La Colle Noire, le château de Christian Dior dans un flacon

Peu de parfums portent le nom d’un lieu, d’une maison, d’une adresse, et sont le symbole d’une histoire particulière. C’est le cas de La Colle Noire. Cette fragrance appartenant à la collection Privée Dior, porte un nom étrange: celui du domaine provençal tant aimé du couturier. Une fragrance qui raconte un jardin, une époque, un esprit. Isabelle Cerboneschi

La colle signifie colline dans ce pays de Fayence où l’on découvre le domaine de la Colle, qui deviendra la Colle Noire, au milieu du XIXe siècle. Lorsque Christian Dior en tombe amoureux et l’acquiert, le 25 octobre 1950, ce château, édifié sur les hauteurs de Montauroux entre 1858 et 1861, est entouré de vignes et de fleurs. La propriété fait alors 50 hectares. Elle devient vite un havre pour le couturier qui s’y ressource en cultivant des roses de mai, du lavandin, du jasmin grandiflorum, des oliviers et des arbres fruitiers. Camouflée derrière des arbres centenaires, la bâtisse se révèle après avoir longé une longue allée de cyprès. Sa façade sud se reflète dans un miroir d’eau de 45 mètres de long, qui fut dessiné par Christian Dior lui-même. N’oublions pas qu’il dessinait avant de créer des robes et qu’il rêvait, enfant, de devenir architecte.

Cette maison-là, je voudrais qu’elle fût ma vraie maison. Celle où – si Dieu me prête longue vie – je pourrai me retirer.

«De cette maison-là, je ne peux pas dire grand-chose puisque je suis en train de la faire. Elle est simple, solide et noble, et sa sérénité convient à la période de la vie qu’il me faudra bien aborder dans quelques années. Cette maison-là, je voudrais qu’elle fût ma vraie maison. Celle où – si Dieu me prête longue vie – je pourrai me retirer. Celle où – si j’en ai les moyens – je pourrai boucler la boucle de mon existence et retrouver, sous un autre climat, le jardin fermé qui a protégé mon enfance. Celle où je pourrai vivre enfin tranquille, oubliant Christian Dior pour redevenir tout simplement Christian»*, écrivait le couturier dans l’ouvrage Christian Dior et moi, publié un an avant sa mort, en 1956.

Lorsqu’il acquiert le domaine, le couturier est au zénith. Trois ans après avoir révolutionné la mode lors de son premier défilé du 12 février 1947, avec sa nouvelle silhouette baptisée le New Look par Carmel Snow, la toute puissante rédactrice en chef du Harper’s Bazaar, son nom est connu dans le monde entier. « Depuis 1948 elle (la maison Christian Dior, ndlr) avait ouvert une succursale à New York et conclu des accords de licences avec l’Angleterre, le Canada, Cuba, l’Australie, le Chili et le Mexique. Il devenait évident que la petite affaire tranquille dont j’avais rêvé avait entrepris de me dévorer», écrit-il encore.

Parfum La Colle Noire Collection Privée Dior. La Colle Noire perfume ©Dior

La Colle Noire est son refuge, la version XXL de sa maison d’enfance Les Rhumbs, de Granville. Dans cette demeure flanquée de deux tours, le Normand devenu un Parisien, peut être enfin lui-même, loin de l’avenue Montaigne, loin de Paris, loin des affaires et proche des fleurs et de son jardin, sa passion de toujours.

En 1955, le couturier confie la restauration du château à l’architecte Andreï Svetchine qui a déjà restauré l’Auberge de la Colombe d’or et la villa de Marc Chagall à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Les travaux dureront deux ans, jusqu’en 1957, l’année du décès de Christian Dior disparu le 23 octobre. Ne venait pas qui veut dans son jardin secret provençal. Christian Dior n’y recevait que ses amis: Bernard Buffet, Marc Chagall, Marie-Laure de Noailles, et quelques autres à qui il tendait une carte de visite avec le plan d’accès dessiné au dos.

