1932, la collection hommage

En novembre 1932, Gabrielle Chanel choquait le monde de la haute joaillerie en présentant une collection intitulée «Bijoux de diamants», alors qu’elle ne faisait pas partie du sérail. Quelque 90 ans plus tard, la maison lance une collection de haute joaillerie qui lui rend hommage, dont certains joyaux ont défilé au cou des mannequins du défilé haute couture automne-hiver 2022/23. Isabelle Cerboneschi, Paris. Photos bijoux: Buonomo & Cometti

En 1937, Gabrielle Chanel a décidé de s’installer à l’année au Ritz, à Paris. Depuis son balcon, elle surplombait tous les hôtels particuliers de la place Vendôme, notamment ceux des grands joailliers: l’Hôtel Baudard de Saint-James abritant Chaumet, l’Hôtel de Nocé siège de Boucheron ainsi que l’Hôtel de Ségur appartenant à Van Cleef & Arpels. Quant à Cartier et Mellerio, situés au 13 et au 9 rue de la Paix, ils étaient eux aussi devenus ses voisins. Une revanche?

Il faut remonter à l’année 1932 pour comprendre à quel point Gabrielle Chanel a dû apprécier le fait de regarder de haut l’aristocratie joaillière depuis sa suite. Cela faisait trois ans que l’économie était au plus mal après le krach boursier de 1929 qui avait mis brutalement fin aux années de croissance ayant suivi la Première Guerre mondiale. Tous les domaines étaient sinistrés, y compris le commerce des diamants. Pour relancer le commerce de cette pierre précieuse, la Diamond Corporation Limited de Londres a eu une idée de génie: faire appel à la couturière la plus révolutionnaire du moment – Gabrielle Chanel – afin de créer une collection de bijoux avec des diamants confiés.

Photographie de Gabrielle Chanel au balcon de sa suite au Ritz Paris © Collection Schall Roger Schall

« Ces derniers parient sur le sens créatif de Gabrielle Chanel, alors au faîte de sa gloire, pour relancer les ventes de diamant, frappées de plein fouet par la crise de 1929. Avec l’aide de ses contemporains, l’artiste Paul Iribe pour le dessin des bijoux, le poète Jean Cocteau pour le manifeste de la collection, Robert Bresson, qui deviendra un réalisateur célèbre, pour les photographies des bijoux, Gabrielle Chanel crée un ensemble unique qui, à l’époque, fait scandale et qui, aujourd’hui encore, demeure la clé de voûte de notre proposition joaillière », explique Marianne Etchebarne, Directrice Internationale Marketing Produit, Client et Communication Horlogerie-Joaillerie de Chanel. Cette collection sera sobrement baptisée «Bijoux de diamants».

L’exposition devait se tenir du 7 au 19 novembre 1932 au domicile de Mademoiselle Chanel, dans l’hôtel Rohan-Montbazon situé au 29 Faubourg Saint-Honoré. Le prix d’entrée avait été fixé à 20 francs et le montant récolté par la vente des billets devait être reversé à deux associations caritatives. Mis au courant de cette opération par un article paru le 26 octobre dans L’Intransigeant, les représentants de la Chambre syndicale de la haute joaillerie ont essayé d’empêcher cette concurrence qu’ils jugeaient déloyale. Et c’est ainsi qu’une délégation de joailliers de la place Vendôme a fixé un ultimatum à Gabrielle Chanel, lui intimant l’ordre de ne vendre aucun bijou et de les démonter après l’exposition, sous leur contrôle. À charge aussi pour elle d’envoyer ses clientes auprès de ces maisons afin qu’elles se chargent de leur reproduction.

C’était mal connaître la couturière qui en avait vu d’autres depuis son départ de l’orphelinat d’Aubazine où elle avait grandi. Malgré ses origines, elle était parvenue à se hisser au plus haut rang de l’échelle sociale à une époque où cela ne se faisait guère. Ce n’était donc pas l’ire d’une poignée de joailliers qui allait lui faire peur. L’exposition a bien eu lieu et ce fut un succès, non seulement pour Gabrielle Chanel, mais surtout pour la Diamond Corporation Limited. On estime la valeur de la collection à 93 millions de francs de l’époque. Plus de 30 000 visiteurs sont venus admirer ces joyaux inédits en forme de comètes, de plumes, de nœuds, de cascades de diamants.

Avec l’aide artistique de Paul Iribe, qui partage sa vie depuis le début des années 30, Coco Chanel a fait souffler sur le monde de la joaillerie un vent d’irrévérence. Ensemble, ils ont inventé des pièces d’une modernité folle: des colliers qui ne se fermaient pas, des bagues ouvertes qui donnaient l’impression que les diamants étaient juste posés sur les doigts, une frange de diamants portée en diadème dans une mise en scène surréaliste. «La raison qui m’avait amenée, d’abord à imaginer des bijoux faux, c’est que je les trouvais dépourvus d’arrogance dans une époque de faste trop facile. Cette considération s’efface dans une période de crise financière où, pour toutes choses, renaît un désir instinctif d’authenticité, qui ramène à sa juste valeur une amusante pacotille. Si j’ai choisi le diamant, c’est parce qu’il représente, avec sa densité, la valeur la plus grande sous le plus petit volume », affirmait la couturière dans le dossier de presse « Bijoux de Diamants » de 1932.

