Claire Choisne, la nature est sa muse et son combat
Avec ses collections Carte Blanche, pour lesquelles elle a toute latitude de créer ce qui l’inspire, la directrice artistique de Boucheron fait naître des collections qui font bouger les lignes de la joaillerie. Nouveaux matériaux, nouvelles techniques, nouveaux portés, rien n’est un frein à son imaginaire. Nous l’avons rencontrée à Paris lors de la présentation de la collection Impermanence, une ode à la nature, à sa beauté, sa résilience et sa fragilité. Isabelle Cerboneschi
Avant d’entrer dans la salle plongée dans le noir où étaient présentés les joyaux, une antichambre habitée par une composition végétale signée du maître d’ikebana Atsunobu Katagiri accueillait la presse en silence. Il fallait s’approcher de très près pour découvrir que ce gigantesque bouquet, ou plutôt un bosquet, ne datait pas du matin même mais qu’il était doucement en train de tirer sa révérence, certaines fleurs ployant sous le poids des heures, abandonnant leur pétales, prêtes à se déliter, à disparaître après avoir offert tout ce qu’elles avaient: leur beauté.
Impermanence. C’est le nom qu’a donné Claire Choisne à la dernière collection de haute joaillerie qu’elle a créée pour Boucheron et qui fut sans doute la plus commentée de l’année. Comment rester insensible face à ces six compositions botaniques, comme des ikebana précieux réalisés dans des matières improbables: du verre borosilicate, des fils de nylons cousus de diamants, des poils de pinceaux japonais, de la céramique blanche, du corian noir, de la résine végétale, du sable noir, de la peinture Vantablack…
Une composition végétale signée du maître d’ikebana Atsunobu Katagiri ©Boucheron
Le mot Compositions, représentant chacun des six ensembles, a été sciemment choisi. Chaque œuvre est composée de plusieurs bijoux – 28 pour l’ensemble de la collection – qui forment un bouquet dans l’esprit de l’ikebana japonais. La Composition No1 par exemple, est composée d’une tulipe, d’une branche d’eucalyptus et d’une petite libellule. « La tulipe peut être portée en broche, la branche d’eucalyptus aussi et la libellule se porte en boucle d’oreille asymétrique », relève Claire Choisne. La tulipe translucide semble avoir été taillée dans du cristal de roche mais c’est loin d’être le cas. « Nous voulions rendre l’extrême finesse de la fleur et le cristal de roche ne le permettait pas. Nous l’avons donc réalisée en verre borosilicate qui est plus solide: c’est le verre utilisé pour faire des éprouvettes. Il a été incrusté de diamants », explique Claire Choisne.
Composition No 1 ©Boucheron
Le résultat appelle le silence. D’ailleurs comment faire autrement? Aucun mot ne sait décrire ce qui se passe ici, submergé que l’on est par ce tsunami de beauté qui illustre la disparition de la nature. Les yeux passent d’une composition à une autre mais le cerveau ne suit pas: il ne comprend pas ce qu’il voit. Comment est fabriqué ce chardon dont nul n’ose approcher le doigt? Et cette délicate petite chenille? Autant de questions que nous avons posées à Claire Choisne.
INTERVIEW
Cette collection s’appelle Impermanence. Que souhaitiez-vous exprimer à travers elle?
Claire Choisne: Il s’agit d’un hommage rendu à cette nature qui va disparaître sous nos yeux. J’ai choisi d’exprimer cela à travers six compositions végétales inspirées de l’Ikebana et afin de rendre la notion de disparition perceptible, j’ai utilisé un dégradé de non-couleurs. La première composition est transparente, la seconde est blanche et petit à petit le noir va arriver jusqu’à la dernière qui est en Vantablack, donc intégralement noire.
Ce n’est pas la première fois que vous créez une collection qui se veut un message en faveur de la préservation de la nature: c’était déjà votre propos avec Or Bleu en juillet 2024.
