Elie Saab et Elie Saab Jr: le temps de la transmission

Lors d’une longue interview qu’ils m’ont donnée après le défilé haute couture automne-hiver 2023-24, Elie Saab, le fondateur de la maison de couture qui porte son nom et son fils Elie Saab Jr, ont évoqué le présent et surtout l’avenir. Le couturier, qui a le don d’embellir les femmes depuis 1982, a transmis les rênes de sa marque à son fils. Il en reste bien sûr le directeur artistique. Entretien à deux voix. Isabelle Cerboneschi. Style & photo shooting: Buonomo & Cometti.

Depuis des décennies, Elie Saab est le couturier préféré des princesses et des stars qui foulent le tapis rouge. C’est d’ailleurs grâce à l’une d’elles, l’actrice Halle Berry, qui, en 2002, avait gagné un Oscar vêtue dans une robe signée Elie Saab, que son nom a commencé à se faire connaître dans le monde entier. « Ce fut un coup médiatique énorme. Nous avions déjà commencé à faire du prêt-à-porter, mais nous étions principalement une maison de couture qui habillait des princesses et des femmes d’un certain milieu. A partir de ce moment-là, ce nom a pris une dimension populaire», confie le couturier.

Selon sa biographie autorisée, Elie Saab fut un enfant précoce: il a commencé à dessiner des modèles, des patrons et à tailler des robes pour sa sœur dans les nappes et les rideaux maternels dès l’âge de 9 ans. En 1982, il a 18 ans et ouvre son premier atelier au Liban. La notoriété de ce jeune couturier commence à se répandre hors des frontières de son pays dans les années 90 et en 1996, il est invité par la Camera nazionale della moda à présenter ses collections à Rome, à l’occasion de la semaine de la mode Alta Moda. En 1999 Elie Saab défile pour la première fois lors de la semaine de la couture à Paris et ouvre un bureau dans la capitale française l’année suivante. En 2002, il est nommé « membre correspondant » par la fédération de la haute couture et de la mode. Deux ans plus tard, il lance sa ligne de prêt-à-porter et transfère son siège à Beyrouth. Depuis lors, ce père de trois garçons oscille entre les deux villes.

Elie Saab est devenu bien plus qu’un nom de famille: c’est celui d’une marque globale connue non seulement dans le monde de la couture, du prêt-à-porter et des robes de mariée, mais aussi celui de la parfumerie depuis 2011 ainsi de la décoration d’intérieur. Parce que son fils Elie Saab Jr travaille à ses côtés depuis des décennies, le couturier a décidé de lui transmettre les rênes de l’entreprise. Il en reste bien sûr le directeur artistique.

Pour marquer cette passation de pouvoir, Elie Saab souhaitait réaliser une interview avec son fils. Il ne restait qu’à exaucer son souhait…

INTERVIEW

Monsieur Saab, vous avez ouvert vos ateliers en 1982, à l’âge de 18 ans, en pleine guerre civile au Liban. Qu’est-ce qui vous a donné la force de continuer et de grimper au sommet?

Elie Saab : C’est peut-être le fait qu’à l’âge de 18 ans, j’avais l’assurance d’avoir créé un produit avec lequel je pouvais me battre. En réalité, j’ai commencé à travailler beaucoup plus tôt et quand j’ai fondé mon premier atelier, en 1982, j’étais sûr que les femmes voulaient porter mes robes et que je pouvais aller beaucoup plus loin.

En 2010, lors d’une interview, vous m’aviez dit que vous rêviez d’habiller les femmes lorsque vous étiez encore un enfant et qu’à 9 ans vous coupiez des robes pour votre sœur dans les rideaux et les nappes de votre maman. Vous avez commencé comme couturier autodidacte. Comment cette vocation est-elle née?

Elie Saab: C’est quelque chose qui est né avec moi. Même moi, parfois, je n’arrive pas à l’expliquer. J’ai senti très tôt que j’avais une vision et que je pouvais devenir couturier.

Et vous Elie Saab Jr, qu’est-ce qui vous a donné le goût de la couture?

