Le souffle d’une rose, selon Francis Kurkdjian
Créateur de parfums iconiques depuis une trentaine d’années, Francis Kurkdjian, Directeur de la Création Parfum pour Dior, compose avec la mémoire et l’émotion. Son dernier opus, Rose Star est un voyage dans le monde de Christian Dior, à la recherche de ses fleurs préférées et d’un symbole fétiche. Isabelle Cerboneschi
En apprenant que Dior allait lancer un parfum en septembre nommé Rose Star, des portes se sont ouvertes dans mon imaginaire. A quoi pouvait-il bien faire référence? Sans doute pas à la rose céleste de la Divine Comédie de Dante: il y avait peu de chance que Francis Kurkdjian ouvre le chapitre des odeurs de sainteté. Etait-ce une évocation parfumée de la nébuleuse de la Rosette, située dans la constellation de la licorne, qui offre à voir aux astronomes une magnifique forme de rose épanouie? Il m’a fallu attendre le mois de mai et une rencontre avec Francis Kurkdjian, le Directeur de la Création Parfum, au château de la Colle Noire, qui fut le havre de paix de Christian Dior, pour découvrir le fin mot de cette histoire.
La Colle Noire, havre de paix provençal de Christian Dior ©Dior
Il est des artistes qui sculptent la pierre, d’autres qui chantent la beauté du monde, Francis Kurkdjian, lui, compose avec l’invisible: les parfums. Son dernier opus, Rose Star, est un délicat hommage à Christian Dior, ses fleurs préférées et son symbole fétiche: l’étoile. Selon la légende*, le 18 avril 1946, alors qu’il se rendait à un rendez-vous avec l’industriel textile Marcel Boussac qui avait accepté de financer sa maison de couture, Christian Dior a trébuché sur une étoile en métal qui s’était détachée d’une voiture à cheval. Cet homme superstitieux l’a pris comme un signe du destin. Cette étoile, qui est devenue l’un des codes de la maison, est conservée dans le patrimoine et l’a suivie jusqu’à son dernier souffle en 1957.
Et la rose? Il faut aller chercher l’information à la source, dans la villa les Rhumbs, la maison de famille des Dior à Granville, en Normandie, où le couturier a passé son enfance. Cette maison aux murs roses abritait un jardin battu par les vents en bordure de Manche, où, envers et contre tout, Madeleine Dior, la mère du couturier, s’est évertuée à faire pousser des roses. La rose et Dior, c’est une histoire d’amour.
La Villa Les Rhumbs – Photo archives © Musée Christian Dior
Francis Kurkdjian a réuni ces deux symboles pour créer une fragrance singulière.. Il ne s’agit pas d’une rose gourmande, comme il en existe tant, mais d’une rose complexe, qui embrasse toutes les facettes qu’offre la fleur, même les moins connues. Un parfum à l’image de son créateur.
La trajectoire de Francis Kurkdjian n’est pas ordinaire. Né à Paris en 1969, dans une famille d’origine arménienne, il a grandi dans la culture du beau et l’écho d’un héritage millénaire. Il rêvait de devenir danseur étoile, travaillant son corps de l’âge de 5 ans à 25 ans. Il a finalement choisi de s’exprimer dans le langage des parfums qui ont ce pouvoir de faire émerger des souvenirs oubliés et de raconter des histoires sans paroles.
À 26 ans à peine, ce parfumeur prodige a signé son premier best seller: Le Mâle de Jean Paul Gaultier. Devenu un classique, ce parfum l’a propulsé dans la cour des grands. Depuis, il n’a cessé de créer des fragrances où la mémoire, le rêve et le savoir-faire s’entrelacent. Ce visionnaire discret a fondé la Maison Francis Kurkdjian en 2009: un laboratoire d’idées où règnent la liberté d’expression et l’audace qui a été achetée par le groupe LVMH en 2017.
Francis Kurkdjian est devenu le nouveau Directeur de la Création Parfums Dior en octobre 2021. ©Brigitte Lacombe pour Christian Dior Parfums
En octobre 2021, Francis Kurkdjian a franchi le seuil de la maison Dior pour en devenir le nouveau Directeur de la Création Parfums. Il s’est alors engagé dans « une conversation intime avec Monsieur Dior », afin de mieux saisir l’esprit du couturier, de devenir le gardien des parfums iconiques de la maison et d’ouvrir de nouveaux chapitres olfactifs du grand livre des parfums Dior.
Après avoir réinventé L’Or de J’adore en 2023, le parfumeur a offert de nouveaux accents frais-fruités et sensuels-boisés à Miss Dior, la fragrance née en 1947 et dont cette nouvelle version vient d’être lancée début septembre. Mais c’est avec la Collection Privée, dont fait partie Rose Star, que Francis Kurkdjian peut exprimer toute la palette de son talent, en toute liberté.
Rose Star vient enrichir la Collection Privé Dior ©Dior Parfums
INTERVIEW
Les matières premières d’un parfumeur, c’est un peu l’alphabet d’un romancier. Quelle histoire racontez-vous avec Rose Star?