Tout à fait, c’est un peu une obsession (rires). En tant que joaillier, nos créations sont faites pour durer éternellement et je souhaitais justement figer cette impermanence pour toujours. J’aime travailler autour de la notion du temps et de saisir des choses éphémères, que je trouve magnifiques, afin d’essayer d’en capturer la beauté et de la stabiliser à travers des bijoux. Et c’est une chose que l’on sait faire chez Boucheron.
Vous avez travaillé avec un maître d’Ikebana pour comprendre les arcanes de cet art. Est-ce vous qui avez choisi les fleurs qui composent la collection?
Oui ainsi que les compositions. Il faut savoir que Frédéric Boucheron prenait la nature telle qu’elle était, il ne la composait pas pour faire ses bijoux. Or en choisissant de réaliser tout une collection comme des ikebana, qui sont des bouquets très construits, j’étais à priori hors sujet. Mais quand je me suis rendue au Japon dans une école d’ikebana qui existe depuis plus de 500 ans pour apprendre cet art, j’ai compris que Boucheron et les Japonais partageaient une vision commune et un même amour de la nature. La nature n’est pas un moyen de faire une création: Ikebana, signifie donner la vie aux fleurs une fois qu’elles sont coupées. Ce n’est donc pas une histoire de nature morte que nous avons racontée avec cette collection, mais de nature vivante. Nous avons dessiné des compositions très légères avec seulement deux végétaux. On aime la nature, chaque végétaux et on veut les mettre en lumière.
N’est-ce pas le corps de la personne qui les porte qui donne vie aux bijoux?
Pour moi le bijou est déjà vivant et quand on voit le collier magnolia qui semble pousser sur l’épaule, je pense à la vie plutôt qu’à une fleur coupée. Le corps est au deuxième plan: l’humain passe après la nature qui est le sujet principal de cette collection. C’est une question de priorité. Entre la nature et l’humain j’ai choisi (rires).
Pensez-vous que les clientes oseront porter ces pièces?
Je suis triste quand les bijoux sont dans les coffres. Il y a tellement d’heures passées à les fabriquer! La cliente peut bien sûr laisser la composition comme cela chez elle et, si elle a envie, choisir un jour d’en sortir la tulipe, l’eucalyptus et de les porter en broches.
Tulipe en borosilicate
Peut-on considérer ces six compositions comme des œuvres d’art?
On oppose souvent l’artisanat et l’art or j’aime les deux et je n’ai pas envie de choisir. La notion d’œuvre d’art annihile un peu celle de l’artisanat or je suis extrêmement fière de l’artisanat qui a été réalisé sur cette collection. Disons qu’elle est hybride et qu’elle se situe entre l’un et l’autre.
En parlant d’artisanat, tous les bijoux sont le résultat d’une longue recherche. Y en a-t-il un qui fut particulièrement complexe à réaliser?
Peut-être la grande fleur de chardon. C’est une pièce extrêmement complexe: il a fallu trouver la bonne personne pour la réaliser, or il n’y en existe qu’une et elle vit aux États-Unis. Cette fleur est une prouesse et un pont entre l’innovation et l’artisanat. Ce que j’avais demandé aux ateliers était quasiment impossible à réaliser: j’avais une fleur de chardon dans la main et je voulais qu’ils la reproduisent de manière hyper réaliste, avec la même finesse que la vraie, mais qu’elle ne pique pas et qu’elle soit sertie de diamants. Ils ont réussi à trouver un ancien chercheur du MIT, la seule personne au monde capable de réaliser une impression 3D à base de résine végétale biosourcée. Chacun des 600 diamants sertis dans la fleur est pris dans un chaton de deux griffes avec un petit anneau au bout. Julie, l’une des sertisseuses de l’atelier, a eu l’idée de les coudre avec du fil de pêche à l’intérieur des piques, un par un. La grande fleur de chardon peut se porter soit en broche, soit en collier crossbody en travers du corps avec un long cordon. Quant à la petite fleur de chardon, elle se détache et s’adapte sur un corps de bague.
