Aya, voyage dans l’Outremonde

Les photographes Yann Gross & Arguiñe Escandón ont marché sur les traces de Charles Kroehle, un photographe explorateur du XIXe siècle. Ils ont exploré l’Amazonie, à la fois fascinés par les images du passé et désireux d’imprimer une réalité présente. Leurs photographies révèlent ce que l’on pourrait voir si l’on traversait le voile séparant les mondes. Isabelle Cerboneschi

Une femme élève une aile blanche devant elle, dans le soleil. On pourrait croire qu’il s’agit d’une aile d’ange, mais ce serait une vision trop chrétienne. Nous sommes au cœur de la forêt amazonienne, terre d’autres croyances, où les êtres vivent avec la nature et pas contre elle. Cette femme a 94 ans et depuis près d’un siècle elle écoute les arbres, les oiseaux, les animaux, la terre lui murmurer leurs messages, lui transmettre leur sagesse. Elle est la dernière à maîtriser parfaitement la langue indigène. En regardant cette image que voit-on ? Et si l’on se trouvait dans ce monde « entre deux », celui qui sépare les vivants et les morts et que les péruviens appellent l’Aya ?

C’est sur les trace d’un passé qui n’est pas le leur, que les photographes Yann Gross et Arguiñe Escandón sont partis. Tout a commencé avec une carte postale mettant en scène un explorateur à casque blanc et des Améridiens devant un crocodile mort. Le genre d’images qui font partie de notre imaginaire collectif, car c’est à travers ces photographies d’un autre siècle que l’on s’est fait une première idée des contrées lointaines. « L’image a été prise au XIXe siècle par Charles Kroehle, un photographe alsacien qui fut l’un des premiers à représenter l’Amazonie péruvienne. A sa mort , beaucoup de ses photos ont été utilisées comme cartes postales et il a contribué à forger dans les esprits la représentation exotique de l’Amazonie. Ces images nous hantent encore aujourd’hui. Ces images nous fascinent et nous dérangent car elles révèlent un regard de domination », explique Yann Gross.

Yann Gross et Arguiñe Escandón ont voulu conjurer cette vision occidentale dominante de l’Amazonie et sont partis chercher la réalité de la forêt sur les traces du fantôme de Charles Kroehle. Il est difficile de ne pas juger le passé, compliqué aussi de s’en extraire. C’est ce qu’ils sont allé chercher dans cette forêt, s’extraire d’un passé et parfois d’eux-mêmes. Ils ont rencontré des femmes chamanes, des enfants, des arbres vêtus de brume. « Quand on est hors de notre zone de confort, c’est peut-être là que l’on est le plus sensible, plus vulnérable. On cherche à se retrouver, à se connecter différemment à certaines parts de nous. Et on photographie forcément de manière différente. D’ailleurs, après ce périple, saurais-je m’émerveiller, regarder de manière sensible des choses qui me sont plus familières ? »

Un tel travail d’imprégnation dans la forêt n’a pu être possible qu’en entretenant un dialogue avec elle, en l’écoutant, en la vivant pleinement, en la craignant, en la respectant, en la buvant, en la vomissant, suite à l’ingestion de plantes psychotropes. « Dans cette tentative de représenter la forêt, nous avons eu l’idée d’utiliser son essence même », explique Yann Gross. Il sont donc allés jusqu’à demander à la forêt de se raconter elle-même. Et pour ce faire, ils ont prélevé des sucs de certaines plantes photosensibles afin de créer des phytotypes à la beauté fragile. Le résultat est douloureusement beau car l’on sait que la lumière du jour va effacer doucement la trace que la forêt a laissé d’elle. D’où d’ailleurs ce rideau blanc que les artistes ont mis au point afin de protéger leur œuvre.

«Le titre Aya n’a rien à voir avec l’Ayahuasca, souligne le photographe valaisan et pourtant cela s’y réfère un peu. En langue quichua, l’Aya, c’est l’esprit qui n’a pas eu son rituel funéraire et qui ère entre les deux mondes, cherchant le contact avec les vivants. Et nous trouvions l’idée poétique d’être hanté durant ce périple par un fantôme du passé. »

Aya,Yann Gross & Arguiñe Escandón, jusqu’au 9 janvier 2020. Galerie Wilde, Rue du Vieux Billard, 24, Genève. Tel: + 41 22 310 00 13. geneve@wildegallery.ch