Vacheron Constantin et les femmes, une longue et discrète histoire

Le lancement du modèle « Égérie », en février dernier, s’inscrit dans le droit fil d’une histoire peu ou pas assez connue. Lorsque l’on pense à la manufacture horlogère genevoise on songe plutôt à ses garde-temps masculins. Pourtant, Vacheron Constantin a toujours créé des montres pour les femmes. La preuve par les archives. Isabelle Cerboneschi

Dans l’imaginaire des passionnés de haute horlogerie, la manufacture genevoise Vacheron Constantin possède une place à part. Elle a traversé les siècles avec ses 265 ans d’histoire. Cela force le respect. Elle est avant tout connue pour ses garde-temps masculins dotés de mouvements à complications et pourtant, la maison crée depuis ses débuts des montres pour une clientèle féminine exigeante et versée dans l’art horloger. Cela ne se sait pas toujours.

Lors d’une visite à la manufacture, j’ai eu la chance de découvrir quelques pièces historiques féminines, peu ou jamais montrées. Ces petits bijoux qui donnent l’heure sont animés par des mouvements créés spécifiquement pour de petites montres adaptées aux poignets féminins. Dans un catalogue, de sublimes images en noir et blanc datant des années 30, dévoilent des femmes qui posent, l’une avec une montre au poignet, l’autre avec la sienne à la ceinture. Les garde-temps ne sont pas photographiés en gros plan, comme il est d’usage dans les pubs d’aujourd’hui, et pourtant on est irrésistiblement attiré par eux car les regards des modèles mènent aux montres. Les photos ont été réalisées par le fameux studio genevois Boissonnas. C’est beau et subtil. Une leçon.

En parcourant quelques archives choisies, j’ai pu lire aussi de nombreuses missives signées par des clientes : au XIXe siècle, 30% des lettres reçues par la manufacture émanaient de  femmes. Celles-ci y font preuve d’une connaissance horlogère étonnante et n’hésitent pas à faire quelques propositions afin que la manufacture fasse usage de nouveaux matériaux ou de maillons différents, qui rendraient le bracelet de leur garde-temps plus souple, croquis à l’appui.

En février dernier, la manufacture genevoise a dévoilé un nouveau modèle féminin :   la montre Égérie, dont l’ambassadrice est la couturière Yiqing Yin. Une montre qui n’aurait pas pu voir le jour sans cette longue histoire méconnue qui relie les femmes et les montres Vacheron Constantin.

Parmi toutes les montres découvertes le jour de ma visite à la manufacture, j’ai choisi de mettre en lumière deux modèles issus des archives. Chacun révèle l’attention portée par la maison genevoise aux femmes et dévoilent un pan méconnu de l’histoire de Vacheron Constantin.

La plus ancienne montre bracelet de la manufacture

Par un beau jour de l’année 1886, Adolphe Veyrat, l’agent parisien de Vacheron Constantin, apprit la visite de l’un des meilleurs clients parisien de la maison, l’horloger Jacques Gustave Sandoz, plus connu sous le nom de Gustave Sandoz.

Ce fabriquant d’horlogerie, de bijouterie et de joaillerie, né en 1836 à Paris d’une mère française et d’un père suisse, était le descendant d’une famille d’horlogers neuchâtelois. Par goût, et peut-être par atavisme, il a choisi d’exercer ce métier pratiqué par les Sandoz depuis cinq générations.

Ce brillant scientifique a reçu en 1855, le grand prix d’honneur de l’Association polytechnique, créé par Napoléon III. Il a travaillé pour Lépine et pour Breguet, avant de s’installer à son nom. Cet horloger était spécialisé dans la réparation des régulateurs, des chronomètres de marine, des horloges astronomiques et de tous les instruments de mesure les plus précis du moment.

Le succès venu, il eut à cœur d’ajouter à ses talents d’horloger un savoir-faire bijoutier et joaillier. Sa notoriété a atteint son apogée à la fin du XIXe siècle, particulièrement durant les décennies 1870 et 1880. Il fut d’ailleurs convié à participer à la préparation de l’Exposition Universelle de 1889.

