Curionoir, des parfums d’une imparfaite beauté

Le monde de Tiffany Jeans est parfumé : de son enfance passée dans le sillage rassurant d’une mère et d’une grand-mère toutes auréolées de Chanel No5 et d’Opium, à celui de Curionoir, une marque qu’elle a créé par accident et par amour, en passant par les rituels des Taonga qui sont l’héritage de sa famille. Cette Néo-zélandaise invoque la puissance du beau pour offrir un monde où il n’est pas plaisir esthétique mais une fascination pour le rare et l’intelligence de la main. – Lily Templeton, Londres

1919, un parfum audacieux voit le jour. Inspiré du roman La Bataille de Claude Farrère, aujourd’hui tombé dans l’oubli, il est inspiré du personnage de Mitsouko, jeune Japonaise prise dans un triangle amoureux, entre Extrême-Orient et Occident, tradition et modernité.

Le parfum a été créé par Jacques Guerlain, ce parfumeur foisonnant qui est à l’origine des plus belles créations de la maison Guerlain. La Guerre de 1914 ayant entraîné une pénurie de main-d’œuvre et de matières, Mitsouko fut vêtu du flacon mythique de l’Heure Bleue, paré d’un coeur inversé, et commercialisé lui en 1912.

Porté aussi bien par des hommes que par des femmes, Mitsouko est ce que l’on appelle,

dans le jargon de la parfumerie, un Chypre. Jouant avec les codes de la masculinité et de la féminité d’alors, il s’impose comme un parfum hybride, en rupture avec les senteurs florales d’Avant-Guerre.

La structure moderne du Chypre inventée par François Coty en 1917 avec son fameux parfum Chypre, rend compte d’un combat entre l’ombre et la lumière. Il est lumineux par les agrumes qui apportent fraîcheur, puissance et envol et sombre par son sillage boisé mêlant patchouli, mousse de chêne et ambre. Ces deux facettes se rencontrent au coeur du parfum autour de notes florales de rose et de jasmin, rendant alors ses contours flous à la manière d’un clair-obscur photographique.

Mitsouko reprend ces contrastes. On retrouve dans sa structure la richesse de la mousse de chêne, terreuse et poussiéreuse savamment alliée aux notes plus sombres de patchouli. Un bouquet floral de rose et de jasmin compose avec une base lilas et s’enivre de notes poudrées. La cannelle fend l’air et signe l’ensemble d’épices aériennes. Cependant, c’est dans son coeur que le parfumeur Jacques Guerlain a décidé de rajouter un contraste supplémentaire : celui du naturel et de la chimie.

En effet, il a choisi d’introduire en quantité exceptionnelle de l’Aldéhyde C14 ou Undecalactone Gamma, molécule complètement novatrice pour la parfumerie d’alors. Une molécule découverte en 1908, que l’on retrouve naturellement dans l’abricot ou la pêche. Cette note fruitée, duveteuse et veloutée, revêt des allures mûres et poussiéreuses qui ne font que renforcer la puissance boisée de la mousse de chêne. Il en résulte un parfum complexe mais d’une harmonie édifiante, qui fait de lui le premier parfum Chypré Fruité.

La chimie a souvent permis à la parfumerie de se réinventer et à Guerlain d’imposer son style, comme avec Jicky (1889) dans lequel on retrouve de la coumarine ou encore Shalimar (1925) et son ethyl vanilline, respectivement des notes douces de foin et de vanille intense. L’idée n’était pas de préférer la chimie à la nature, mais bien de jouer de leur contraste et des nombreuses possibilités que leur rencontre peut créer.

Mitsouko a permis l’une de ces rencontres : celle des notes fruitées avec la parfumerie.

Les fruits ont apporté à l’univers des parfums une fraîcheur et une rondeur exceptionnelle. Le fruit n’est plus réservé aux jeunes filles mais s’impose comme un marqueur de féminité, et même de masculinité dans certains cas, lorsque des notes de pomme ou d’ananas sont utilisées.Désormais, quasiment tous les parfums comportent des matières fruitées. De la rhubarbe à la banane, en passant par la pomme ou la poire, les parfumeurs ont poussé loin l’idée d’addiction et de naturalité.

La richesse de la nature, des composants chimiques des parfums et des molécules odorantes pose parfois quelques difficultés dans la pérennité des parfums. A partir des années 1980 et de l’apparition de réglementations des matières premières de parfumerie, certains parfumeurs ont dû ajuster leurs formules.

Avec cent années d’existence, Mitsouko ne déroge pas à la règle et même peut-être plus que d’autres fragrances, car la mousse de chêne, emblématique dans cette composition, est extrêmement réglementée par l’IFRA (International Fragrance Association). Mitsouko est passé par de multiples réinterprétations qui ont parfois pu désorienter les habitués ; ainsi la note de pêche a pu passer par des périodes plus ou moins intenses, avec même des penchants pour « le bubblegum à la pêche ». Les bois se sont parfois faits plus discrets, comme en 2015, ou plus intenses, comme en 2013, avec des notes presque fumées.

Si les réglementations européennes sont souvent perçues comme un frein à la créativité et un casse-tête pour les parfumeurs, elles peuvent représenter tout le contraire. La contrainte des normes oblige les nez à réinventer certaines famille, dont celle des chyprés. C’est ainsi qu’on a pu voir apparaître dans les années 2000, ce qu’on peut qualifier aujourd’hui de Néo-Chypre. Reprenant une structure boisée largement évoquée précédemment, les parfumeurs en réinterprètent les dimensions en utilisant des substances boisées différentes comme le oud ou le vétiver.

Mais malgré ces quelques changements et ces multiples personnalités, Mitsouko n’a pas perdu son supplément d’âme et personnifie pour beaucoup le souvenir d’un être aimé ou d’un moment précieux. Ce parfum a marqué les esprits et les nez depuis cent ans. Son héritage est unique. Il appartient à cette ère où quelques parfums ont posé les bases de la parfumerie moderne, cette époque où les marques et les parfumeurs osaient la rupture et la nouveauté.