Le mystère du parfum N°5

Le fameux parfum créé par Ernest Beaux pour Gabrielle Chanel fête ses cent ans. Alors que certaines fragrances ne survivent pas plus d’une année, cette longévité est exceptionnelle. Comment est né ce parfum « de femme à odeur de femme »? Que souhaitait vraiment la couturière avec ce parfum? La réponse se situe certainement entre ce que l’on sait et ce que l’on peut supposer. Ce texte est une lettre imaginaire de Gabrielle Chanel, à mi-chemin entre vérité et fiction. Photographies: Buonomo & Cometti. Texte: Isabelle Cerboneschi

Le parfum N°5 de Chanel fête ses cent ans. ©Buonomo & Cometti

Mon cher ami,

Aujourd’hui j’ai découvert le parfum que Ernest Beaux a inventé pour moi. Le fameux parfum de femme à odeur de femme (1) que je lui avais demandé.

Adieux les Jasmin de Corse, Violette de Parme, les sent-bon à la rose et toutes ces eaux qui manquent de chair. Je vais montrer au monde ce qu’est un vrai parfum de femme. J’ai demandé une chose à Ernest Beaux: que personne ne puisse deviner ce qu’il a mis dans sa formule. Qu’il brouille les pistes, qu’il efface les contours de chaque ingrédient et crée un parfum abstrait! Une fragrance qui soit le pendant olfactif des œuvres de vos amis, Picasso, Juan Gris, Henri Matisse et Georges Braque.

Ernest Beaux est le plus grand des parfumeurs de notre temps. Je l’avais rencontré dans son usine de La Bocca. Il m’avait été présenté par le Grand Duc Dimitri. Vous savez, cet homme beau comme un dieu, parfaitement désargenté et aux manières délicieuses que j’avais invité à Monte Carlo pour passer quelques jours. Nous nous étions amusés comme des fous. Les Romanov ont le sens de la fête.

Pour revenir à Ernest Beaux, je lui avais demandé un parfum artificiel, je dis bien artificiel comme une robe, c’est-à dire fabriqué. Je suis un artisan de la couture. Je ne veux pas de parfum à odeur de rose, de muguet, je veux qu’il soit composé (2). Il y avait plusieurs flacons dans l’atelier et Ernest Beaux me les a présentés dans l’ordre: du numéro 1 au 5 et du numéro 20 au 24. Je les ai sentis les uns après les autres, mais mon choix était presque fait à l’avance: je voulais, j’espérais que mon favori soit le cinquième essai. Quand j’ai ouvert la fiole, j’ai su. C’était lui. Boy m’avait initiée à la symbolique des chiffres, comme à bien d’autres choses d’ailleurs, et le 5 me porte bonheur. La fameuse « quinte essence » des alchimistes.

Quand j’ai fait part de mon choix à Ernest Beaux, nous avons eu cet échange qui va vous faire sourire.
«- Il y a dans cet échantillon plus de quatre-vingts ingrédients. Ce parfum coûtera cher, dit-il.
-Ah! Et qu’est-ce qui coûte le plus cher là-dedans?
-Le jasmin. Rien n’est plus cher que le jasmin.
-Eh bien! Mettez-en davantage. Je veux faire le parfum le plus cher du monde 
(3)», lui ai-je répondu.

Parmi les quatre-vingts ingrédients, il a utilisé des essences naturelles et surtout des aldéhydes, ces nouveaux produits de synthèse qui exaltent la fraîcheur des senteurs. Ils sont instables, mais Ernest Beaux m’a affirmé qu’il avait trouvé le moyen de les stabiliser. Ce sont eux qui font toute la différence: ils laissent un sillage et signent mon parfum. Il prétend avoir reconstitué la délicieuse sensation qu’il a éprouvée lors d’un séjour dans le Grand Nord où les hasards de la guerre l’avaient conduit. Là, il avait pu humer le parfum d’une fraîcheur délicieuse qu’exhalaient sous le soleil de minuit lacs et rivières… (4). Je ne sais pas si c’est vrai. Cela n’a pas beaucoup d’importance. Je ne peux quand même pas lui reprocher de travestir la vérité: j’ai quasiment inventé ce jeu.

Il m’a demandé comment j’allais le nommer et je lui ai répondu: « Je présente ma collection de robes le 5 du mois de mai, le cinquième de l’année, nous lui laisserons donc le numéro qu’il porte et ce N°5 lui portera bonheur » (5) Je pense que je vais aussi produire l’essai numéro 22. Je le lancerai quelques mois plus tard. Il s’appellera le N°22, tout simplement.