Francis Kurkdjian: Ce qui est intéressant, c’est de voir comment certains objets ou symboles chers à un créateur de son vivant, peuvent devenir plus tard de véritables codes de la maison. Christian Dior, par exemple, avait une passion particulière pour les fleurs et notamment pour les roses. C’est de la forme des roses qu’il a imaginé de nombreuses robes. L’une d’entre elles, que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « New Look » portait en réalité le nom de Corolle parce qu’elle a la forme d’une rose inversée. Le terme New Look a été donné par la presse (par Carmen Snow, la rédactrice en chef du magazine Harper’s Bazaar, ndlr) et a fini par désigner l’ensemble de la collection, mais chaque robe avait un nom précis.
Le New Look. Tailleur “Bar” par Christian Dior, Printemps-Eté 1947 collection Haute Couture. Photo: © Association Willy Maywald ADAGP, Paris (2018) Courtesy of Dior.
Et l’étoile?
C’est un autre symbole majeur pour Christian Dior. Le couturier racontait souvent le moment où, à Paris, il avait trouvé une étoile dans la rue. Ce petit objet devint son porte-bonheur favori qu’il avait encore lorsqu’il a disparu. Ces éléments, la rose et l’étoile, sont devenus des codes de la maison auxquels se sont référés par la suite chaque directeur artistique. On retrouve des étoiles au dos de certains flacons de parfum, sur les sacs, dans de nombreuses campagnes publicitaires… et jusque dans l’architecture. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais dans le couloir d’entrée de la Colle Noire, le sol est orné d’une étoile combinée à une boussole, une rose des vents, qui rappelle celle des Rhumbs, la maison familiale des Dior, à Granville, en Normandie. L’idée de ce parfum était de voir comment nous pouvions jouer avec ces deux codes: la rose et l’étoile.
En tant que parfumeur, traduire une étoile en parfum est un défi, car c’est un symbole très visuel, presque abstrait. Comment avez-vous procédé?
Nous avons commencé par le nom. Au tout début, j’aurais voulu l’appeler Rose des Vents, mais le nom avait déjà été déposé. Nous avons donc cherché autour de l’association « rose » et « étoile », ce qui a donné le nom de code Rose Etoile qui me paraissait à la fois poétique et fort. Pour moi, un nom puissant ouvre des portes créatives: lorsque vous le prononcez, vous pouvez en deviner le parfum. Rose Star s’est imposé.
Le parfum aurait pu s’appeler Rose des Vents, mais le nom avait déjà été déposé. Rose Star s’est imposé. ©Christian Dior Parfums
La rose est une fleur qui a de multiples facettes. Elle peut être gourmande comme un litchi, poivrée, enivrante, framboisée, verte. Quel visage de la rose avez-vous choisi de révéler avec Rose Star?
Nous avons travaillé autour de la rose centifolia. En voici une que j’ai cueillie dans le jardin… Si vous la sentez, vous pourrez discerner cinq facettes principales que j’ai liées aux cinq branches de l’étoile. Vous avez tout d’abord des notes d’agrumes, citronnés. Puis une facette épicée, très présente dans les roses en parfumerie. On ne pense jamais à la rose comme étant épicée, car on la considère comme un tout, mais elle a des nuances de clou de girofle très puissantes. Elle a ensuite un côté fruité, entre le litchi et la fraise, puis une facette miellée que vous ne sentez pas vraiment maintenant, car cette rose est très fraîche: je l’ai cueillie il y a moins d’une heure. Et enfin, une impression d’umami, quelque chose de très doux et de très moelleux. J’ai associé cette facette au musc. Ce n’était pas du marketing volontaire, mais une coïncidence heureuse : cinq facettes de la rose et cinq branches de l’étoile, comme un signe de chance.
Pourquoi avoir choisi la rose de mai en particulier ?
Il existe actuellement plus de 10 000 espèces différentes de roses dans le monde. Parmi toutes les notes florales utilisées en parfumerie, la rose est la seule fleur qui pousse partout sur la planète, à l’exception peut-être du Groenland, car elle a la capacité de s’adapter à différents climats. On trouve des roses en Chine, en Asie, en Afrique, en Europe, en Amérique, en Australie, etc. C’est peut-être pour cela qu’elle est si populaire. Par ailleurs, la rose est une fleur très ancienne, l’une des premières que l’on ait trouvées sur terre. Le naturaliste et historien Pline l’Ancien a répertorié les différentes espèces disponibles à son époque (il est né vers 23/24 après J.-C. et est mort en 79 après J.-C.): il y a plus de 2000 ans, il n’existait que 14 variétés de roses! Elle était utilisée comme remède, car sa saveur épicée a des effets bénéfiques sur la peau et certaines propriétés antiseptiques.
Les roses de mai du jardin de la Colle Noire ©Christian Dior Parfums
A partir de quelle période a-t-on vu apparaître d’autres variétés de roses?