« Évidemment, les constellations que j’ai répandues dans les chevelures, les comètes qui se poseront sur les épaules suivies de leur pluie d’étoiles, les croissants de lune et les soleils même que j’ai fait exécuter par les meilleurs artisans de Paris que le chômage rendait libres sans joie – mes étoiles – tout cela est très romantique ! Mais comment rien trouver qui soit plus seyant et plus éternellement moderne ? Je ne veux à aucun prix faire concurrence aux bijoutiers. Je ne vends pas de bijoux. J’ai voulu donner une vie nouvelle à un art très français qui menaçait pendant la crise de tomber en léthargie. Je ne demande qu’à être copiée. C’est la meilleure preuve du succès!», expliquait Gabrielle Chanel dans une interview parue dans L’Illustration du 12 novembre 1932.

La monture des bijoux était simplifiée, ressemblant parfois à de simples fils, afin de mettre en valeur les pierres, comme on peut le découvrir sur les images d’époque du collier représentant la Grande Ourse. Certains joyaux furent vendus. La maison Chanel a d’ailleurs pu racheter une broche en étoile qui fait désormais partie de son patrimoine. La maison poursuit sa quête en espérant acquérir d’autres pièces historiques.

En souvenir de cette exposition, Chanel avait lancé en 2012 une collection qui s’en inspirait. Dix ans plus tard, la maison a créé un nouvel ensemble de joyaux, la collection « 1932 » – qui compte 81 pièces dont 15 sont transformables. Le premier volet avait été dévoilé en février et le second fut présenté au Grand Palais Ephémère pendant la semaine de la haute couture qui s’est tenue à Paris en juillet dernier. «J’ai voulu revenir à l’essence de 1932 et synthétiser le message autour de trois symboles : la comète, la lune et le soleil. Chaque astre brille de sa propre lumière», explique Patrice Leguéreau, directeur du studio de création joaillerie de Chanel. Des thèmes hautement symboliques puisqu’on les retrouve sur les mosaïques de pierres menant aux dortoirs du couvent d’Aubazine, où Gabrielle Chanel a grandi.

Si la collection présentée par Gabrielle Chanel en 1932 avait surpris les visiteurs et les clients par sa modernité, celle présentée au Grand Palais Ephémère était à couper le souffle. La pièce maîtresse, un collier transformable baptisé Allure Céleste en or blanc serti de diamants, avec, en pierre de centre, un saphir taille ovale de 55,55 cts – a été vendue dès les premières présentations. Dans chaque vitrine, un bijou interprétait l’un des trois thèmes choisis par le directeur du studio de création joaillerie. Et chaque parure semblait être dotée d’un mouvement ou d’une vie propre. « J’ai traduit de façon figurative le scintillement de la comète, le halo de la lune, le rayonnement du soleil», relève Patrice Leguéreau.

Dessin du collier Allure Céleste par Patrice Leguéreau ©Chanel

Les boucles d’oreilles sont souvent asymétriques, les bagues s’articulent sur plusieurs phalanges ou ornent plusieurs doigts. Outre la splendeur des pierres, il y a un côté ludique dans cette collection: devant chaque bijou, on se demande comment il est articulé et en combien de pièces il va se déconstruire. Ce qui frappe, c’est leur versatilité. « L’esprit de mouvement, de liberté et de souplesse insufflé par Mademoiselle Chanel en 1932 est célébré par la modularité de certaines pièces. Ainsi, les éléments de colliers se détachent et se transforment en broches, des pierres de centre peuvent orner le corps d’une bague ou de boucles d’oreilles », relève le directeur du studio de création joaillerie de Chanel.

Si la collection de 1932 était uniquement dédiée au diamant, blanc et jaune, celle qui lui rend hommage est parsemée de pierres précieuses de couleur. « Outre les diamants, j’ai introduit la couleur avec l’emploi de gemmes exceptionnelles figurant l’univers céleste : diamant bleu, diamants jaunes, saphirs bleus et jaunes, opales et rubis », note Patrice Leguéreau.

Quelques jours après la présentation, les invités assistant au défilé haute couture automne-hiver 2022/23 de Chanel ont pu découvrir certaines pièces de la collection 1932. Virginie Viard, la directrice artistique de la maison Chanel, avait choisi de faire défiler les mannequins avec des bijoux: sur 44 looks, 14 étaient accessoirisés de joyaux qui se mariaient aux tailleurs de tweed ou aux robes du soir plissées.

« J’ai voulu couvrir les femmes de constellations » disait Mademoiselle Chanel. J’espère que nous y sommes parvenus en semant une pluie d’étoiles de diamants dans leur décolleté, relève Patrice Leguéreau, en enroulant des comètes scintillantes sur leurs poignets, en leur offrant des astres poétiques qui ne cessent de mettre en lumière le rayonnement des femmes. »

Broche Soleil Talisman, Soleil Talisman brooch, Collection 1932 Chanel haute joaillerie, ©Buonomo & Cometti