L’eau sculptée

Le photographe Ben Thouard s’est pris de passion pour les océans lorsqu’il était enfant et cette passion est devenue un art. Grâce à son appareil photo il semble arrêter les vagues dans leurs plus renversants mouvements. Isabelle Cerboneschi

L’océan, sous l’objectif du photographe Ben Thouard, nous renverse par sa beauté, par sa puissance, sa force, son éternité, si tant est qu’on lui laisse le temps d’être éternel. Ses images pourraient être une leçon de vie : on n’apprivoise pas ces tonnes d’eau qui tombent sur soi, il faut savoir danser avec le flux. Cela demande force et humilité.

Le photographe Ben Thouard a reçu l’appel de l’eau lorsqu’il avait 8 ans ( il en a 33 ) en surfant pour la première fois. Il vivait alors dans le sud de la France, les vagues sont devenues son élément. La photo est venue plus tard, alors qu’il avait 15 ans, après une visite dans le grenier familial. Il y a découvert un vieux Reflex qui avait appartenu à son père. Il a acheté des films et s’est mis à photographier. Des portraits, des vagues, des amis surfeurs,… Cela a commencé comme ça.

Après avoir pris quelques cours de photographie dans les ateliers des Beaux-Arts de Toulon, il s’est inscrit à Icart Photo, l’école de photographie de Paris, située à Levallois Perret, pour suivre un cursus de trois ans. Au bout d’un an et demi, l’eau, les vagues lui manquaient trop. Il voulait faire des images de surf et de windsurf. Il est donc parti à Hawaï à l’âge de 19 ans, sur l’île de Maui. Le spot de Ho’okipa et la vague de Jaws n’ont plus de secret pour lui. Grâce aux commandes venues du monde entier, il a fait de sa passion un métier. En 2007, il a découvert Tahiti, les eaux translucides qui l’entourent et la vague de Tehupoo, « un tube parfait ». Coup de foudre. Un an plus tard, il a choisi de s’y installer.

Il les photographie dans tous leurs états, les vagues : vues de dessus, de dessous, de côté, de dedans. L’eau semble s’arrêter pour lui, devenir solide, se faire sculpture de glace. Au printemps, Ben Thouard a rejoint l’armada d’« Ulysses », ces explorateurs partenaires de la marque Ulysse Nardin et a publié l’an passé son premier livre d’art intitulé Surface, un projet qui a mis dix ans à éclore.

INTERVIEW

I.C. : Quand avez-vous reçu l’appel de l’eau?

Ben Thouard : Je devais avoir huit ans, mon père, qui faisait de la voile, m’a acheté une planche de bodyboard et j’ai découvert le surf avec mes grands frères. Je suis allé jouer dans les vagues et cela m’a fasciné.

Comment voit-on à travers l’eau ?

On voit à travers l’eau dans des conditions météorologiques très particulières et dans des endroits bien précis, comme ici en Polynésie car les vagues se déroulent sur un tapis de corail qui se situe à trois kilomètres de la côte. L’eau est dépourvue de toute particule, il n’y a pas de sable comme au bord des plages, ni d’eau trouble venant d’embouchures de rivière. L’eau est comme du cristal. Quand il y a la bonne lumière, pas de vent, et que toutes les conditions météo sont réunies, on arrive à voir des choses surprenantes.

Quand on photographie un sujet, un objet, il y a une mise en scène, une volonté de résultat, alors qu’avec les océans, c’est impossible : on prend ce qu’ils donnent. En revanche j’imagine que cela nécessite une préparation sans fin…

Je ne pense pas car Fulco di Verdura et Jean Schlumberger ont fait des bijoux extravagants. Mais ces femmes-là ont réussi à faire leur place dans ce milieu réservé aux hommes. Quand elles l’ont quitté, les maisons de joaillerie ont choisi de ne plus communiquer sur les créateurs. Elles ont fait appel à des dessinateurs et le directeur choisissait le dessin, mais sans aucune vision artistique.

Quand on regarde vos images on se sent entraîné dans l’eau avec vous. Quelle est votre intention ?

J’ai commencé la photo par des images de sport de glisse, de windsurf, de surf, de kite. J’ai fait cela pendant des années. On peut réaliser ce genre d’images depuis la plage, un bateau, un hélicoptère, mais ce que j’aimais, c’était d’être dans l’eau avec le surfeur et de partager ce moment avec lui. Quand on est soi-même immergé, cela permet de faire passer des sentiments beaucoup plus forts. A force de pratiquer, je me suis rendu compte que l’endroit où je me sentais le mieux, c’était autour de la surface : juste en dessus ou juste en dessous. La lumière qui pénètre et se propage sous l’eau donne des textures, des effets de lumière uniques. Cela me faisait vibrer et j’ai voulu montrer à d’autres personnes cet endroit magique qu’est la surface de l’eau.

