“J’ai choisi de vivre dans un monde où il y aurait place pour la magie.”
Le designer Ini Archibong a créé la nouvelle montre Galop d’Hermès présentée aujourd’hui au Salon International de la Haute Horlogerie. Il s’est inspiré de l’histoire équestre de la maison et de ses harnachements. Un modèle pour les femmes, que les hommes leur emprunteront sûrement. Interview. — Isabelle Cerboneschi.
Le designer Ini Archibong a reçu en héritage un nom qui semble l’avoir prédestiné à dessiner une montre un jour. Ini signifie « le temps » et Archibong, quelque chose qui s’approcherait de « béni de Dieu ». Mais cela, la maison Hermès ne le savait pas encore lorsqu’il fut question de lui demander de dessiner une montre féminine, il y a trois ans.
Ini Archibong a longtemps cherché sa voie avant de la laisser s’imposer d’elle-même. Né en Californie, de parents originaires d’Afrique de l’Ouest, il a essayé de se fondre dans le juste moule, comme on l’entend outre-Atlantique: collège, université, un métier qui fait sens pour une famille où tout le monde a étudié dans une Yvy League. Il va sans dire que devenir designer n’était pas une option.
Ini Archibong a donc étudié le business à l’University of Southern California et aurait pu devenir banquier, mais cela ne correspondait pas à l’appel de son âme. Et lorsque je dis « âme », c’est à-propos: elle est l’un des principaux outils auxquels il recourt lorsqu’il crée. Créer, c’est ce qui le faisait vibrer avant même qu’il soit conscient que son destin était de raconter des histoires à travers des objets inspirés.
Lorsque cette conscience est venue à lui, il s’est formé dans les meilleurs écoles: le Pasadena’s Art Center College of Design en section design environnemental, où il a passé cinq ans de sa vie, puis L’École Cantonale d’Art de Lausanne. Et c’est grâce à l’ECAL que la rencontre entre la maison Hermès Horloger et Ini Archibong s’est faite.
« C’est une histoire qui remonte à trois ans, explique Philippe Delhotal, le directeur création et développement d’Hermès Horloger. Il nous était apparu évident qu’il fallait créer une nouvelle montre dame. Je m’étais rapproché de l’ECAL et j’avais demandé à Alexis Georgacopoulos, le directeur de l’école, s’il connaissait de jeunes créateurs avec qui nous pourrions travailler. Parmi les dossiers qu’il m’a présentés, j’en ai sélectionné un, ce fut celui d’Ini. Ce qui m’a séduit, c’est la simplicité du trait qui me rappelait la singularité de la maison Hermès. Nous sommes rencontrés à Lausanne et ce fut le début d’une aventure humaine. »
Ini Archibong crée à sa manière toute particulière: il médite, se promène dans la forêt, contemple le lac de Neuchâtel, où il vit, et c’est en faisant le vide en lui-même que le plein d’idées vient combler ce vide. Le designer n’avait jamais dessiné de montre. Mais c’est justement ce qui a plu à la maison: il serait plus à même d’apporter un peu de fraîcheur au projet. « Le brief était extrêmement large: nous voulions une montre pour femme, élégante, en lien avec la maison, explique encore Philippe Delhotal. Et pour qu’Ini s’imprègne de l’esprit de la maison, nous l’avons emmené à Paris visiter le Conservatoire Hermès. »
Quand je découvre la montre Galop d’Hermès que me tend Ini Archibong, elle m’apparaît comme une évidence. L’essence de la maison, ses origines équestres, tout est là, concentré en un dessin essentiel. Le boîtier pourrait évoquer un étrier, l’ébauche d’un cadenas qui clôt un sac Kelly. Et je me demande comment Hermès n’y a pas pensé plus tôt?
Les premières discussions ont eu lieu en 2015, l’année où Ini Archibong fut diplômé. Même si la Galop a des formes simples, ce fut un long processus. Il n’est pas aisé d’atteindre l’esssentiel. Ce modèle joue avec les codes du féminin et du masculin, en phase avec l’époque. Depuis quelques saisons la notion de genre est bousculée dans le monde de la mode, des accessoires et de la beauté. L’horlogerie masculine a toujours été un territoire où les femmes aimaient s’aventurer, mais le contraire est rarement vrai. Or avec la Galop d’Hermès, on imagine très bien un homme porter cette montre conçue pour les femmes. Sa taille est suffisamment grande, ses lignes pures n’ont pas de genre, et avec ses chiffres inventés exprès, elle ne fait référence à aucun modèle antérieur. Autant réinventer l’art de son porter…
INTERVIEW
Lorsque vous êtes arrivée chez Dior, vous veniez de quitter le studio Chanel où vous avez créé les accessoires et les bijoux avec Karl Lagerfeld. Dans quel état d’esprit étiez-vous ?