Pensez-vous utiliser à l’avenir cette technique?
En travaillant sur les collections Carte Blanche, on apprend des choses, on maîtrise de nouveaux matériaux, de nouvelles techniques. Et comme une boîte à outils, cela nous permet d’aller plus loin et d’éviter au maximum les contraintes à venir, ne pas devoir rétrécir un dessin par exemple. On va toujours trouver un métal, un matériau, une technique, qui va faire que l’on va pouvoir réaliser le bijou dans l’échelle que l’on a choisie.
Quels autres matériaux inattendus ont-ils été utilisés pour cette collection?
Pour réaliser les quelque 600 poils de la petite chenille de la composition No3, ma chouchou, j’ai demandé à ce que l’on m’envoie des pinceaux japonais que nous avons coupés et montés. Nous avons aussi utilisé du verre borosilicate pour la tulipe de la Composition No1. Il s’agit d’un verre très solide utilisé pour les tubes à essai en physique et chimie. J’adore le cristal de roche et dès que je peux l’utiliser, je n’hésite pas à le faire mais dans le cas de cette collection, cela aurait donné un résultat plus épais et donc moins réaliste. Le verre borosilicate permet de respecter le volume réel de la monture. Avant de commencer une collection, il faut prendre le temps de comprendre ce que l’on cherche et une fois que l’on sait, il ne faut rien lâcher pour atteindre cet objectif et s’autoriser des choses nouvelles ou des techniques anciennes afin de s’approcher de son rêve.
En parlant de rêve, Hélène Poulit-Duquesne, la CEO de Boucheron, vous a donné une totale liberté pour créer les collections de haute joaillerie présentées en juillet qui s’appellent justement Carte Blanche. En tant que Directrice des Créations, que ressent-on quand on reçoit un permis pour faire tout ce qui nous plaît?
Il y a deux facettes à ce permis. D’un côté, c’est le plus beau des cadeaux que je pouvais recevoir. Sans lui, on peut avoir de belles idées mais cela ne va pas plus loin. De l’autre côté, quand on n’a pas de cadre et que l’on démarre le processus de création en sachant que l’on peut tout faire, il y a un petit moment de vertige. Je sais que je ne peux pas me tromper car il s’agit de haute joaillerie or je me retrouve seule à me demander si ce à quoi je pense est une bonne idée ou pas. Tout est possible. Heureusement le vertige passe vite et je peux entrer dans le vif du sujet. C’est à la fois génial et pas facile.
Vous proposez des formes et des portés inédits. Est-ce important pour vous de réinventer la manière dont on porte les bijoux?
Je ne me pose pas cette question. Je commence toujours par réfléchir à ce que je veux faire, au message que je veux faire passer, et une collection se construit à partir de là. Je voulais rendre un hommage à la nature, montrer son impermanence, et je me suis dit que ce serait intéressant de ne pas faire des bijoux tout de suite, mais des ikebanas, en dégradés de couleur. Dans un deuxième temps, on s’est demandé comment on pouvait les porter. La nature n’est pas un outil: elle est la finalité. La joaillerie s’est adaptée.
Quels sont les nouveaux portés qui ont découlé des formes et de la symbolique choisies?
Le chardon qui se porte en cross body est un nouveau porté. On vient clipser un cordon sur la pièce puis la grande branche et sa fleur se portent en travers du buste. Il y a aussi le collier-branche de magnolia qui vient de se reposer sur l’épaule et qui s’envole en dehors du corps. On ne dessinerait jamais un bijou comme celui-là naturellement, mais comme nous nous sommes inspirés de la nature, sa forme sert de point de départ et un porté en a découlé. Quant au papillon, qui a l’air de s’être posé sur une épaule, il tient avec un aimant que l’on glisse sous le vêtement.