La décision de partir au bout du monde ne s’est sans doute pas faite pas en une seconde. Quel fut le déclic ?

J’avais envie depuis toujours d’explorer le monde du surf et des sports aquatiques. Je savais, à travers les magazines, que tout se passait à Hawaï. A l’âge de à 19 ans, j’ai quitté l’école de photographie de Paris, je me suis acheté un billet d’avion, je suis parti avec un caisson étanche que j’avais fabriqué moi-même car à l’époque je n’avais pas un rond. Je suis parti trois mois à Hawaï pour photographier du windsurf. Certains concours de circonstances ont fait que cela a vite bien marché pour moi. On m’a emmené autour du monde pour photographier des nouveaux spots, de nouveaux athlètes, et un jour j’ai découvert Tahiti et cela a été une révélation. J’ai décidé de m’y installer.

La notion de danger fait-elle partie de l’histoire de toutes ces images ?

L’océan est un milieu hostile. Il y a toujours une part de risque. Il y a des jours plus dangereux que d’autres. Les vagues sont très puissantes. Il y a des requins. Il y a beaucoup de paramètres à prendre en compte, mais c’est un élément dans lequel j’évolue tous les jours, comme un alpiniste à qui l’on parle de montagne.

L’eau semble être votre zone de confort, alors qu’en réalité, c’est une zone d’inconfort.

C’est ce que j’ai voulu retranscrire à travers mon livre. Juste à la surface, ou en dessous, c’est là que je me sens le plus à l’aise. On n’a plus cet effet de pesanteur, on flotte. J’ai appris à connaître les vagues, à les anticiper, à me faufiler entre, à les utiliser. Sentir le mouvement d’eau, c’est fascinant ! On se sent vivant.

Techniquement parlant, comment parvenez-vous à cette précision, cette pureté du rendu?

Pour obtenir une telle qualité d’image, il faut beaucoup d’acharnement, passer beaucoup de temps en mer à attendre les bonnes conditions, les bons moments.

Comment en êtes-vous arrivé à collaborer avec Ulysse Nardin?

J’ai toujours pensé qu’il existait une relation entre les vagues, la photographie et l’horlogerie, car ces trois univers sont reliés par la notion de temps. L’horlogerie, c’est une évidence. La photographie n’est qu’une question de temps : on ouvre l’obturateur pendant une certaine durée, un millième de seconde ou un dixième de seconde. Quant aux vagues, elles sont aussi liées au temps : ces trains de houle, qui arrivent depuis le Pacifique Sud et qui se propagent à intervalles régulier, se mesurent non seulement en taille mais aussi en secondes. On calcule des intervalles de 15, 16, 17 secondes. Avant de créer mon livre, j’ai commencé par chercher des sponsors car je n’avais pas les budgets pour l’auto-éditer tout seul. Je n’ai pas réussi sur le moment à trouver un partenaire horloger, mais dans l’année qui a suivi la sortie du livre, Ulysse Nardin m’a contacté en me proposant de faire partie de leur team d’ « Ulysses ». Étant dans l’océan depuis tout jeune, je me sens concerné par sa préservation, or la marque Ulysse Nardin souhaite communiquer et agir en ce sens. Nous n’en sommes qu’au tout début de notre relation mais j’espère sincèrement que nous arriverons à travailler sur de beaux projets ensemble.

Avez-vous le sentiment qu’avec vos images vous êtes un révélateur de beauté ?

J’essaie simplement de capturer et de retranscrire ce qui me fascine dans l’océan et les vagues. C’est en passant ma vie en mer que j’arrive à être le témoin de moments uniques et d’en ramener ces images qui surprennent parfois. C’est un moyen pour moi de véhiculer un message et permettre aux gens de découvrir l’océan sous un nouvel angle.

En photographiant les océans, en vivant auprès d’eux, est-ce que cela a changé votre vision du monde?

Oui forcément ! Je suis passionné par la mer depuis tout petit, cela fait 33 ans que j’entretiens une relation étroite avec les océans, j’y passe mes journées, c’est devenu ma passion, puis mon métier. Je me suis donc forgé ma propre vision du monde avec un intérêt premier pour les océans. Ils recouvrent tout de même 70% de notre planète, c’est donc un univers gigantesque ! Aujourd’hui, on prend conscience de certains problèmes : la pollution, les déchets, les rejets dans l’océan, les micro-plastiques … Des choses qui peuvent paraitre lointaines pour les personnes qui vivent dans des villes sans rapport direct à l’océan, mais pour moi, c’est primordial et j’espère que mes photos participeront à cette sensibilisation.

Les océans c’est votre lieu sacré?

C’est notre havre de paix, un endroit ou l’on se sent bien, où l’on aime évoluer. C’est comme une drogue : on éprouve le besoin d’y retourner. C’est en tout cas en mer que je trouve mon inspiration, en passant des heures à la nage avec mon appareil photo à photographier les vagues et à ne faire qu’un avec l’élément.