Quand Jean Dinh Van brisait les chaînes de la joaillerie

A la fin des années 60, le joaillier parisien fut le premier à faire descendre le bijou dans la rue, comme d’autres la mode. Trente ans après, ses bijoux minimalistes sont copiés comme jamais et font le bonheur des filles et de leurs mères. Interview d’archive parue le 28 juin 2006. Isabelle Cerboneschi

Jean Dinh Van @DR

C’est une toute petite chose: une paire de menottes en or accrochée à un cordon et portée en bracelet. On le voit aux bras des filles, des mères, des pères aussi, parfois. Il est tellement intemporel qu’on oublierait presque que ce bijou agrémente l’air du temps depuis 1976. Ce sont les femmes et les hommes libres des années 60  qui ont découvert le joaillier Jean Dinh Van, lorsqu’il a lancé sa marque en 1965.

Ils ont porté ses créations comme un signe d’indépendance. Des bijoux qui ne s’adressaient pas un genre ni à un âge particulier, à l’époque, c’était plutôt rare. Aujourd’hui, les pièces signées Dinh Van sont comme un signe d’appartenance à un clan: elles sont suffisamment connues par ceux qui savent, et pas assez pour être affichés comme un logo. Ces petits objets, révolutionnaires par nature, se sont rangés, sont devenus des classiques et tout logiquement, ont été copiés: toutes les marques, qu’elles soient grandes ou plus «mainstream», ont lancé leur petit bijou monté sur cordelette. Mais l’esprit n’y est pas. Ces bijoux libres sont nés en France, dans les années 1060, une «parenthèse enchantée» où tout semblait possible. Sous les pavés, la plage de Saint-Tropez.

N’est pas Jean Dinh Van qui veut. De père vietnamien et de mère bretonne, ce rebelle ascendant nostalgique a fait ses armes dix ans chez Cartier. Il a travaillé avec Jeanne Toussaint, créant des pièces extraordinaires de haute joaillerie avant de  décider de lancer sa propre marque. Il rêvait de faire sortir les bijoux des coffres et les faire descendre dans la rue. Ainsi fit-il.

On l’imagine très bien, dans une France pompidolienne, où la jeunesse rêvait de lancer des pavés sur l’ordre établi, lancer son bracelet Menottes, son pendentif Lame de Rasoir, en hommage aux lames Gillette de son père et que portait Jean-Paul Belmondo, sa plaque GI, juste après la guerre du Vietnam, sa Punaise en or, son collier «Pi». un simple cercle d’or martelé avec un trou au centre, épuré à l’excès, le jonc Serrure, sa bague à corps carré, ou encore celle qu’il avait créée pour Pierre Cardin en 1967, sobrement ornée d’une perle noire et d’une perle blanche.  C’était l’époque où l’on ne parlait pas encore de l’«ADN» d’une marque, mais où il suffisait de décider de créer quelque chose, simplement parce qu’on en avait l’intuition et l’envie, et le faire.

Jean Dinh Van n’a rien fait comme les autres: pour son premier point de vente, en 1967, il a choisi le fameux drugstore Publicis à Paris. En 1976, il a ouvert une boutique au 7 rue de la Paix où, quatre ans plus tard, il vendra les premières montres Swatch.

Les choses ont quelque peu changé depuis qu’il a vendu sa société à Yves Mouriès – PDG d’Aigle SA et Eric Laporte, en 1998. Les boutiques ont fleuri: la marque compte dix boutiques dans le monde, dont Genève et Bruxelles. Selon les informations fournies par la société, le chiffre d’affaires aurait été multiplié par sept depuis le rachat, mais cela n’a aucune incidence sur la modernité folle de ces bijoux quarantenaire. Jean Dinh Van a accepté de quitter sa verte Touraine, pour nous rencontrer à mi-chemin, à Paris et raconter comment il a brisé les chaînes de la joaillerie.

INTERVIEW

Qu’y avait-il de si particulier, dans l’air des années 60, pour que vous décidiez de rompre avec le monde de la joaillerie traditionnelle?

Jean Dinh Van: D’abord, il y avait mon caractère. On avait beau m’assurer un avenir dans les ateliers Cartier, me dire que plus tard, c’est moi qui travaillerai sur les bijoux de la duchesse de Windsor, un jour, je suis parti. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi, c’était de l’instinct. A cette époque, le monde de la mode, des meubles, de l’architecture était en pleine révolution, de nouvelles signatures étaient apparues, et dans la joaillerie: rien! J’avais envie de faire descendre le bijou dans la rue. Les femmes commençaient à s’émanciper et je voulais qu’elles puissent s’acheter leurs bagues, leurs bracelets, elles-mêmes.

