Aubazine, ou le mystère des origines de Chanel

Il y a plus de cent ans, Gabrielle Chanel ouvrait sa première boutique à Deauville, en 1913. Avec ses lignes simples, ses emprunts au vestiaire masculin, son goût pour les matières pauvres, son usage immodéré du noir et du blanc, elle a révolutionné la mode. Mais d’où lui est venu son style unique? Pour comprendre l’origine des codes de la maison, il faut suivre ses traces, remonter à la source, à Aubazine, l’orphelinat où elle a passé sept ans de sa vie et où tout semble avoir commencé. – Photographies et texte: Isabelle Cerboneschi, Aubazine

En premier lieu, il faut oublier. Oublier l’aventurière, la modiste, la couturière, l’emprunteuse, l’avant-gardiste, l’amie de Picasso, de Dalí, de Stravinski, la maîtresse de Boy Capel, du duc de Westminster, de Hans Gunther von Dinklage, la femme en noir, la femme en blanc, la femme aux bijoux, l’empire, le No 5, le tailleur en tweed, le sac en cuir matelassé, la légende apocryphe. Tout ça, il faut l’oublier.

Ensuite, il faut faire preuve de compassion. A l’égard de soi-même, d’abord. Se donner la peine de poser un regard empli de bienveillance sur ses propres blessures. Et laisser affleurer au bord du cœur les peurs, les angoisses, la colère, peut-être, générées par les sentiments d’abandon, de trahison et d’humiliation. Qui n’a pas connu cela?

Alors seulement, on peut s’essayer à regarder tout cela à hauteur d’enfant. Une enfant nommée Gabrielle Chanel âgée de 11 ans et demi et qui vient de perdre sa mère. Une petite fille serrée contre ses sœurs, Julia (13 ans) et Antoinette (8 ans), dans la charrette d’un père qui la conduit vers son destin. Et son destin, en ce froid jour de mars 1895, va s’écrire derrière une longue façade de pierre terminée par une église, l’abbatiale Saint-Etienne. « A 12 ans, on m’a tout arraché! Et je suis morte », dira des années plus tard celle que l’on appelait Coco Chanel.

Derrière le mur, un jardin monastique, une fontaine surmontée d’une croix, une bâtisse sans fioriture coiffée d’un immense toit pentu couvert de tuiles, des colonnades. L’orphelinat d’Aubazine. C’est ici, dans ce lieu clos, abrité du monde, que Gabrielle Chanel va passer sept années de sa vie.

Que suis-je venue chercher à Aubazine, cette petite commune de Corrèze peuplée de 874 habitants, enchâssée au pied de collines et de forêts épaisses, loin de tout, où les hivers sont glaciaux? Tenter de comprendre. Essayer de décrypter. Découvrir, peut-être. Remonter à la source, aux origines. Chercher Chanel avant Chanel.

« J’ai fait de la couture par hasard », dit-elle à Paul Morand. Mais l’on sait que le style ne vient pas à soi par hasard. Il naît de l’observation de figures, de modèles, de choses aimées, ou pas, digérées, intégrées et transcrites dans son langage propre. Or faute d’exemples familiaux et féminins, le goût de Chanel a forcément dû se forger ici, à Aubazine, au milieu des sœurs vêtues de noir et blanc, dans ce monastère à l’élégance cistercienne, tout en épure. Son regard s’est heurté à ce style roman tourné vers l’essentiel. C’est donc ici qu’il faut chercher. Essayer de faire parler les pierres. Et si elles n’ont rien à dire, écouter les fenêtres. Et si elles restent muettes, discerner le message dans les vitraux, dans le sol en mosaïque, de tout ce qui pourrait être une piste pour arriver au plus près, non pas du personnage, mais de ce qui fait l’essence de Chanel, de ce style unique, fortement identifiable, et qui perdure cent ans après.

Par où commencer? Peut-être en mettant ses pas dans ceux de l’enfant et grimper une à une les marches usées qui mènent aux anciens dortoirs, comme elle l’a fait chaque jour. Mais avant d’arriver au premier étage, mon regard est happé par une fenêtre aperçue depuis l’escalier. Il ne cherche pas à sortir du cadre et à s’évader dans le ciel, non, il choisit de se poser sur l’encadrement qui se détache sur le mur blanc. Du temps où Gabrielle Chanel vivait ici, le cadre était peint en noir. Sont-ce ces fenêtres, devant lesquelles elle est passée tous les jours, qui lui ont inspiré le l’étui de son premier parfum, le No 5?

QUAND LA PIERRE DEVIENT PARURE DE DIAMANT

Le sol de la galerie du premier étage est une étrange mosaïque de pierre, à la fois discrète et noble, arborant des motifs qui pourraient paraître ésotériques de prime abord: une lune, un soleil, quatre étoiles à cinq branches, plus loin une mitre d’évêque, une croix de Malte, une fleur stylisée, des triangles, des ronds. Si le Moyen Age était une époque imprégnée de symbolisme, il est certains signes, parmi ceux-ci, auxquels personne ne sait donner de sens. On y discerne toutefois ceux qui représentent le blason de la commune: « Au premier de gueules au soleil d’or soutenu de deux étoiles de même mises en pal, au second d’azur à la lune d’argent soutenue de deux étoiles de même mises en pal ». En clair: le blason est divisé en deux. La première moitié est rouge, ornée d’un soleil doré qui surmonte deux étoiles de même couleur. La seconde est bleue décorée d’une lune argentée et deux étoiles argent.

