple lors d’un reportage pour le magazine Harper’s Bazaar en 1996?
François Nars: Oui, bien sûr. Nous étions six maquilleurs invités à imaginer un look printanier pour le sujet « Face Off » du magazine. Je voulais faire quelque chose de différent et de nouveau. J’ai pris un rouge à lèvres de ma ligne (la teinte Tangier, un orange brûlé) et je l’ai appliqué sur le mannequin Carolyn Murphy, sur ses yeux, ses joues et ses lèvres dans un geste très rapide, très instinctif. Cela ne m’a pris que dix minutes pour la maquiller. Sa peau restait perceptible sous le maquillage: on pouvait voir ses taches de rousseur, son hâle et ses yeux verts ressortaient. Tout s’est assemblé de manière simple mais magnifique. Ce n’est que plus tard que je me suis dit : « Pourquoi ne pas créer un produit qui ferait exactement ce que ce rouge à lèvres a fait ce jour-là ? » Cette idée est devenue le Multiple.
Vous avez utilisé un seul rouge à lèvres pour maquiller tout le visage du top model Carolyn Murphy. Vous êtes-vous rendu compte que vous étiez en train d’inventer quelque chose ?
Pas du tout. J’ai juste pensé que c’était une idée sympa, car les femmes sont très occupées : elles ont des enfants, elles se précipitent dehors le matin pour attraper le train ou monter dans la voiture, et elles doivent se maquiller en cinq minutes pour avoir l’air suffisamment soignées pour aller au bureau. Pour moi, c’était simplement une idée pratique.
The Multiple ©NARS Cosmetics
A l’époque ce geste était révolutionnaire. Une révolution qui a duré puisque trente ans plus tard, en août 2025, vous avez lancé une nouvelle formule. En quoi diffère-t-elle de l’originale?
Le terme « révolutionnaire » est venu beaucoup plus tard, du fait que les femmes ont adopté cet objet et l’ont intégré à leur vie. Avec le nouveau Multiple, l’esprit reste le même mais la technologie a évolué. Le modèle original était déjà en avance sur son temps. Pour la version 2025, nous sommes allés encore plus loin : nous avons perfectionné la formule, affiné la texture, intensifié les pigments et élargi la gamme de teintes.
Comment pensez-vous que le Multiple a influencé notre façon de nous maquiller aujourd’hui ? Bien qu’il ait été créé il y a 30 ans, il semble parfaitement en phase avec les tendances actuelles.
Aujourd’hui, tout le monde parle de « multi-usage » et de « maquillage en cinq minutes ». C’était déjà la philosophie du Multiple dans les années 90. Je crois qu’il a aidé les gens à comprendre que le maquillage n’a pas besoin de règles strictes ; une couleur peut être utilisée sur tout le visage.
La nouvelle formule du Multiple offre un effet de « soft focus »
Comment avez-vous créé la nouvelle gamme de teintes et qu’est-ce qui a évolué dans la texture, la formule, les effets ?
Pour le Multiple original, je voulais des teintes assez neutres pour capter la lumière : des bronzes doux, des roses coquillage, des tons ivoire. La texture était essentielle : une transparence qui laisse transparaître la peau. Pour le nouveau Multiple, nous avons conservé cet esprit tout en l’enrichissant. Il y a désormais 12 teintes, allant de tons très lumineux, presque des highlighters, à des couleurs plus profondes pour sculpter et ombrer. La nouvelle formule offre un effet « soft-focus », une sorte de flou artistique avec plus de pigment, tout en gardant une finition légère et aérienne.
Qu’est-ce qu’un maquillage réussi ?
Quand on voit la femme avant de voir le maquillage. Il doit mettre en valeur ses atouts et pas effacer son visage ni en construire un nouveau par-dessus.
Cindy Crawford, PERSONA* By François Nars
Vos maquillages ont les noms les plus audacieux qui soient. Comment avez-vous eu cette idée de les baptiser avec humour et parfois provocation?
C’était très instinctif. Les noms sont inspirés par le monde dans lequel je vis et les choses que j’aime. Pour moi, le maquillage doit être amusant, expressif et un peu espiègle, jamais ennuyeux. Il a toujours été question de fantaisie et de jeu, et les noms devaient refléter cette énergie. Je voulais qu’ils fassent rêver, ou au moins sourire. Les noms sont une invitation à jouer.
Il fallait oser appeler un blush Orgasm! Comment avez-vous eu l’idée de ce nom et que souhaitiez-vous donner comme impression avec cette couleur pêche-rose-orangé-légèrement luminescente?
Je ne me suis pas réveillé en me disant : « Aujourd’hui je vais choquer le monde. » Quand j’ai créé Orgasm, le nom m’est venu avant la couleur. Pour les blushs NARS, je voulais des noms qui évoquent une émotion, quelque chose que l’on puisse ressentir, voire qui fasse rougir et pas seulement une description de la couleur. « Orgasm » était l’un de ces mots. Il attire l’œil. Mais pour moi, Orgasm n’a jamais été seulement lié au sexe, plutôt à la vie. Aimer la vie. La savourer pleinement. L’impression que l’on devrait ressentir en l’appliquant serait « Je ressens quelque chose » et pas « J’ai mis beaucoup de blush ».
Blush Orgasm ©NARS Cosmetics
Y-a-t-il eu un nom que vous souhaitiez utiliser mais que vous n’avez pas pu?
