« Cet objet est le mariage de l’horlogerie et de la mode »

Lors du dernier salon Watches and Wonders, Chanel présentait une collection totalement insolite: cinq garde-temps de 55mm de diamètre avec un verre saphir bombé, inspiré du pique-aiguilles des artisans de la couture. Chaque cadran gravé et serti, raconte l’histoire d’un métier d’art différent. Rencontre avec son créateur Arnaud Chastaingt, le directeur du studio de création horlogerie de Chanel. Isabelle Cerboneschi

Arnaud Chastaingt, directeur du studio de création horlogerie Chanel ©Chanel

Cinquante-cinq millimètres et un verre saphir bombé. Sur le papier, une montre bracelet de cette dimension a tout d’une montre de poche accrochée au poignet: énorme! Et pourtant, en découvrant la collection Mademoiselle Privé Pique-Aiguilles lors du dernier salon Watches and Wonders, en avril dernier, et en l’essayant, ce fut un coup de foudre. Le genre de coup de foudre qui vous pousserait à un acte délictueux pendant que tout le monde a le dos tourné, si c’était dans votre nature. Sauf que ce n’est pas le cas.

Cette collection est totalement inédite: outre le diamètre imposant du garde-temps, les gravures en bas-relief qui ornent le cadran, elle possède une glace fortement bombée qui rappelle la courbure d’un pique-aiguilles. Quant à son bracelet, il est positionné si bas qu’il s’adapte parfaitement et a l’élégance de se faire oublier. L’objet qui a inspiré Arnaud Chastaingt, directeur du studio de création horlogerie de Chanel, c’est le pique-aiguilles, qu’il a vu maintes fois au poignet des artisans dans les ateliers de haute couture de la rue Cambon.

Avec ses cinq cadrans différents ornés de gravures représentant cinq métiers et objets emblématiques de la maison, la collection Mademoiselle Privé Pique-Aiguilles est tellement Chanel, qu’elle n’a même pas besoin d’en arborer le nom. Celui-ci est décalqué en or jaune sur la glace de manière quasiment invisible. Sur le premier modèle, on retrouve le fameux sac 2.55 qui fait référence au métier du cuir, sur le deuxième, la chaîne et les croix byzantines chères à Gabrielle Chanel évoquent le métier de parurier, le troisième arbore un camélia comme une dentelle, le quatrième dévoile la fameuse petite veste noire emblématique d’un réalisme fou, et le dernière modèle, le plus abstrait, évoque une broderie réalisée en sertissage de diamants.

J’ai eu le bonheur de rencontrer Arnaud Chastaingt, un homme qui a la chance de faire un métier magique. Avec cette collection il aura réussi à transformer sa fascination pour un objet utilitaire serti d’épingles et à l’incarner en une montre d’une beauté folle qui est un pont entre l’horlogerie et les métiers de la couture, le cœur même de Chanel.

INTERVIEW

Il fallait beaucoup d’imagination pour faire entrer un pique-aiguilles dans une montre et une certaine prise de risque. Qu’est-ce qui vous a convaincu que c’était réalisable?

Arnaud Chastaingt : J’ai toujours été fasciné par les outils dont l’architecture et le design sont nés d’un besoin fonctionnel. Et je trouve magique que ce jonc rigide surmonté d’un coussin volumineux, dont l’objectif est d’accueillir les aiguilles afin que l’on puisse y accéder facilement, ait pu naître des nécessités des artisans de la mode. Lorsqu’il m’est arrivé de faire quelques visites ponctuelles à l’atelier de couture de la rue Cambon, ce qui me frappait, c’était de voir les artisans habillés en blanc, avec au poignet cet espèce de bijou impactant: ce pique-aiguilles m’alertait à chaque fois. J’étais captivé par cette signature graphique, cet objet un peu surdimensionné qui semblait être de tout confort. Même si sa taille est grande, je n’avais pas le sentiment que cela pouvait pénaliser les artisans, bien au contraire. Et que ce soit une femme ou un homme, avec un poignet plus généreux, qui le porte, cela fonctionnait dans tous les cas. L’un des concepts de cet objet que j’ai repris, c’est la fixation du bracelet: nous l’avons positionné très bas sous le boîtier, comme c’est le cas sur un pique-aiguilles. Ce qui veut dire que l’on peut porter ce modèle même avec un tout petit poignet, sous réserve que l’on accepte d’assumer de porter une montre avec un diamètre important.

Un pique-aiguilles avec son attache basse ©Chanel

Les premiers pique-aiguilles remontent au XVIIIe siècle, les premières montres portatives au XVIe siècle: comment écrit-on le présent avec les outils du passé?

Votre question me rappelle ce que disait souvent Karl Lagerfeld en résumant une citation de Goethe: « Faire un meilleur avenir à partir des éléments élargis du passé. » (La citation complète est: « Il n’y a pas de passé dont on puisse avoir la nostalgie, il n’y a qu’un éternel nouveau qui se forme à partir des éléments élargis du passé. », ndlr). C’est l’essence même du métier de créateur! Qui pourrait avoir aujourd’hui la prétention de dire qu’il a inventé quelque chose qui n’existe pas? On ne choisit pas le moment où l’on va trouver l’inspiration. On ne se lève pas le matin en se disant: « aujourd’hui je vais créer quelque chose ». Cela se fait via des rencontres, des choses captées dans l’instant présent, ou dans le passé, via des images et que je raconterai un jour ou l’autre.