Je ne peux m’empêcher, en regardant les étoiles, de penser à la broche Comète que Mademoiselle Chanel a créée en 1932 pour son exposition Bijoux de Diamants. Une étoile à cinq branches. Le chiffre 5 dans la vie de Gabrielle Chanel est loin d’être anodin: c’est le nom qu’elle a donné à son premier parfum, c’est aussi le jour du mois qu’elle choisissait pour présenter ses collections: 5 février et 5 août. Cinq, enfin, c’est le nombre de lions de marbre qui veillent sur sa tombe dans le cimetière de Lausanne où elle repose. Tous les motifs du sol de mosaïque, d’ailleurs, évoquent la fameuse collection de bijoux présentée en 1932 dont il ne reste qu’une broche pour témoin.

« Les délicats motifs des bijoux de Mademoiselle Chanel sont principalement d’inspiration astronomique. De magnifiques boucles d’oreilles en forme d’étoiles de dimensions diverses; une superbe comète dont la queue s’enroule autour du cou devient un étincelant collier: des bracelets si fins qu’on dirait des faisceaux de lumière: des croissants de lune à fixer sur les chapeaux ou dans la chevelure: enfin, pièce unique montée sur or jaune, un éclatant soleil de diamants jaunes, assortiment de pierres sans pareilles », écrivait Janet Flanner, journaliste du New Yorker, après l’ouverture de l’exposition le 7 novembre 1932. Quant à la croix de Malte, on retrouve ce motif sur les manchettes précieuses que le duc Fulco di Verdura a dessinées à l’envi pour Chanel de 1933 à 1938.

L’esprit vagabonde, il passe du sol en mosaïque en pierre aux joyaux. C’est comme si Gabrielle Chanel avait voulu transcender, transmuter serait plus juste, les éléments de cette enfance orpheline en la chose la plus précieuse qui soit…

LE DOUBLE C PRIS DANS LE VITRAIL

Les anciens dortoirs sont vides aujourd’hui. Seul le soleil les pénètre et laisse son ombre sur le parquet. On peut imaginer combien les jeunes filles ont dû avoir froid, ici, l’hiver, sous les toits, sans cheminée. En ouvrant une porte fermée à clé, on découvre, caché derrière une forêt de poutres et de débris, un oculus, immense, décoré de motifs géométriques qui s’entrelacent. En y prêtant attention, on peut y discerner les deux C embrassés du fameux logo. Ce double C, on le retrouve aussi dans l’église et dans la chapelle, écrit en lettres de plomb sur les vitraux en grisaille. Combien d’heures Gabrielle Chanel les a-t-elle contemplés?

Les jeunes orphelines étaient astreintes à exercer quotidiennement leur piété, et à suivre les messes quotidiennes. Pour ce faire, elles n’avaient pas besoin de quitter l’abbaye: il leur suffisait d’emprunter une porte située à l’extrémité de l’ancien dortoir des moines qui s’ouvre sur un escalier en pierre, 36 marches qui mènent jusqu’au transept de l’église abbatiale. Cet escalier a tant marqué Gabrielle Chanel qu’elle le fit reproduire dans sa villa La Pausa. Elle souhaitait faire construire « la villa méditerranéenne idéale » sur un terrain de 2 hectares qu’elle avait acquis en février 1929, sur les hauteurs de Roquebrune. Or l’une des premières choses qu’elle a demandées à l’architecte Robert Streitz, chargé du projet, ce fut de recréer à l’identique l’escalier de l’abbaye d’Aubazine dans le hall d’entrée. Etrange requête, lorsque l’on sait tous les voiles dont elle avait revêtu son passé à l’orphelinat. S’il est un mot, entre tous, que jamais les lèvres de Gabrielle Chanel ne prononcèrent, ce fut bien le mot orphelinat. Elle s’attacha avec acharnement à effacer toutes traces du sort si cruel qui fut sien, écrivit Edmonde Charles-Roux. Quant à l’architecte Robert Streitz, il a eu l’élégance de ne jamais révéler la teneur de la conversation qu’il avait eue avec la Mère supérieure d’Aubazine lors de sa visite. L’escalier, lui, trône toujours dans le hall de la villa qui fut rachetée par la maison Chanel le 30 septembre 2015.

L’abbatiale résonne des voix de quelques visiteurs qui s’en tiennent aux travées. A force de chercher des indices partout, mes yeux se posent sur chaque parcelle de mur, chaque statue. Ils remarquent enfin ce meuble de bois construit comme une architecture, qui s’impose à la croisée du transept, au pied du fameux escalier en pierre qu’empruntaient les orphelines tous les jours. Construite au XIIe siècle, cette armoire liturgique est considérée comme le meuble français le plus ancien. Ce n’est pas tant sa forme qui m’intéresse que les loquets terminés par des têtes d’animaux et le décor qui entourent les serrures: des bandes de laiton fixées par de gros clous coniques. Je ne peux m’empêcher de penser aux bagues avec des cabochons que portait Mademoiselle Chanel dans les années 30.

Mais peut-être n’est-ce qu’une illusion, un mirage qui répond à la soif de celle qui cherche…

BIBLIOGRAPHIE 

1. L’allure de Chanel, Paul Morand, Hermann, 1976 2. Le Temps Chanel, Edmonde Charles-Roux, Ed. Chêne-Grasset, juillet 1996 3. Chanel, Henry Gidel, Grandes biographies, Ed. Flammarion, janvier 2000 4. Chanel, sa vie, Justine Picardie, Ed. Steidl, 2010 5. No 5 Culture Chanel, catalogue de l’exposition, Ed. de la Martinière, 2013