Oui, plusieurs malheureusement. Celui qui me vient immédiatement à l’esprit est « Orient Express ». J’aimais le côté romantique des trains traversant l’Europe avec des hommes et des femmes glamour dans le wagon-restaurant. Peut-être qu’un jour il reviendra sous une autre forme ; je n’oublie jamais un bon nom.
Vous avez créé des produits iconiques – le blush Orgasm, Laguna, The Multiple – qui ont marqué plusieurs générations. Quand vous créez une teinte, pensez-vous à une personne, à une peau, à une histoire ? Et comment savoir qu’une couleur va devenir universelle ?
C’est toujours un mélange de choses. Parfois je songe à une personne, parfois à un lieu ou à une couleur. Mais je ne sais jamais à l’avance si cela deviendra iconique. On sent qu’une teinte est belle, on y croit, mais le verdict appartient toujours aux femmes qui la portent. Orgasm, Laguna, le Multiple sont devenus des objets universels parce que les femmes l’ont décidé.
Daphne Guiness PERSONA* Photo ©François Nars
Vous avez lancé NARS en 1994 avec douze rouges à lèvres vendus chez Barneys. Si vous deviez relancer votre marque aujourd’hui, dans un monde saturé d’images et de réseaux sociaux, quelle serait votre première collection ?
Je commencerais probablement encore par le rouge à lèvres. C’est un moyen très direct d’exprimer sa personnalité ; une teinte peut changer un visage, une humeur, une journée.
Qu’est-ce qui a changé dans la manière de se maquiller et dans le maquillage lui-même depuis vos débuts ?
Tout et rien. Les textures sont beaucoup plus sophistiquées aujourd’hui ; nous pouvons créer des formules qui n’existaient pas à mes débuts. Il y a aussi l’influence des réseaux sociaux: les gens apprennent à se maquiller via des tutoriels, ils expérimentent davantage, ils partagent instantanément. Mais au fond, ils veulent toujours la même chose : être beaux et se sentir bien.
La première photographie de François Nars pour la marque qui porte son nom en 1994 ©NARS Cosmetics
Dans une interview précédente, vous m’avez dit que votre premier contact avec la beauté était votre mère, Claudette. Comment cette figure maternelle continue-t-elle à guider votre regard aujourd’hui ? Et au-delà du souvenir, qu’a-t-elle transmis à l’homme et à l’artiste que vous êtes devenu ?
Ma mère m’a initié au monde de la beauté. Plus profondément, elle m’a transmis sa curiosité et sa discipline. Elle a pris mon obsession au sérieux et m’a aidé à décrocher mes premiers postes d’assistant à Paris. En tant qu’homme et maquilleur, elle m’a appris à regarder les femmes avec admiration, non pas pour les dominer avec le maquillage, mais pour célébrer leur beauté et leur singularité.
Votre travail est souvent décrit comme cinématographique. Y a-t-il un film, une scène, une lumière qui résume votre idéal esthétique ?
J’ai grandi avec les films en noir et blanc. J’adore la manière dont le vieux Hollywood éclairait un visage; c’était à la fois très sculpté et très doux. Le film noir m’a également beaucoup influencé : les ombres, la fumée, une lèvre rouge que l’on peut presque sentir même en noir et blanc. Un film qui m’a marqué depuis mon plus jeune âge est Shanghaï Express de Josef von Sternberg avec Marlene Dietrich. Je peux le revoir à tout moment et je l’adore.
Photo promotionnelle de Marlene Dietrich pour le film Shanghaï Express (1932) de Joseph von Sternberg Photo Don English Parmamount Pictures Wikimedia Commons
Aujourd’hui, que cherchez-vous encore à découvrir à travers la beauté ?
Pour moi, la beauté est une manière de découvrir la vie elle-même.
Vous vivez une partie du temps à Motu Tane, en Polynésie française. Que vous enseigne cet isolement sur la beauté, le silence, la lumière ?
Je ne passe pas autant de temps là-bas que je le souhaiterais mais avoir cette opportunité est un vrai cadeau. La beauté de nombreux endroits de Polynésie française est encore brute et intacte : elle vient de l’océan, des montagnes, du ciel, de la façon dont la lumière change à chaque heure. Le silence m’apprend à voir des détails que j’aurais pu manquer dans le bruit du monde. Et le temps passé là-bas me rappelle que la beauté n’est pas seulement quelque chose que nous créons, c’est aussi quelque chose que nous recevons.
Quand vous regardez votre parcours, de Tarbes à New York, puis de New York à Motu Tane, que voyez-vous ? Un voyage vers la beauté, ou un retour vers vous-même ?
Pour moi, la beauté a été à la fois le moyen et la destination. Enfant dans le sud de la France, je m’évadais dans les magazines et les films. New York m’a offert la liberté de créer les images dont je rêvais, de travailler avec les grands photographes, les supermodels, de construire la marque NARS. L’île m’a donné du recul et du calme ; elle m’a permis de regarder tout cela avec distance et de comprendre ce qui compte vraiment.
* L’ouvrage Persona – François Nars dévoile une série extraordinaire de portraits cinématographiques avant-gardistes d’une liste exclusive d’icônes créatives contemporaines, de célébrités, d’artistes, de designers, de musiciens et d’acteurs.