Je veux que le N°5 soit ma victoire. Que l’on connaisse mon nom aux quatre coins du monde. Que les femmes les plus belles le portent pour dormir en guise de parure. Je veux que ces bourgeoises qui me regardaient de haut quand je me rendais aux courses avec Boy Capel, se précipitent rue Cambon pour s’offrir mon parfum. Que ça leur donne envie de prendre un amant, à ces mal fagotées. Une femme devrait mettre du parfum partout où elle aimerait être embrassée. (6)

Personne ne le saura jamais à part vous, mais c’est après la mort de Boy Capel que j’ai eu l’idée de ce parfum-là. Il est parti le 22 décembre 1919. Il devait quitter sa femme, me rejoindre. Il ne m’est rien resté de lui, à part le souvenir de nos jours, de nos nuits, de nos étreintes. Comment retrouver l’odeur de cet amour-là? Je le cherche, vous savez, au cœur de ce parfum. C’est sans doute pour cela que je ne voulais pas que l’on puisse identifier les fleurs qui le composent, parce que ces fleurs n’existent pas. Ce parfum, finalement, n’est qu’une ombre portée…

J’ai l’intention de le rendre au-delà du désirable. Je connais bien les femmes: si je leur offre mon parfum en leur disant qu’il s’agit de ma collection personnelle et qu’il n’est pas commercialisé, je leur donne quinze jours pour me supplier de le produire à plus large échelle. Et je sais qu’elles le chériront. Parce qu’elles auront le sentiment que je l’ai créé pour elles. C’est faux bien sûr, mais la vérité m’a souvent desservie et j’ai décidé d’inventer, c’est souvent plus joli.

Je veux que dans cent ans, les femmes le portent encore, que ce soit leur arme de séduction massive. Je veux que dans cent ans, quand on évoque le N°5, on ne pense à rien d’autre qu’à mon nom et mon parfum. « Le temps travaille pour moi » (7). Je veux qu’aucun autre numéro ne le détrône jamais. De toutes les façons, je créerai d’autres parfums, je leur donnerai d’autres numéros: le N°19, le N°22. Je les baptiserai avec des années: 1932 ou 1952, par exemple. Peut-être même en appellerais-je un « 31 rue Cambon » en l’honneur de ma boutique? Je saturerai le marché de chiffres au point que plus aucun autre couturier n’osera jamais utiliser de numéro pour nommer son parfum.

Je veux que le flacon de cette fragrance complexe soit une simple flasque de verre. Quand à la boîte, elle sera elle aussi très épurée, du blanc serti de noir, un peu comme l’encadrement des fenêtres d’Aubazine. Je vous ai déjà parlé d’Aubazine où j’ai passé une partie de mon enfance? Et de cette rigueur que j’y ai apprise? La valeur du blanc et du noir, de l’épure, de la pauvreté d’une matière que l’on réussit à élever, un peu comme un être brut qui devient un diamant? Je n’en parle jamais, à personne, mais à vous, je sais que je peux tout raconter: vous ne direz jamais rien. Vous savez la valeur du secret et la douleur de se retrouver orphelin. Vous me lirez, puis vous brûlerez cette lettre, comme toutes les autres. Au fait, vous ai-je remercié pour votre dernier ouvrage?

J’aimerais que des artistes s’en inspirent, s’en emparent, en fassent le portrait, comme s’il s’agissait d’une star. Je le porterai, en souvenir de tout, j’en parfumerai mes lieux, je parfumerai le feu, je laisserai derrière moi un sillage et je serai présente, malgré mon absence.

Je veux que la demande pour ce parfum dépasse l’offre. Que l’on fasse la queue devant ma boutique du 31 rue Cambon, qu’il traverse les frontières et même les continents. Pourquoi pas? La mode, c’est en avant, ce n’est pas en arrière. (7)

Je vous embrasse très affectueusement, (8)
Gabrielle

Citations:

1) Culture Chanel, Editions de la Martinière, 2013
2) Pierre Galante, avec la collaboration de Philippe Orsini, les années Chanel, Paris Mercure de France, 1972.
3) Coco Chanel citée par Claude Delay, Chanel Solitaire, Gallimard, 1983
4) Coco Chanel, Henry Gidel, Flammarion, janvier 2000
5) Citation d’Ernest Beaux dans le Figaro.
6) Gabrielle Chanel, Jour de France, 7 mai 1965
7) Coco Chanel « Les femmes sont toujours trop habillées », Archive INA 1959.
8) Lettre à Jean Cocteau, 16 juillet 1922.

Bibliographie:

Coco Chanel, Henry Gidel, Flammarion, janvier 2000
Chanel Collections et créations, Ramsay, 2005
Chanel, Jean Leymarie, Ed de La Martinière, octobre 2010
Culture Chanel, Editions de la Martinière, 2013