« J’avais envie d’ouvrir un nouveau chapitre, comme si je m’étais libéré »
La semaine de la haute couture débutera à Paris le 4 juillet prochain. L’occasion pour revenir sur la collection sculpturale que Stéphane Rolland a dessinée pour le printemps-été 2022. Isabelle Cerboneschi
Le grand couturier a présenté sa collection haute couture printemps-été 2022 à Paris en pleine vague Omicron. Une gageure. Si la période était lourde, ses vêtements, eux, semblaient s’être allégés, fluidifiés. Comme si Stéphane Rolland, qui nous avait habitués à des formes architecturales plus construites, avait laissé émaner de lui quelque chose de plus doux, de plus tendre. Une forme de libération intérieure qui s’exprimerait à travers ses vêtements.
Dans un long entretien réalisé par Zoom, Covid oblige, il est revenu sur sa carrière, commencée en 1986 chez Balenciaga, dont il fut nommé directeur artistique homme à tout juste 21 ans. Onze ans plus tard, il dirigeait la création chez Jean-Louis Scherrer et en 2007, il lançait sa propre marque. Depuis décembre 2008, il bénéficie de l’appellation juridiquement protégée de haute couture.
Stéphane Rolland possède un style reconnaissable entre tous, avec un sens de la coupe, des matières et de l’espace qui sont sa signature. Pour le printemps-été 2022 il a imaginé des volumes voluptueux ornés de bijoux démesurés sertis de pierres de verre. Un défilé enchanteur.
INTERVIEW
Organiser un défilé en pleine vague Omicron a dû être une gageure.
Stéphane Rolland : C’était du masochisme pur! Mais on fait aussi ce métier pour offrir du plaisir. J’ai la chance d’avoir à mes côtés Pierre Martinez, qui m’accompagne dans ma carrière et qui codirige la maison avec moi. Il est autant homme d’affaires que styliste et la mise au point d’un défilé se fait à quatre mains. Nous voulions avant tout générer de l’émotion et le fait d’organiser le final sur La Traviata apportait une dramaturgie supplémentaire.
Vous avez créé les collections homme Balenciaga lorsque vous aviez 20 ans et même si vous avez réalisé des collections très différentes pour Jean Louis Scherrer pendant 10 ans, on retrouve dans vos créations ce souci de la pureté de la ligne. Cristobal Balenciaga était-il votre maître à penser?
Je ne sais pas si c’est un maître à penser, mais il arrive que l’on se sente connecté avec un artiste plutôt qu’un autre et son langage m’a tout de suite parlé. Je me suis senti très proche de lui, même cela peut paraître présomptueux quand on est jeune et que l’on découvre le travail de Balenciaga. Quand je regardais ses robes, je les voyais comme une évidence. C’était tout ce que j’aimais, cette rondeur, cette beauté, cette cambrure, toute l’architecture autour du vêtement. J’ai voulu comprendre pourquoi. Il y avait en lui une certaine rigueur ibérique: l’intérieur de sa maison en Espagne était comme un couvent, avec des murs blancs à la chaux, des figures de Christ dans un coin, des gros meubles en bois massif. Et parallèlement à cela il avait une espèce de fantaisie et une folie qui faisait de lui une personnalité à part. Etrangement, j’ai plongé dedans. Je me suis senti en connexion totale. Les collections d’Yves Saint Laurent m’attiraient follement. Je trouvais la manière dont il s’exprimait sublime. Et j’étais tout aussi fasciné par l’audace, la modernité, de Pierre Cardin, par la liberté d’expression de Coco Chanel dans ses grandes heures. Mais Balenciaga, c’était autre chose. Sa manière d’appréhender le mouvement et l’espace est unique. Et c’est pour cela qu’autant de couturiers ont été attirés par son expression. Saint Laurent, Gabrielle Chanel, Hubert de Givenchy, Ungaro, tout le monde a été conquis et imprégné de l’esprit de Cristobal Balenciaga. Je fais partie de la liste, mais parce que cela me ressemblait.
Vous utilisez beaucoup le gazar, ce tissu sculptural inventé pour Balenciaga en 1958. On la retrouve beaucoup dans la collection printemps-été 2022. Que vous aide-t-il à exprimer?
