Les secrets de fabrication du sac 2.55 de Chanel
En février 1955, Gabrielle Chanel lançait un “sac à mains libres” qu’il n’était plus nécessaire de porter au poignet et qui laissait les femmes libres de leur mouvement. S’inspirant des sacoches militaires, elle a songé ajouter une bandoulière en forme de chaîne à son précieux accessoire. Plus d’un demi-siècle plus tard, le sac 2.55 de Chanel est un classique. Visite dans les ateliers pour comprendre les secrets qui se cachent dans ses renforts. – Isabelle Cerboneschi, Paris.
Depuis que la mode est mode, peu de sacs ont réussi à imposer leur nom durant des décennies. Le 2.55 fait partie de ces rares-là. Son histoire est romanesque, à l’image de la vie de Gabrielle Chanel, qui l’a créé. J’avais envie de découvrir comment naît un 2.55. Rendez-vous dans les ateliers, dans la banlieue parisienne. Ou plutôt non, rendez-vous tout d’abord avec l’histoire, le curseur posé sur le mois de février 1955.
Gabrielle Chanel n’a jamais suivi les codes en vigueur en matière de mode, ni en matière de parfum, ni en matière de rien. Elle a innové sans véritablement chercher à le faire: elle créait les objets comme elle souhaitait qu’ils soient. Point. Elle recherchait le côté pratique des choses avant tout, leur beauté allant de soi. Ce souci de pragmatisme, allié à un solide sens esthétique, a donné lieu à des vêtements, des parfums et des accessoires qui sont inscrits à jamais dans l’histoire de la mode et s’offrent le luxe de la traverser de leur intemporalité.
L’histoire du 2.55 remonte en réalité à 1929. Gabrielle Chanel avait déjà créé sa maison de modiste de la rue Cambon en 1910, elle avait déjà ouvert sa boutique de Deauville en 1913 et sa maison de couture à Biarritz en 1916. Elle trouvait les sacs de femmes peu pratiques et s’est inspirée d’objets du quotidien, comme elle le fera à de nombreuses reprises. S’inspirant des sacoches militaires qui se portent en bandoulière, elle crée quelques sacs dotés d’une attache dans un format livre de poche en jersey pour son usage personnel. « Fatiguée de tenir mes sacs à la main et de les perdre, j’y passais une lanière et le portais en bandoulière », confiait-elle à son ami l’écrivain Paul Morand.
Mais l’époque n’est pas encore au mélange des genres, et il lui faudra attendre février 1955 pour lancer un sac qui deviendra une légende dans le monde de la mode. Son corps est fait de jersey ou de cuir matelassé « diamant », un motif en losanges qui s’inspire des tapis de selles, des couvertures équestres et des vestes des lads qu’elle croisait à Royallieu, propriété d’Etienne Balsan dont elle était la protégée.
Dans ce sac, on retrouve quelques autres éléments autobiographiques, comme la chaîne métallique qui permet un porter à l’épaule: une évocation des ceintures auxquelles les sœurs d’Aubazine – l’orphelinat où Gabrielle Chanel a grandi – accrochaient leurs clefs. L’intérieur est en gros-grain rouge, pour mieux retrouver ses affaires et comporte sept poches: la poche « sourire » à l’arrière, baptisée ainsi par les ateliers pour sa forme arrondie qui évoque le sourire de Mona Lisa, des poches à soufflets pour y ranger des cartes de visite, des poudriers, une poche étui à rouge à lèvres, accessoire de beauté qui ne la quittait jamais, et une poche secrète fermée d’un zip et deux autres poches. Coco Chanel pourrait avoir inventé la notion de secret tant sa vie en est émaillée. Quant au fameux logo en forme de double C, inspiré des vitraux d’Aubazine, il est surpiqué sur le rabat. Le 2.55 se clôt par un fermoir tourniquet rectangulaire baptisé «Mademoiselle». C’était ainsi qu’on l’appelait.
Le sac apparaît pour la première fois dans la presse en automne 1956. En 1961, Le magazine Elle apprend à ses lectrices que la princesse Paola, Romy Schneider, Arletty, Jeanne Moreau, Gina Lollobrigida, notamment, ont toutes adopté le même sac. « Un objet de cuir matelassé et raffiné signé Chanel ». Cet accessoire essentiel n’a pas encore de nom. La presse le surnomme « Le Classique » ou « Le fameux sac Chanel ». Il ne sera baptisé le 2.55 qu’en 1992, dans la première édition du magazine Chanel.