En 2013, la maison de parfums Dior a racheté le domaine et après trois ans de travaux de restauration, les lieux ont pu reprendre vie. Des roses de mai ont été plantées, tout comme des amandiers, tant aimés du couturier, ainsi que ses fleurs fétiches: le muguet et la violette, l’agapante et la tulipe.

C’est la rose Centifolia, la véritable maîtresse des lieux, qui a inspiré le parfumeur François Demachy lorsqu’il a créé la fragrance La Colle Noire, en 2016. « Au printemps, la rose Centifolia envahit le jardin de la Colle Noire, maison de cœur de Christian Dior dans le territoire grassois. C’est un moment extraordinaire où flotte dans l’air leur parfum charnu, miellé et fruité. Ce sillage est une ode à cet endroit magique et à cette rose unique qui pousse dans le pays de mon enfance.» 

Afin d’assurer une production de roses de mai de très haute qualité qui puissent entrer dans la composition notamment de ce parfum, François Demachy, s’est assuré que la maison Dior passe un partenariat avec deux exploitations – Le Domaine de Manon et le Clos de Callian – toutes deux tenues par des femmes qui produisent ces merveilleuses matières premières que sont la rose de mai et le jasmin. « Ce fut une question de rencontres. Quand je suis arrivé chez Dior, je venais d’une autre grande maison où j’avais participé à redevelopper la production de fleurs grassoises. Chez Dior, il n’y avait pas cela. J’ai pensé qu’il fallait mettre l’accent sur des exploitations de Grasse afin de sécuriser la production: ce qui m’importait, c’était d’avoir accès à la matière première pour les 5, 10 ans à venir. J’ai demandé à être responsable des matières premières. J’avais besoin de belles fleurs et je n’avais pas confiance en ce que je trouvais ailleurs», expliquait le parfumeur en juin dernier.

Il y a de la rose de mai, certes, mais aussi bien d’autres choses dans le parfum La Colle Noire.… En note de tête, le citron fuse, mais il laisse vite la place à des notes de cœur veloutées composées de rose de Mai, de pivoine, de muguet qui se mêlent au cassis, à la framboise et à la pêche. Le clou de girofle annonce les notes de fond boisées et ambrées: musc blanc, bois de santal, ambre, héliotrope et bois de oud. Ces senteurs des profondeurs viennent donner du corps à cet élégant bouquet. Rien de mièvre, rien de sirupeux dans ce parfum, bien au contraire: il s’agit d’une rose pure, fraîche, comme sculptée dans la glace. Un parfum délicat comme pourrait l’être une robe de haute couture taillée dans un tulle de soie.

Je n’ai pas essayé de transcrire un bâtiment, mais une atmosphère. C’est ma vision de la Colle Noire.

La Colle Noire est un hommage, une ode rendue à l’univers de Christian Dior et à ce domaine qu’il aimait tant. Mais comment faire entrer une architecture dans un parfum? « En tant que parfumeur on est des observateurs et des interprètes, explique François Demachy. On traduit ce que l’on ressent, ce que l’on voit. On connaît le langage des odeurs. Je n’ai pas essayé de transcrire un bâtiment, mais une atmosphère. C’est ma vision de la Colle Noire. Il fallait que je commence quelque part. Quand Dior a repris le château, qui n’était pas en très bon état, y compris le jardin, j’ai insisté pour que l’on y plante des roses Centifolia. Je suis parti de l’idée de cette rose dans La Colle Noire. C’est une interprétation. »

C’est donc la belle histoire d’amour d’un couturier pour sa maison de cœur qui est enfermée dans ce flacon. Ce parfum fleure bon une époque révolue, un temps d’après-guerre et de répit où chacun pensait que le pire était derrière et que le futur était le temps de tous les possibles. Christian Dior n’a pas pu vivre aussi longtemps qu’il l’espérait à la Colle Noire, mais le parfumeur François Demachy a su en faire perdurer l’esprit et avec cet opus, il nous invite à une visite imaginaire dans le monde secret de Christian Dior.

*Christian Dior et moi, Ed. Amiot-Dumont, Paris 1956