Existe un bijou qui serait comme un Graal, un création inaccessible du fait de sa thématique, de sa matière ou de sa structure?
C’est ce que je cherche à atteindre à chaque fois: un Graal. Avec le temps, en regardant ce que j’ai fait par le passé chez Boucheron, on retrouve cette même quête: comment questionner le précieux. J’ai donné plusieurs réponses possibles et à chaque fois elles ressemblent à des Graal: rendre les fleurs éternelles, immortaliser la beauté de l’eau, conjurer l’impermanence de la nature,… J’espère que je ne trouverai jamais le Graal ultime pour avoir toujours l’envie de continuer à le chercher avec la même motivation.
Ce souci de l’impermanence, est-ce une philosophie de vie?
Si je parle de la collection, cela fait partie d’un constat: la nature n’est pas respectée à sa juste valeur. Je la vois disparaître et j’ai envie de pousser les gens à voir sa beauté avec peut-être l’espoir qu’ils auront ainsi envie de la protéger. Ensuite, de manière générale, j’ai du mal à me faire à la notion d’impermanence. C’est quelque chose qui peut faire peur et en même temps cela donne la valeur aux choses. Si l’on avait la garantie que tout reste là tout le temps, rien n’aurait de valeur.
La haute joaillerie s’adresse à une clientèle très particulière, mais du fait de la diffusion des collections sur les réseaux, tout le monde a accès aux images. Est-ce que cette industrie peut-elle et doit-elle jouer le rôle de passeuse de messages sur de la protection de la nature?
C’est mon vecteur de parole: je souhaitais évoquer ce sujet à travers la création de joaillerie et c’est ce que j’ai envie de raconter avec cette collection. Le bijou est mon moyen de communication. Je ne sais pas si l’on attend cela de moi ou pas, mais ce n’est pas grave, je le propose quand même. Je ne sais pas l’écho que cette collection pourra avoir, mais j’ai le sentiment que c’est important de faire passer ce message-là.
Que ressentez-vous quand vous regardez l’ensemble des compositions?
J’ai longtemps travaillé sur cette collection et je la connais par cœur, pourtant, je ne me lasse pas de la regarder. Elle est addictive. Elle m’apaise. Quand j’ai vu les pièces sortir des ateliers pour la première fois, j’ai ressenti un soulagement. Elles existaient: on avait réussi! Et le fait d’avoir atteint ce niveau-là d’artisanat me rend fière. J’ai été impressionnée par les joailliers. Quand je la regarde, j’ai des frissons à chaque fois. Elle touche quelque chose de l’ordre de l’émotion. C’est comme une poésie romantique, dans le sens premier du terme: une beauté non pas mièvre mais sombre.
Sombre en effet: on discerne à peine la dernière composition dans cette pièce plongée dans le noir.
Parce qu’elle est 100 % noire. Elle représente la disparition, la fin de l’impermanence. Elle est composée de pois de senteurs, d’une fleur de pavot et d’un papillon. L’intérieur de la fleur de pavot a été tapissé de Vantablack, une matière qui absorbe 99,6 % de la lumière. La lumière se perd dedans et c’est le noir absolu. Les joailliers ont fabriqué un magnifique pavot et celui-ci est entièrement absorbé par le Vantablack qui semble en gommer les volumes. L’extrémité des pistils de la fleur sont sertis avec des micro-diamants. Ce sont comme des étoiles devant le trou noir avant la disparition, avant la fin de l’histoire.
Donc pour vous, l’impermanence, ce n’est pas se faner: c’est disparaître?
C’est plus que cela, c’est un constat: il faut faire attention à la nature car elle pourrait disparaître. Mais c’est très positif à mes yeux car si elle disparaît, elle réapparaîtra toujours.
Vous voyez donc dans cette collection un message d’espérance?
Oui, pour moi, les étoiles, c’est le bonheur…