Le 2.55 a traversé les époques et les modes, objet indémodable justement, parce qu’il ne se contente pas d’être un accessoire. Il serait plus juste d’appeler « essentiel » ce sac qui permet à une femme de transporter tout ce qui lui est nécessaire, tout en laissant ses deux mains libres. Avec le 2.55, « la forme suit la fonction », selon l’aphorisme attribué à l’architecte américain Louis Sullivan.
Mais comment naît un 2.55 en 2018? Il est construit selon les mêmes plans que l’original. Pour comprendre le savoir-faire qui préside à sa fabrication, il faut avoir eu la chance de visiter les ateliers de l’unité de production de Chanel, situés dans une petite ville au nord de Paris.
Tout commence dans l’atelier de modélisme où sont mises en œuvre les idées du studio de création. Tout le talent des modélistes est de savoir interpréter les croquis qu’ils reçoivent, comprendre le résultat souhaité, imaginer le montage, songer à utiliser des renforts plus ou moins souples, qui donneront une « main » particulière. C’est une histoire de savoir-faire, de compréhension de la matière et d’interprétation.
Ensuite, il y a la sélection des peaux. Une étape primordiale. Il faut être doté d’une connaissance et d’un œil qui ne laisse rien passer pour avoir le privilège de choisir les peaux des futurs sacs Chanel chez les tanneurs agréés par la maison. Chaque peau est contrôlée et doit répondre à un strict cahier des charges. Mais la première des conditions est celle-ci: l’animal – le veau ou l’agneau – ne doit pas été tué pour sa peau, mais pour sa viande. « Si cette peau est là, c’est que l’animal a été mangé. La maison est très vigilante sur ce qui se passe en amont, jusqu’aux abattoirs », m’explique-t-on. Il y a trente ans, Chanel n’utilisait que de l’agneau, désormais le veau est entré dans les collections, avec ses caractéristiques particulières. Chaque peau est testée avant d’être agréée: résistance à la traction, aux teintures, aux frottements, aux modifications climatiques. Parce qu’un sac Chanel est fait pour durer.
Une fois qu’un prototype a été accepté par le studio et que les commandes en boutiques ont été passées, le produit peut passer à l’industrialisation.
La coupe des peaux est réalisée à l’aide de machines numériques ou avec des procédés plus traditionnels, des presses dotées d’emporte-pièce. Tout l’enjeu, pour la personne responsable de la coupe, étant de trouver les emplacements idéaux sur la peau afin que les différents éléments puissent s’accorder une fois assemblés. Les machines sont au service de la main et pas le contraire: le geste reste prépondérant dans les ateliers. Une fois coupées, les pièces sont réunies en kit, prêtes pour la fabrication.
Les maroquiniers vont d’abord préparer les morceaux, se livrer à des opérations de « parage », une découpe effectuée au bord de la pièce de cuir qui crée un petit biseau, et de « refente », une opération qui va enlever de l’épaisseur sur la totalité du morceau. Ensuite c’est le « guttage », l’action de coller des renforts sur les morceaux de cuir ou de toile. Puis ils commencent à assembler les différents éléments d’un sac selon l’ordre de montage.
Mademoiselle était couturière: elle a donc conçu un sac en s’inspirant des techniques de la couture. Le sac est monté à plat, piqué à l’envers, comme un vêtement, en deux parties assemblées à la main: un premier sac, qui constituera l’intérieur et un second pour l’extérieur, avant d’être retourné. Le «retournement» est sans doute le climax de toute l’opération: il faut un savoir-faire et une force pour retourner le sac à l’endroit et donner au 2.55 sa forme finale.
Le contrôle de qualité s’effectue à la lumière du jour. Le regard parcourt l’accessoire selon un rituel défini afin de détecter les éventuels défauts. Ils sont rares. Chaque fois que le sac a changé de main, il est déjà passé par l’épreuve du regard. C’est ici que la visite s’arrête, juste avant l’envoi du 2.55 aux boutiques, bien à l’abri dans sa boîte.
Durant les six dernières années, les ateliers de Chanel ont recruté plus de 200 maroquiniers sur un total de 440 personnes. La demande pour de bons artisans est devenue très forte en France. C’est l’effet « Made in France »: les marques haut de gamme qui produisent dans l’hexagone ouvrent de plus en plus de sites de production dans le pays et cela crée une certaine rareté. Les écoles de formation de maroquinier ne désemplissent pas et elles n’arrivent pas à suivre le rythme actuel de croissance de ce métier. Le sac a de l’avenir.
Le 2.55 nécessite plus de 180 opérations de fabrication et jusqu’à quinze heures de travail par pièce. Un minimum pour un sac qui existe depuis plus d’un demi-siècle et qui est fait pour durer bien au-delà d’une vie.