Le numéro 5 est un chiffre fétiche pour Mademoiselle Chanel: elle présentait ses créations le 5 du mois de mai, le 5e mois de l’année, le parfum qui fit notamment sa fortune est le N°5, 5 lions sculptés trônent sur sa tombe lausannoise. Est-ce que ce diamètre de 55 mm est un hommage discret à son chiffre favori?

J’ai envie de poser la question à la manufacture. Quand la construction de l’objet a commencé, je me suis demandé si le constructeur avait décidé de tendre au millimètre près vers le chiffre 55 au lieu de choisir le 53 ou le 54. Au début du projet, je n’ai pas pris une règle et défini le diamètre. Ce n’était pas le sujet. Ce qui était important pour moi, c’était l’impact graphique. Avec ce grand diamètre, une fois que la montre est posée sur le poignet, on ne voit plus le bracelet. Mon obsession était plus proche de cet impact visuel que d’un aspect millimétré. A partir du moment où j’ai une idée, je commence à la faire mûrir, à me raconter des histoires. Je passe toujours par ces étapes-là. Les premiers croquis ont commencé à naître et face à ce genre d’objet, on a envie de découper tout simplement des ronds sur un bout de papier et les coller sur le poignet d’une collaboratrice ou sur le mien afin de voir visuellement ce qui va fonctionner ou pas. Avec Emilie, ma collaboratrice, nous avons imprimé différents diamètres et à un moment donné, une signature s’est imposée. Nous avons communiqué l’information à la manufacture et le projet a commencé.

Il n’y avait donc pas de recherche autour de la numérologie liée à Gabrielle Chanel, mais c’est quand même un beau hasard!

Absolument! Le chiffre 55 est arrivé comme un cadeau, mais sans obsession de ma part.

Tous les cadrans de la collection évoquent un savoir-faire particulier de Chanel. Pourquoi?

Dans mon processus créatif, je commence toujours par l’architecture de l’objet. Or très rapidement, je me suis aperçu que j’avais à disposition une surface d’expression assez remarquable qui m’avait été rarement octroyée depuis que je fais de l’horlogerie (rires). Je me suis alors demandé ce que j’allais raconter dans cet espace. J’aurais pu opter pour une création très épurée, quelque chose de très noir sur le cadran. Finalement, cet objet est le mariage de l’horlogerie et de la mode. Une des pièces parle de confection, avec le patron de la petite veste noire posé sur une table de travail, saupoudré de petits ciseaux, d’un dé à coudre et d’un petit ruban. De fil en aiguille, nous avons choisi de parler de la dentelle, du travail du cuir avec cette proposition de sac, du métier de parurier, très important chez Chanel, avec ces broches, ces sautoirs, et enfin de la broderie. Ce modèle-ci est peut-être la création la plus abstraite. Il m’est arrivé de collaborer de manière assez étroite avec Hubert Barrère (le directeur artistique de la maison Lesage, ndlr). Il avait brodé des cadrans, des manchettes pour les montres Mademoiselle Privé Bouton,… J’avais envie de rendre hommage à ce métier d’art, mais de façon plus abstraite. Hubert m’avait expliqué que les petites paillettes, qu’il appelle paillons, dégagent plus de magie si elles sont brodées sur du satin noir. Je m’en suis souvenu. Pour ce cadran entièrement serti de diamants, j’ai souhaité que tous les grains de sertissage soient noircis. Sans savoir à l’avance si ce serait bien. Or le résultat était magique!

Montre Mademoiselle Privé Piques-Aiguilles décor broderie ©Chanel

Les décors représentant les métiers sont gravés très hauts sur le cadran, un peu comme des bas-reliefs. Comment avez-vous procédé pour que des aiguilles réussissent à survoler ces motifs? 

Cela fait partie des challenges que nous avons rencontrés. A partir du moment où j’ai eu envie de raconter ces histoires sur les cadrans, je voulais aussi pouvoir offrir aux artisans d’art avec qui j’ai collaboré, un très beau diamètre qui leur permette de s’exprimer. Je souhaitais aussi qu’ils aient un peu de hauteur pour un meilleur rendu du dé, du petit ruban, des mini ciseaux. La solution fut de rehausser un petit peu le canon des aiguilles. Et pour augmenter la difficulté, j’ai souhaité que l’une des signatures graphiques de cette collection soit un petit diamant serti au centre des deux aiguilles. Nous aurions pu utiliser des aiguilles très courtes, ce qui aurait résolu le problème, mais c’était hors de question. J’avais très envie que ces aiguilles horlogères aient la même architecture que les aiguilles de la couture.

Montre Mademoiselle Privé Piques-Aiguilles décor dentelle

La forme de ces aiguilles est nouvelle et n’appartient pas au vocabulaire horloger habituel. Allez-vous les baptiser?

Elles n’ont pas encore été baptisées, mais si l’on poursuit la collection, ce serait intéressant de leur trouver un nom. Les aiguilles Chanel, tout simplement…

Pensez-vous faire évoluer cette collection avec d’autres motifs emblématiques de Chanel?

J’ai la chance de me voir offrir beaucoup de liberté par la maison Chanel. Je n’ai pas d’objectif. Je suis rarement fier de mes créations, parce que je passe très vite à autre chose, mais j’aime celle-ci, au-delà du fait qu’elle soit née de merveilleuses histoires, de belles rencontres et d’aventures dont je garde un très bon souvenir. Cette collection ne va pas s’achever cette année. Il y a d’autres chapitres que j’ai envie de raconter autour de cette esthétique, aussi bien au niveau des décors des cadrans que de l’architecture de l’objet en soi. Vous dire quand, en revanche… Chez Chanel, on a la liberté du temps.