J’étais très heureuse de démarrer cette nouvelle aventure et créer la joaillerie de A à Z pour Dior, car elle n’existait pas.
Dès les premières collections votre style a détonné avec la haute joaillerie de l’époque. Vous avez amené une légèreté, une décomplexion nouvelle. Est-ce parce que vous veniez du monde de l’accessoire et que les enjeux n’étaient pas les mêmes ?
J’aime les vrais bijoux depuis que je suis petite. J’ai le goût des pierres, du métal précieux, de la joaillerie. Quand je créais les accessoires pour Chanel, en parallèle, je m’amusais à me faire de vrais bijoux. J’adorais aller chez les antiquaires qui vendaient des joyaux anciens, à l’heure du déjeuner. J’y apprenais les pierres, les différentes techniques de joaillerie ancienne. Venant de la mode, j’avais l’habitude de créer à un rythme très soutenu. A l’époque nous devions lancer des collections tous les deux mois. Je suis arrivée dans ce milieu de la joaillerie dans un état d’esprit libre et assez frais, car je n’étais pas formatée, je ne venais pas du sérail. J’avais appris par passion. Par ailleurs, la mode ouvre les champs et l’esprit ; on y est visionnaire et cela m’est resté.
Toute maison joaillière possède une signature. Lesquelles vous attiraient ?
Il s’agit d’enseignes qui n’existent plus. Je pense à René Boivin, lorsque sa femme, Jeanne Boivin, dirigeait la maison et que les bijoux étaient dessinés par Suzanne Belperron. Mais aussi à Cartier, du temps de Jeanne Toussaint. Ces femmes ont marqué une époque. Cette période très créative de la joaillerie m’amusait beaucoup et j’avais envie de la réhabiliter.
Vous ne citez que des femmes. Ont-elles plus d’audace que les hommes?
Je ne pense pas car Fulco di Verdura et Jean Schlumberger ont fait des bijoux extravagants. Mais ces femmes-là ont réussi à faire leur place dans ce milieu réservé aux hommes. Quand elles l’ont quitté, les maisons de joaillerie ont choisi de ne plus communiquer sur les créateurs. Elles ont fait appel à des dessinateurs et le directeur choisissait le dessin, mais sans aucune vision artistique.
Quand vous êtes arrivée place Vendôme, pourtant, vous avez été immédiatement mise en lumière.
J’ai été mise en lumière car la maison met en avant ses créateurs. Mais surtout, j’étais la première à créer des bijoux pour Dior, une maison de couture qui donnait naissance à un département de haute joaillerie. J’ai pu ainsi incarner assez librement la joaillerie Dior.
Vous avez toujours aimé la mode vintage et certaines de vos créations, comme les bagues Diorette en laque, m’évoquent ces bijoux fantaisie que les femmes portaient dans les années 50. Etait-ce une manière d’inverser les valeurs et transformer la fantaisie en objet précieux ?
En fait, pour Diorette, je me suis plutôt inspirée d’une aquarelle que Christian Dior avait dessinée pour un menu de déjeuner où il avait convié ses amis dans sa propriété de Milly-la-Forêt. Je suis partie de cette nature dessinée de manière très naïve et charmante. Je me suis dit que parmi les fleurs de ce jardin, il devait forcément y avoir une marguerite, un coquelicot, une petite rose, et je les ai imaginés très simplement, avec des couleurs primaire. Pour moi, ces bagues, ce sont les fleurs du jardin de Christian Dior.
Christian Dior n’est resté finalement que dix ans à la tête de sa maison. Que souhaitiez-vous exprimer de son univers ?
Dès la première collection, je me suis servie de différents thèmes existant chez Dior : celui de la couture, des jardins, des bals,… Je venais de chez Chanel, de l’école de Karl Lagerfeld, qui aimait utiliser les éléments identitaires d’une maison pour raconter de nouvelles histoires et je me suis plongée dans les archives. J’en ai sorti quelques éléments emblématiques, comme la rose, le muguet, les petites abeilles, les gri-gri, parce que Christian Dior était superstitieux, et j’ai joué avec eux
Que racontait la collection « La fiancée du vampire » avec sa broche au coeur percé et son collier de diamant « Morsure » d’où perlait deux gouttes de sang en spinelle?