A partir du XVIIe siècle, grâce au commerce avec la Chine. On a créé des hybrides à partir de variétés de roses provenant d’une part de Chine et d’autre part d’Europe et du Moyen-Orient. Les parfumeurs n’utilisaient jusqu’alors qu’une seule espèce, la Rosa damascena, que nous appelons également la rose du Moyen-Orient, car c’est la plus ancienne rose que nous ayons pour la parfumerie. À la fin du XVIIIe siècle, à Juan les Pin, un sélectionneur a inventé une rose qu’il a appelée Centifolia, car elle était censée avoir 100 pétales, ce qui n’était pas le cas. Elle est devenue la deuxième espèce de rose utilisée en parfumerie. Il existe également une rose de Taïf, mais elle n’est qu’un dérivé de la Rosa damascena. Actuellement, en parfumerie, nous utilisons deux roses. La première, la rose Centifolia, se retrouve dans ce parfum. Elle est également appelée rose de mai car elle ne fleurit qu’une seule fois dans l’année, en mai, et vous n’avez qu’un mois pour la récolter, ce qui la rend précieuse. La seconde est la rose de Damas, qui peut être récoltée de mai à septembre, et dont le prix est un peu moins élevé.
La rose Centifolia est également appelée rose de mai car elle ne fleurit qu’une seule fois dans l’année, en mai © POL BARIL Courtesy of Christian Dior Parfums
En mettant quelque goutte de Rose Star sur la peau j’ai l’impression d’avoir été effleurée par une autre peau que la mienne. Il y a quelque chose de très sensuel dans ce parfum.
Sur une touche, un parfum peut paraître froid, distant. Mais sur la peau, il s’échauffe, respire, devient charnel, sensuel, presque sexuel. C’est en contact avec la peau qu’un parfum révèle sa vraie nature. J’aime dire qu’un parfum sur papier, c’est comme un vêtement sur cintre : il faut un corps pour lui donner une âme.
On connaît tous cette chanson interprétée par Cliff Edwards: « When you wish upon a star » Quel vœu faites-vous en regardant cette étoile Rose Star?
Qu’il devienne un best seller (rires).
Christian Dior a dit : “Les couturiers incarnent un des derniers refuges du merveilleux. Ils sont en quelque sorte des maîtres à rêver”**. Quel rôle joue le parfumeur ?
Je connais cette citation et je l’adore. Après la Seconde Guerre mondiale, le traumatisme était immense ; comment revenir à la vie ? En recréant de la joie, en faisant advenir des choses belles. C’est ce que j’essaie de faire aujourd’hui. Et je vois des parallèles avec notre époque : ce n’est pas le même choc, bien sûr, mais entre les crises, les tensions géopolitiques, le climat, les fractures sociales, on se demande dans quelle direction va le monde. Moi aussi, j’aimerais « enchanter le monde » et créer des parfums comme des éclats de lumière.
La Collection Privée Dior ©Christian Dior Parfums
Une amie de votre mère a travaillé avec Christian Dior. Vous a-t-elle raconté des anecdotes qui vous servent dans vos créations?
Oui, quand j’étais enfant puis adolescent, j’ai souvent entendu Françoise parler de lui. Et plus tard, quand j’ai commencé à m’intéresser à la mode, puis au parfum, je lui demandais sans cesse de me raconter des histoires de coulisses. Elle me disait à quel point Christian Dior était bienveillant avec ses employées, qui étaient souvent très jeunes. Imaginez un atelier de couture à la fin des années 40 ou au début des années 50 : il était peuplé de jeunes filles âgées de 16 ans, entrées très tôt dans la vie active. Françoise n’avait même pas 18 ans quand elle a rejoint l’atelier. Christian Dior, qui avait une quarantaine d’années, leur parlait de manière très paternelle. Quand venait la saison des présentations, la maison tout entière vibrait comme avant une première au théâtre. Des ateliers au podium, des ouvrières aux mannequins, chacune avait un rôle décisif. C’était exaltant: le fruit de de mois de travail allait être présenté avec cette incertitude: plaira, plaira pas ? Quand vous dirigez 2 000 à 3 000 personnes, vous devez réussir. Vous oscillez entre la fierté du travail accompli et la crainte de décevoir. Christian Dior savait transformer cette tension en rêve.
Un parfum est comme un vêtement invisible. Quel serait le tissu de Rose Star ?
Je n’y avais pas pensé ainsi. Ce serait un tissu qui n’existe pas vraiment, quelque chose d’aérien comme une mousseline, de sensuel comme un cachemire très fin, ou une soie. Peut-être un velours de soie, avec ses deux faces : d’un côté, il y a ce duvet extrêmement doux et de l’autre, quand on le brosse à rebrousse-poil, on sent une légère accroche sous le doigt. J’y retrouve la sensation d’un pétale qui effleure la peau : délicat, velouté, plumeux. On pourrait dire… un tissu fait de plumes?
* Cette anecdote relatée dans la Galerie Dior.
** Christian Dior et moi, Paris, Bibliothèque intercontinentale des nouveautés, 1956