Elie Saab Jr: J’ai grandi dedans, même si je n’y ai jamais été forcé. Ce qui m’a poussé à travailler avec mon père, c’est de voir à quel point il était investi dans le développement de cette maison. C’est devenu une mission, ma mission. Nous voulons tous les deux faire de cette compagnie une entreprise globale et pas seulement une maison de mode. C’est ce que nous avons réussi à réaliser ces dernières années en développant non seulement les activités couture et le prêt-à-porter mais aussi les vêtements pour enfants, les accessoires, les montres et tout un monde lié à la maison et à l’ameublement. Sans oublier les différents partenariats immobiliers que nous avons développés en Asie, en Europe, aux Etats-Unis, en Amérique du Sud: douze en l’espace de trois ans! La marque Elie Saab est devenue une référence dans le monde du furniture branded real estate, les produits immobiliers co-brandé. Et ce n’est que le début de notre expansion.

Où en êtes-vous dans le développement de vos parfums

Elie Saab Jr : C’est la première extension de la marque que nous avons réalisée en dehors de la couture et qui a remporté un très grand succès. Aujourd’hui nos parfums sont distribués dans plus de 10’000 points de vente dans le monde entier. Dans beaucoup de pays, nous nous situons dans le top 3 ou le top 5. Cela nous rassure sur le fait que la marque a une possibilité d’expansion importante et ce, dans tous les pays. Le parfum nous permet de réfléchir à ce que nous offrons avec le prêt-à-porter et avec toutes les catégories de produits. Nous avons déjà trois lignes qui s’adressent à tous les publics féminins. Le Parfum reste le pilier de notre activité. Girl of Now, plus dynamique, s’adresse à une clientèle plus jeune. La troisième gamme, que nous venons de lancer et qui s’appelle Elixir, relève d’une approche plus sensuelle du parfum. Nous réservons à nos clientes encore de très belles surprises dans les années à venir.

Et qu’en est-il de vos boutiques?

Elie Saab Jr: Pendant ces deux dernières années, nous avons développé la présence d’Elie Saab dans différents pays où nous n’étions pas auparavant. Avant la crise du Covid, nous avions cinq magasins: Beyrouth, Paris, Londres, Dubaï et New York. En l’espace de deux ans, nous avons développé notre présence au Moyen-Orient, avec des boutiques à Abu Dhabi, en Arabie Saoudite, au Qatar, ainsi qu’en Europe en ouvrant un magasin à Milan et un autre à Monaco cet été, sans oublier nos boutiques saisonnières de Saint-Tropez et de Saint-Barthélémy. Aujourd’hui, Elie Saab possède douze magasins, dont sept ont été ouverts ces deux dernières années, l’idée étant de continuer cette expansion.

Songez-vous à développer une ligne de maquillage et de cosmétiques?

Elie Saab Jr: Cela fait partie de nos plans mais ce n’est pas imminent. Nous souhaitons surtout consolider ce que nous avons déjà accompli et renforcer les piliers sur lesquels la marque s’appuie. Quand le temps sera venu, il y aura d’autres opportunités de développement sur lesquelles nous travaillons déjà. Cela nous a pris quatre ans pour préparer nos dernières évolutions. Nous sommes en train de concevoir les prochaines. Nous avons beaucoup d’ambition, nous ne pouvons nous permettre de nous arrêter où nous sommes.

Monsieur Saab, vous avez placé le Liban sur l’échiquier de la mode. Qu’est-ce qui a changé dans le monde de la couture depuis vos débuts?

Elie Saab: Beaucoup de choses, mais j’aimerais que mon fils commence à vous répondre.
Elie Saab Jr: Quand mon père a débuté, il n’y avait pas de culture de la mode au Liban. C’est grâce à lui que l’on voit aujourd’hui beaucoup de créateurs et couturiers d’origine libanaise défiler à Paris. Mon père a travaillé de telle sorte qu’il a réussi à briser le plafond de verre: il a prouvé qu’un couturier libanais pouvait atteindre un niveau international. Quand il a décidé de se développer en dehors des frontières de son pays, il a choisi l’Italie comme première étape. Il a dû faire comprendre la philosophie de la femme qu’il représentait. Le monde à l’époque n’était pas global et notre culture moyen-orientale était encore assez méconnue.
Elie Saab : Nous sommes arrivés au bon moment. J’ai emporté avec moi beaucoup de ma culture. Avec ma présence dans les Fashion Weeks, j’ai permis de faire comprendre qui est vraiment la femme arabe, ses exigences par rapport à la qualité, aux formes. J’ai ouvert une porte vers les pays du Moyen-Orient aux maisons françaises et internationales. Ce sont des contrées où les femmes ont un énorme pouvoir d’achat. Quand je suis arrivé à Rome, je n’étais pas un débutant: j’avais déjà du succès et une clientèle fidèle. Mais je voulais me faire connaître de manière internationale.