Pour cette occasion, il a commandé à Vacheron Constantin à Paris un modèle de garde-temps très particulier : une montre joaillière pour dame, animée par un mouvement 9’’ et dotée d’un bracelet en or qui représente deux cariatides sculptées dont les ailes servent d’attaches.

Ce précieux garde-temps, de forme ronde, gardée précieusement dans les archives de la maison, est gravée au dos « Gustave Sandoz Paris ». Sa lunette, qui sert au remontage et à la mise à l’heure, est sertie de 24 diamants rosettes et sa carrure est ciselée. La montre possède un cadran émail avec 11 chiffres arabes en bleu et le 12h en rouge.

En regardant ce petit bijou, rien de permet de l’attribuer à la manufacture genevoise. Et pourtant… ll s’agit de la plus ancienne montre bracelet signée Vacheron Constantin connue à ce jour.

La montre du maharadjah de Patiala

Dès 1879, et durant soixante années, la manufacture Vacheron Constantin s’est alliée avec le joaillier Ferdinand Verger, devenu Verger Frères en 1921. Ensemble, ils ont créé des bijoux qui donnaient l’heure, dont la beauté n’avait rien à envier aux pièces des grands joailliers de la place Vendôme, à Paris : des garde-temps précieux, dans le style et le goût de l’époque, dont quelques merveilles Art Nouveau et Art déco.

La maison Verger avait déposé de nombreux brevets dans le domaine de la joaillerie et de l’habillage horloger et Vacheron Constantin a pu tout naturellement bénéficier de ces inventions. Ainsi, dans les archives de la maison, on découvre une montre de sac avec des volets qui se libèrent de manière mécanique afin de dévoiler l’heure. La collaboration entre les deux maisons a pris fin en 1938 mais le lien précieux entre Vacheron Constantin et les femmes a perduré.

Le désir d’esthétisme, d’épure, de miniaturisation et de sophistication, qui correspondait au goût en vigueur au début du XXe siècle, a poussé les créateurs et les concepteurs horlogers à inventer de nouveaux systèmes. C’est le cas notamment du mouvement dit « tuyau », qui fut rebaptisé « baguette ». Inventé en 1915 par un horloger de la manufacture, ce mouvement, de forme rectangulaire, mesure 6,5 millimètres de largeur et 26 millimètres de longueur. Il anime notamment un modèle historique conservé par Vacheron Constantin, qui fut créé en 1916. Cette montre a d’ailleurs connu un étonnant destin.

En 1921, lors d’un voyage à Genève, où il était venu assister à l’assemblée générale d’automne de la Société des Nations, Bhupinder Singh, le maharadjah de Patiala, grand amoureux des pierres et des bijoux, s’était rendu à la boutique Vacheron Constantin. Escorté de deux de ses nombreuses épouses, de ses gardes du corps Sikhs et de ses secrétaires, il avait acquis des montres pour un montant s’élevant à cent cinquante mille francs de l’époque (environ neuf cent mille francs d’aujourd’hui).

Parmi les multiples garde-temps qu’il a achetés ce jour-là, se trouvait une montre bracelet en platine, dont le boîtier ciselé est serti d’une rangée de diamants. La platine incurvée permet de lire l’heure quand la montre est de profil.

Des années plus tard, Vacheron Constantin a pu racheter ce précieux bracelet qui donne l’heure et qui fait désormais partie de ses archives.

Égérie, une montre haute couture

Entre Vacheron Constantin et les femmes, s’est écrit une longue histoire discrète dont le nouveau chapitre s’appelle Egérie.

Ce modèle, lancé en février dernier, contient à la fois des éléments du passé et fait écho aux métiers d’art de la haute couture, comme le cadran, qui rappelle le travail des plisseurs, ou le sertissage qui évoque la broderie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’ambassadrice de cette ligne est la couturière Yiqing Yin. La délicatesse de ses créations, la fluidité, l’élégance, le temps qui s’écoule et donne de la valeur aux choses, autant de liens subtils qui lient la couturière et la manufacture horlogère.