Le gazar, c’est comme un cheval sauvage: il faut savoir le dompter et pour le dompter, il faut le comprendre, le ressentir. Il vous apporte une grande liberté. Il faut juste connaître ses travers: quand vous caressez un gazar, vous vous apercevez qu’il est aussi rebelle que généreux. Il peut vous pousser à une opulence à laquelle vous ne vous attendiez pas. Le gazar permet une expression vivante, unique et particulière. C’est ma matière préférée. En revanche vous ne pouvez pas lui faire faire n’importe quoi. Il y a des coupes et des formes qui ne lui conviennent pas. Ce que j’aime, c’est sa sensualité, sa rondeur, sa générosité et son expressivité. Quand je veux obtenir une création en 3D, une certaine force sculpturale, je m’adresse au gazar. Pour réaliser certains looks de la collection, j’ai utilisé un gazar de laine très épais, mais qui donne une forme un peu papale. Quand vous avez les mains expertes pour le couper, voir arriver le vêtement génère une émotion intense.
Vous nous avez habitués depuis le lancement de votre marque à une couture très sculpturale, architecturale même. Et pour le printemps-été 2022, vous avez créé une série de caftans très souples. Qu’exprimez-vous à travers cette nouvelle fluidité?
Mes caftans, inspirés des djellabas saoudiennes, sont très architecturaux: ce ne sont que des formes carrés, mais taillées dans des matières souples. On ressent à la fois la générosité du mouvement, l’ampleur, la richesse des matières et la simplicité, la rigueur de la coupe qui a la bonne proportion, le bon équilibre, la bonne longueur, parfois démesurée. C’est le fait d’amalgamer le tout qui donne à ces caftans une certaine fluidité. Mais je suis d’accord avec vous: c’est une collection que j’ai travaillée dans la légèreté, la transparence. J’avais envie d’ouvrir un nouveau chapitre, de mener les femmes vers ce qu’elles n’avaient pas l’habitude de voir chez moi: plus de transparence, de sensualité, comme si je m’étais libéré. J’ai profité de cette libération, qui s’est effectuée dans ma tête, pour en faire profiter la femme et l’accompagner à plus de légèreté et de douceur.
Parlez-nous de cette robe Galet qui ressemble à une sculpture en mouvement.
L’idée était de prendre un bloc d’albâtre, de le tailler, d’en faire jaillir une sculpture moderne et de la rendre légère comme de la chantilly. En même temps, il fallait que le mouvement soit joli, que la structure soit très légère, qu’elle soit parfaitement portable. Ces robes rochers ont été les premières à être vendues.
Vous avez rendu hommage au travail de l’artiste Viani. On retrouve dans vos créations le geste de ce peintre avec un souci de la ligne et des courbes. Qu’est-ce qui vous inspire dans son travail?
J’adore cet artiste. Son art paraît simple mais il ne l’est pas du tout. Quand je l’ai vu peindre, pieds nus, donnant ses grands coups de pinceaux, je me suis reconnu dans cette liberté de mouvement et cette maîtrise. C’est comme cela que je dessine. Dans son travail il y a un équilibre, une force, une rigueur, une noirceur ibérique aussi. Cette épure que l’on retrouve dans son œuvre, c’est ma façon de voir la mode.
Lors de chaque défilé, vous mettez un métier d’art en lumière. Et cette saison, c’était le tour du maître verrier Théophile Caille et ses ornements de verre couleur de pierres précieuses. Que souhaitiez-vous exprimer à travers ce travail si particulier?
Je n’avais jamais tellement accessoirisé mes collections et rarement des bijoux ont accompagné mes robes. Je me suis dit que j’allais en profiter pour le faire cette saison. En contraste avec ces robes vaporeuses j’ai eu envie de faire des bagues et des colliers avec des pierres précieuses géantes. J’ai demandé à Théophile s’il était capable techniquement de fabriquer des blocs de verre qui ne soient pas lourds et qui reproduisent les émeraudes, les citrines, les aigues-marines. Cela n’a pas été simple: il a fallu passer par les ateliers de Murano qui nous ont livré extrêmement tard. Une fois reçus mes blocs de verre de chaque couleur, j’ai pu les donner à Théophile pour qu’il s’en serve pour souffler les galets. Ensuite ceux-ci sont passés en d’autres mains pour la taille puis chez un joaillier pour le montage du métal. Ces gros blocs de cristal servaient à casser la ligne et apporter une forme de fantaisie.
Comment pourriez-vous définir votre quête esthétique?
Pour moi, un fourreau de velours noir, droit, avec un sublime accessoire, cela suffit pour qu’une femme soit extrêmement élégante. Mais je travaille dans la création, avec une équipe derrière moi et je me dois d’aller plus loin. Je suis actuellement dans une quête de plénitude et je m’embarrasse moins qu’avant. Je suis peut-être plus ouvert qu’à une époque, plus libéré, moins complexé, et surtout, je me pose un tout petit peu moins de ces questions qui me mettent des barrières.