Les souliers de satin de Gherardo Felloni
Nommé en mars 2018, le nouveau directeur artistique de Roger Vivier est un ténor et un passionné d’art. Il suit en cela les traces de l’homme qui a créé cette prestigieuse marque de soulier et qui a chaussé les plus belles femmes du monde. – Entretien. Jean-Assem Privé, Paris. Photos : Isabelle Cerboneschi
La scène se passait en septembre 2018, dans un hôtel très particulier du 5ème arrondissement de Paris. Les femmes de chambre, qui accueillaient les hôtes, toutes armées d’un plumeau, dansaient sur les porte-bagages. La réceptionniste laissait entendre qu’il se passait de drôles de choses dans les chambres de cet Hôtel Vivier. Et c’était le cas.
Dans la première pièce, deux danseuses jumelles dansaient en miroir, dans la deuxième, une artiste peignait, dans la troisième une jeune actrice apprenait son script. Tout en haut de l’escalier trônait le portrait de la maîtresse supposée de ces lieux : l’actrice et chanteuse Tanya Drouginska, parfaite incarnation de la femme qui pourrait vivre en ces lieux foutraques à souhait. Dans une chambre à l’étage, deux cantatrices ont commencé à chanter O Sole Mio et à leurs voix s’est entremêlée celle de Gherardo Felloni, le directeur artistique de Roger Vivier qui a remplacé Bruno Frisoni en mars 2018.
Gherardo Felloni dessine des souliers mais accessoirement il est ténor. « J’ai étudié le chant, dit-il. J’ai placé dans chaque chambre des artistes qui exercent tous les arts que j’aime : la danse, la comédie, la photographie, la sculpture et le chant. » Toute cette mise en scène un brin baroque servait de décor aux stars du jour: les chaussures de la collection printemps-été 2019.
Six mois plus tard, en mars 2019, c’était un autre lieu et un autre décor qui accueillait la collection automne-hiver 2019-20 de Roger Vivier. Le thème ? « Le rêve ! Des rêves de femmes qui, de temps en temps, peuvent tourner au cauchemar », expliquait le directeur artistique.
Des sandales de satin, des escarpins ornés, des Mary Jane en vernis rouge, des baskets précieuses, très peu de talons hauts, parce qu’aujourd’hui on veut pouvoir courir après ses rêves.
Gherardo Felloni a repris le talon rebaptisé « courbette », inspiré des archives de Roger Vivier des années 70. « Il ressemble à une petite virgule. Je le trouvais très beau et je l’ai réinterprété. Il fait partie des archives moins connues de Roger Vivier. J’ai aussi créé un nouveau talon comme un rectangle incliné, très géométrique. Il y a beaucoup de rouge aussi dans cette collection. On en voit souvent porté par des actrices au cinéma. Une évocation de la scène, pourquoi pas ? »
La scène. C’était l’un des lieux de prédilection de Roger Vivier qui a chaussé les icônes de ce monde. Que ce soit Joséphine Baker dans les années 30 au Moulin Rouge, Marlène Dietrich dans les années 50 ou encore Farah Diba, alors impératrice d’Iran au début des années 60, elles ont toutes porté ses souliers à des moments majeurs de leur vie, comme des porte-bonheurs. Même la reine Élisabeth II l’avait voulu près d’elle, afin de réaliser ses souliers pour son couronnement, le 2 juin 1953.
La carrière de Roger Vivier c’est l’histoire d’un amoureux des femmes, d’un homme à la recherche constante de la beauté, passionné d’art et d’opéra, de design et de pièces baroques. Gherardo Felloni, qui a repris la direction de la création en mars 2018 après quelques années passées à la coordination artistique des accessoires chez Miu Miu, est un peu son alter ego. Il collectionne de fabuleux bijoux italiens du XIXème siècle, qu’il porte d’ailleurs souvent sur un col de chemise fermé, il est lui-même ténor et adore l’opéra, il ne peut se passer de Gio Ponti et a comme Roger Vivier, pensé à devenir architecte avant de finir créateur de souliers.
L’obsession qu’il a pour Roger Vivier et son histoire, avec laquelle il se sent particulièrement proche, le pousse à suivre les traces du maître en réinterprétant sa vision au XXIème siècle. Cela donne de nouveaux classiques revisités, une place importante laissée aux icônes féminines, avec un court-métrage tourné à Noël dont la tête d’affiche n’était autre que Catherine Deneuve, 52 ans après Belle de jour. Comment une icône telle que Deneuve influence-t-elle un créateur ? Comment créer à l’ère du digital ?
INTERVIEW
Jean-Assem Privé : Quel est votre parcours ?