Une histoire d’amour que j’ai voulu imaginer pour Christian Dior. Quelles amours pouvait-il vivre à cette époque où l’homosexualité n’était pas acceptée, et encore moins dans un milieu bourgeois ? J’ai pensé à une aventure très romantique, mêlant l’amour, la passion, la mort, le sang…
Pour de jeunes joailliers, vous faites partie de celles et ceux qui ont révolutionné, à leur manière, la joaillerie. En digne descendante de l’aristocrate Boni de Castellane, faire la « révolution » peut paraître cocasse. Le voyez-vous ainsi?
Je suis très touchée d’intéresser des jeunes et de penser que ce métier peut encore séduire. La main de l’homme qui travaille le bijoux de manière artisanale est une chose extraordinaire dans un monde qui se déshumanise. C’est une manière de se rattacher à la civilisation. Je trouve que c’est merveilleux, ces jeunes qui veuillent créer des bijoux avec leurs mains. C’est un savoir-faire unique. Quant à révolutionner ? Que dire ? Quand je suis arrivée dans le monde de la joaillerie j’ai imaginé autre chose car je ne trouvais rien qui me plaisait. C’était tellement conformiste, coincé et ennuyeux que je ne comprenais pas pourquoi, avec des matériaux précieux, on ne pouvait pas faire quelque chose de plus créatif, poétique, intéressant. Il y avait tant à faire, revisiter les techniques anciennes, les réinventer. Le champs créatif, qui avait été pu être foisonnant autrefois, était laissé totalement vide. Il y avait donc de la place pour faire autrement. Mais est-ce révolutionner ou plutôt continuer quelque chose qui avait été interrompu ? Disons que j’ai la chance de travailler avec beaucoup de liberté et que je me challenge moi-même car je déteste m’ennuyer.
Quelles sont vos intentions quand vous créez un bijou : est-ce un talisman, un embellisseur, une parure ?
C’est un peu tout cela : un mélange entre le trésor, le talisman, le symbole de puissance. Ce sont des objets qui se transmettent, que l’on offre avec amour. Ils font aussi partie depuis toujours des parures que l’être humain porte de manière archaïque. Le bijoux représentent un langage, mon langage. Les pierres, les couleurs, les dessins sont des mots, des phrases. Une façon de lutter contre, contre des choses que je trouve effrayantes, tristes, malheureuses, impossibles. Ce qui est merveilleux avec un bijou, c’est que cela dure éternellement. Même si on les laisse dans un tiroir pendant des années, quand on les retrouve, on est heureux de les porter, contrairement aux vêtements qui s’abiment et qui sont un peu tristes sur leur cintre.
Il y a beaucoup d’humour dans vos créations. Est-ce l’un des ingrédients essentiels ?
Je ne sais pas s’il y a de l’humour dans ma création, mais il y en a dans ma vie. Je ne pourrais pas vivre sans humour, ni avec quelqu’un qui en est dénué. C’est un don et un talent. La vie est plus facile avec l’humour.
Partez-vous de la pierre ou de l’idée pour créer?
Je pars plutôt d’un concept. La pierre vient en second, même si elle est indispensable.
La dernière collection de haute joaillerie est abstraite et quasiment monochrome. Quel était le concept à l’origine de Gem Dior ?
Je n’avais jamais travaillé l’abstrait et j’ai voulu créer une collection que j’appelle « abstraite organique ». Je suis partie de l’idée de la cristallisation des pierres dans la nature, que j’ai voulu rendre avec des reliefs, des structures qui courent le long du doigt. Cela fait vingt ans que je travaille pour Dior, j’ai fait beaucoup de collections différentes. Et si je pouvais rentrer dans ces bijoux en zoomant, qu’est-ce que cela donnerait ? Je verrais comme des pixels de pierres et c’est ce que j’ai fait.
On a le sentiment que les pierres ont été jetées sur une table et se sont agencées de manière hasardeuse.
Voilà. Et le résultat n’a pas l’air très travaillé, alors qu’au contraire ! Cette collection est d’une grande complexité, surtout en ce qui concerne le montage.
Qu’est ce qui a radicalement changé dans le monde de la joaillerie depuis vingt ans ?
Je pense que les marques se sont toutes mises à faire des choses plus créatives. On sent qu’il y a une volonté de communiquer différemment, de lancer plus de collections. Et surtout, les gens s’achètent des bijoux de manière beaucoup plus spontanée. C’est l’objet le plus précieux qui soit, or tout le monde le porte désormais comme un accessoire de mode. Il y a aussi de nouveaux portés inspirés de tableaux, de différentes cultures : les boucles d’oreilles tribales, les bijoux de main, de pied, les piercing. L’histoire et l’envie de modernité se sont mélangés. C’est une très belle époque. Il peut être heureux le bijoux !