Depuis vos débuts vous n’avez jamais créé de collections que l’on pourrait appeler «orientales ».

Elie Saab : Parce que je n’ai jamais puisé dans la tradition orientale pour créer mes collections. Depuis le premier jour, j’ai présenté un produit très cosmopolite. C’est ce que la femme arabe voulait. Elle ne souhaitait pas être transformée en Shéhérazade (rires)! Son but, c’est d’être une femme moderne, féminine, chic et élégante.

L’une de vos signatures est votre art d’embellir les femmes, quelle que soit leur silhouette. Vous sculptez leurs corps avec vos robes. Quel est votre secret?

Elie Saab : C’est notre point fort. Nos créations donnent envie aux femmes de révéler leur féminité: nous respectons leurs rondeurs, leur beauté. Le secret, c’est simplement la coupe, qui est calculée au millimètre près. Une coupe peut tout changer.

Jusqu’en 1996, vous étiez surtout connu au Liban et dans les pays limitrophes. Puis vous avez défilé à Rome lors d’Alta Moda. Peut-on dire que votre carrière internationale a commencé cette année-là?

Elie Saab: J’ai présenté ma première collection en 1982 à Beyrouth et cela m’a permis de lancer ma marque dans les pays arabes. En défilant à Rome, en 1996, c’était comme si la même chose se répétait, sauf que cette fois, cela a permis à la femme européenne de découvrir mes créations.

En 2000, vous vous êtes installé à Paris, en 2002 vous êtes devenu membre correspondant de la fédération de la haute couture et de la mode. Paris, c’était un rêve?

Elie Saab: Notre passage à Rome avait un but: étudier le marché avant de commencer à produire une ligne de prêt-à-porter à Milan. Ce passage à Rome fut très important dans ma carrière: il m’a permis de tester le terrain européen. Mais j’aspirais à me faire connaître par la presse internationale qui assiste à la Fashion Week parisienne. Nous avons présenté notre première collection à Paris en 1999 puis en 2000 nous avons ouvert un bureau parisien dédié à la couture avant d’ouvrir notre première boutique dans la capitale en 2006. Paris, c’était en effet mon objectif ultime.

Vous avez transmis le flambeau à votre fils. Comment espérez-vous qu’il continue cette histoire qui est la vôtre? Et vous, Elie Jr comment souhaitez-vous écrire les nouveaux chapitres de la maison?

Elie Saab: Elie me suit depuis qu’il a dix ans, mais je ne l’ai jamais poussé à le faire. Il s’est familiarisé avec la compagnie d’une manière qu’aucun directeur n’aurait pu le faire. Chaque père aimerait que ses fils travaillent avec lui, de manière positive, en apportant leurs compétences dans l’entreprise. Elie a apporté à la compagnie un souffle de jeunesse. C’est un visionnaire. Parfois nous avons les mêmes questionnements et les mêmes réponses. C’est un bonheur pour moi de travailler avec lui.
Elie Saab Jr: Pour compléter ce que mon père vient de dire, c’est aussi un plaisir et un honneur pour moi de pouvoir l’accompagner et de poursuivre cette vision qu’il m’a transmise dès mon plus jeune âge et dans laquelle je crois. Il y a encore beaucoup de choses à faire. Pouvoir travailler avec mon père, qu’il me permettre de m’exprimer, de présenter mes idées, c’est rare et précieux. Il m’a laissé faire certaines erreurs aussi, mais tout ce que j’ai réussi, c’est grâce à la confiance qu’il a placée en moi.
Elie Saab: Je croyais en lui. Tant que les parents sont en vie, ils ont le devoir d’accompagner leurs enfants, de les soutenir et de les laisser faire des erreurs, en restant à leur côté afin qu’ils puissent apprendre de ces faux-pas. Les parents en font eux aussi, parfois. Cette société représente une grande partie de ma vie. J’aimerais que mes fils reprennent le flambeau après moi. Et Elie en a le potentiel.

Comment l’un et l’autre définissez-vous l’esprit Elie Saab?

Elie Saab: Le succès de cette marque s’est construit autour du produit et du respect que nous avons pour la beauté des femmes. L’esprit de la maison se développe jour après jour.
Elie Saab Jr: L’esprit d’Elie Saab, c’est de créer des collections pour une femme élégante, puissante, opulente, grâce à la maîtrise de tous les métiers de la haute couture. On peut ressentir l’influence de la couture dans notre prêt-à-porter et c’est inévitable car tout a commencé par elle. On retrouve aussi cette influence dans nos autres activités, que ce soit le parfum ou les objets de décoration.