Gherardo Felloni : Je viens de Toscane, d’une petite ville où ma famille possède un atelier de chaussures. C’est là que j’ai reçu, grâce à mon père et mon oncle, toutes les connaissances techniques en matière de conception de souliers. J’ai commencé à travailler à 18 ans à Milan pour Fendi, Helmut Lang et Miu Miu. Puis, il y a 10 ans, j’ai eu la chance de venir à Paris pour travailler chez Dior. C’était déjà un lien avec Monsieur Vivier, qui a également conçu les collections pour Christian Dior. Depuis un an maintenant, j’ai repris les rênes de la création chez Roger Vivier.
Que représente la maison Roger Vivier ?
Roger Vivier est une maison au patrimoine exceptionnel dont les archives sont une source d’inspiration pour tout créateur. Pionnier exceptionnel, il a réinventé et imaginé le soulier féminin en le transformant en œuvre d’art ou en magnifique sculpture.
Pour votre dernière présentation pendant la fashion week de mars, vous avez imaginé sept histoires comme des rêves merveilleux. D’où vous sont venues toutes ces images?
Pour cette collection, je me suis inspiré de ce dont les femmes rêvent et de leurs fantasmes. « Daydream Vivier » est une projection de leurs rêves et une métaphore de leur réalité. Sept femmes ont été les inspiratrice de la collection. Les chanteuses country ont inspiré les bottes « Viv Tex », une jeune femme en robe blanche – comme une demoiselle en détresse perdue dans la forêt – a inspiré les très féminins escarpins « Courbette », celle qui aspire à devenir une star de cinéma – comme Catherine Deneuve – a inspiré le nouveau sac de la saison, le « Beau Vivier ».
L’événement a été énormément relayé sur Instagram et a fait son petit buzz. Est-ce que votre façon de créer et d’imaginer vos collections changent à l’heure du digital ?
Je pense que les réseaux sociaux sont de plus en plus présents dans la vie quotidienne des gens, que la vie est plus rapide et que l’échange d’informations est aussi plus rapide. Le contenu des réseaux sociaux et de la vidéo est un produit de la collection et non l’inverse. Mais c’est quelque chose qui m’intéresse, surtout parce que je souhaite donner cette touche cinématographique à la maison. Je suis toujours inspiré par le théâtre et les films, je mets en scène mes collections et je crée ainsi un univers autour de la marque que tout le monde peut contempler sur Instagram.
Catherine Deneuve est devenue l’une des figures emblématiques de Roger Vivier, en rendant notamment populaire le soulier « Belle Vivier » dans le film Belle de Jour de Luis Bunuel en 1967. Elle a réitéré pour noël 2018 avec vous le temps d’un court-métrage. Comment une telle personnalité inspire-t-elle un créateur dans son processus créatif ?
Catherine Deneuve est une icône de la beauté et du style universel. Évidemment, l’un de ses looks les plus pertinents est celui de Belle de Jour dans lequel elle portait les souliers à boucles créés par Roger Vivier. C’est précisément pour cette raison qu’elle est une source d’inspiration, car elle représente la femme française, élégante et sophistiquée. Elle sera toujours une référence pour chaque créateur de souliers, en particulier pour celui qui travaille pour Roger Vivier.
Avez-vous une ou plusieurs icônes qui vous inspirent ?
J’aime les femmes en général, qu’elles soient réelles ou fantasmées. Les femmes qui m’inspirent, je les trouve partout et tous les jours, surtout dans une ville comme Paris.
Comment vos passions pour l’opéra, les bijoux d’époque, le mobilier italien des années 50, entre autres, guident-elles votre processus créatif ?
Ma passion pour les arts est quelque chose que je partage avec Monsieur Vivier. J’adore le design d’intérieur et l’architecture, et cela a une influence sur la forme et les proportions de mes créations. De plus, mon amour des bijoux m’inspire quant à l’ornementation et les broderies qui viennent épouser les volumes.
Quel est votre modèle de soulier favori Roger Vivier ?
J’aime tous les souliers et les sacs que je dessine, mais si je devais en choisir une seule de la dernière collection, je dirais le décolleté avec un somptueux nœud et le talon Courbette, inspiré du magnifique talon de Monsieur Vivier. Le nœud peut être enlevé et porté comme un vrai nœud papillon.
Vous êtes ténor. Cela vous arrive-t-il de chanter dans votre studio ?
Oui, j’ai été ténor pendant de nombreuses années au Conservatoire de Paris. Et oui, je pousse la chansonnette au bureau !
Quelle est votre définition du bonheur ?
Liberté, amour et beauté.