Archives bague deux perles dessinée par Jean Dinh Van pour Pierre Cardin en 1967 ©dinh van

Comment expliquez-vous que cette écriture tellement personnelle soit encore à la mode 30 ans plus tard?

La simplicité? Je me souviens d’une mise en garde que l’on m’avait faite au début de ma carrière en solo: «Fais attention à ne pas te retrouver dans un cul-de-sac.» Il est vrai qu’à force de retirer de la matière jusqu’à ce qu’on ne puisse plus rien enlever, de se retrouver avec des formes de plus en plus dépouillées, on prend un risque. La création doit être en avance, mais pas trop. Sinon, on n’intéressera qu’une dizaine d’individus. Et ce n’est pas mon but.

Ce métier, c’était une vocation de jeunesse?

Non, pas du tout. Quand j’étais au lycée je disais que je voulais être officier de marine. Mon père, qui avait quitté le Vietnam pendant la guerre de 14-18, faisait des laques de Chine. Il laquait les étuis à cigarettes, les fume-cigarette, comme on en voyait beaucoup dans les années 20-30. J’ai baigné dans un univers de beaux objets. Mais mon attirance pour ce monde-là n’était pas prévue d’avance. Il a suffi que je touche le métal, et la passion est née…

L’or sous vos mains a pris une autre apparence: ni poli ni brossé.

Avant de travailler chez Cartier, j’ai suivi une école où j’ai fait de la ferronnerie. Par la suite j’ai appris à fabriquer des bijoux de manière classique, avec des émeraudes grosses comme ça, des chatons, des pierres partout, mais je n’ai jamais oublié les gestes du travail du fer. Quand j’ai eu l’idée du pendentif «Pi», je l’ai voulu en or fin. Or, pour qu’il soit dur, ce matériau doit être laminé et martelé. Les bijoux étaient faits l’un après l’autre. Il n’y en a pas deux pareils. Au départ, c’est moi qui donnais les coups de marteau!

Ces bijoux vous ont-ils été inspirés par une personne en particulier?

Non. Le créateur est une sorte de filtre: il y a la ville, les bruits, les odeurs, les rencontres, l’époque, et on traduit cela en peinture, en sculpture, en parfum, en bijou. Tout ce que je fais est très influencé par la vie de tous les jours.

Le bracelet menottes serait-il issu d’une expérience vécue?

En quelque sorte, mais pas de la manière que vous croyez. La clef de mon appartement avait cette forme-là. Je la voyais, je la touchais tous les matins, tous les soirs, jusqu’au jour où je me suis dit que cela pourrait être le départ de quelque chose. Pourquoi pas un porte-clefs? On accrochait les clefs de la voiture d’un côté, et celles de la maison de l’autre. Puis je me suis dit que c’était pas mal, que ça tenait bien: alors pourquoi ne pas en faire un fermoir. Puis de fermoir, il est devenu bijou. C’est une histoire d’évolution hasardeuse…

Portez-vous des bijoux?

Mon alliance. Mais pas tout le temps: elle me gêne. Je n’aime pas spécialement les bijoux. J’aime les fabriquer, les voir porter, mais je peux vivre sans. La création, c’est cela: je fais une partie du chemin, et la personne fait le reste. Le bijou se transforme en autre chose. Et c’est cela qui m’intéresse dans ce métier, plus que l’objet en lui-même.

Le pendentif «Pi» est assez symbolique. Pensez-vous qu’un objet puisse être le vecteur d’une pensée magique?

Au départ, je voulais inventer une pièce de monnaie. Au lieu d’un euro, il y aurait eu un Dinh. J’avais fait des pièces qui pesaient toutes 5 grammes d’or fin. Je m’étais dit qu’ainsi, quand on n’aurait plus d’argent, on pourrait toujours échanger les pièces au poids de l’or. Au départ, c’était une boule d’or écrasée avec un trou carré. Mais le gouvernement n’en a pas voulu (rire). J’aurais adoré créer des bijoux qui ont de la magie.

Si vous deviez recréer un nouveau bijou, quel serait-il?

Je dois remettre ma petite machine en route pour essayer de trouver des choses qu’on aurait envie de posséder aujourd’hui… J’ai l’impression que cela serait moins tendre. Les années 60-70 étaient très inspirantes. Il y avait une légèreté, une gaieté particulières qui ont disparu. Je trouve que la vie est devenue plus encombrante…