Elie, comment souhaitez-vous écrire la couture au XXIe siècle?

Elie Saab Jr: J’ai eu la chance de naître dans un monde sans internet et de connaître les deux univers: celui de l’avant et celui de l’après. J’ai été un témoin de la transition. Internet fait partie de la vie des gens désormais et nous avons beaucoup travaillé sur notre présence en ligne. Lorsque les médias sociaux sont apparus, nous avons été l’une des premières maisons à être présente sur Facebook. Il y avait quelques controverses mais nous y avons cru. J’avais mis sur pied un plan marketing sur les réseaux et mon père m’a donné le feu vert. A ce jour, Elie Saab est toujours placé dans le top 10 des marques de luxe présentes sur Instagram et pas seulement en termes de followers – nous en avons 10 millions – mais aussi en termes d’interactivité. Nous avons de véritables fans qui aiment la marque. Mais cela ne remplace pas la véritable relation avec la clientèle, dans le monde réel. A mon avis, plus la technologie va devenir avancée et plus les gens vont se rapprocher du réel. Les jeunes générations sont très intéressées par les traditions et l’environnement. Nous devons nous adapter aux évolutions, en prendre le meilleur, tout en préservant le cœur de notre savoir-faire.

Vous évoquez l’intérêt des jeunes générations pour la tradition. Or l’une des caractéristiques de vos créations, c’est la richesse et la beauté des broderies. Elles sont toutes réalisées dans vos ateliers au Liban, n’est-ce pas?

Elie Saab Jr: Oui, toutes les broderies, tous les ornements de la haute couture sont entièrement réalisés par nous. Nous créons également les collections « grand soir » et nos lignes de mariées dans nos ateliers au Liban. En revanche, notre prêt-à-porter plus casual est développé en Italie avec nos partenaires historiques.

Dans votre dernière collection couture A Glamour of Yore (Le glamour d’antan, ndlr), on sent l’influence d’un Moyen-Age rêvé et lumineux, avec un magnifique travail de corseterie et de broderies. Quel message souhaitez-vous faire passer: celui de femmes puissantes qui ont changé l’histoire et qui pourraient changer le présent?

Elie Saab : Exactement tout ce que vous venez de dire (rires)! En réalité, je ne cherche pas à trouver des explications trop poussées pour définir ce que je crée: je recherche avant tout la beauté. J’aime que les vêtements flattent chaque femme. Nous créons des broderies différentes pour chaque collection: il s’agit d’un élément fondamental de la haute couture. Cette collection est riche, flatteuse, royale, tout ce que nos clientes attendent. Nous avons développé des techniques de broderie très différentes en trois dimensions pour la réaliser. La façon de broder avec des fil de soie et d’or, les couleurs utilisées, les motifs, les fleurs en relief, tout cela évoque un peu les tapisseries de la manufacture des Gobelins.

Quatre looks étaient portés par des mannequins hommes. Parmi votre clientèle couture, y-a-t-il des hommes et si oui, qui sont-ils?

Elie Saab: Nous habillons l’homme et l’enfant depuis toujours mais c’est la troisième fois que nous présentons des pièces de couture masculines. Les manteaux et les capes remportent un énorme succès. Beaucoup d’hommes veulent porter des pièces exceptionnelles pour assister à des soirées formelles. Pour réaliser ces manteaux et ces capes, nous nous sommes inspirés de vêtements de cour: certains vêtements sont brodés avec du fil d’or. Nous aimerions d’ailleurs lancer une ligne masculine. Nous sommes en pleine réflexion…

Les dos de vos robes sont toujours très beaux, très spectaculaires. Pourquoi cet accent sur le dos?

Elie Saab: Il y a deux parties du corps que j’aime sublimer: la taille, qui est sacrée, et le dos. Imaginez: une femme entre dans une pièce portant l’une de mes robes. Elle est très belle mais quand elle se retourne, elle est encore plus belle. Elle devient alors une apparition. Je crois à la beauté cachée.

Quelle est votre définition de la beauté à tous les deux?

Elie Saab: Celle qui se reflète dans le miroir. La beauté, c’est de montrer qui l’on est, sans se cacher derrière des déguisements en s’oubliant soi-même.
Elie Saab Jr: Je partage la vision de mon père. La vraie beauté commence à l’intérieur et irradie à l’extérieur.