Giorgio Bulgari lance sa première collection de joaillerie
Le fils de Gianni Bulgari, vient de lancer sa propre marque de joaillerie baptisée Giorgio B. Des collections conçues dans une esthétique inspirée du Streamline des années 1930. Interview: Isabelle Cerboneschi
Giorgio Bulgari possède un nom à la fois facile et difficile à porter lorsque l’on choisit de faire métier de la joaillerie. Facile parce que ce patronyme représente celui d’une lignée d’orfèvres et de joailliers qui remonte à 1884, lorsque son ancêtre, Sotirio Bulgari a créé sa maison à Rome. Difficile, parce qu’il n’a pas le droit d’utiliser son nom de famille dans une marque. Ce fut le cas pour son père, Gianni Bulgari, lorsqu’il a créé sa société Enigma en 1989 et celui de sa tante, Marina Bulgari, qui fondé sa compagnie Marina B en 1978 et a hissé une simple initiale aux cimaises de la joaillerie dans les années 1980. Quand la valeur du talent dépasse celle du nom…
L’envie de créer des bijoux anime Giorgio Bulgari depuis qu’il est enfant. Il a grandi dans cet univers-là, entouré de beaux objets, d’œuvres d’art, de dessins, de pierres, vouant à son père une admiration immense. Mais ce n’est pas cette porte-là qu’il a choisi de pousser en premier lorsque a débuté sa carrière. Après des études d’histoire de l’art et de communication menées à Boston, il est entré par hasard dans le monde de la finance. Pendant quatre ans, il a très bien gagné sa vie comme trader, puis après avoir vécu huit ans aux Etats-Unis, il a ressenti l’appel de l’Europe. L’appel de ses origines aussi. Apprendre le métier familial, voilà ce qu’il voulait faire désormais.
En 2003, il a rejoint son père chez Enigma puis, en 2014, il fut engagé comme directeur artistique de la compagnie Marina B qui appartenait alors à Paul Lubetsky, le fondateur et PDG de Windsor Jewelers à New York. Ce n’est qu’en 2017 qu’il a décidé de voler de ses propres ailes et de se lancer en tant que joaillier indépendant. Il a commencé par créer des bijoux commissionnés par des clients et la pandémie lui a donné le recul nécessaire pour envisager de lancer de véritables collections sous la marque Giorgio B. La première présentation eut lieu à Saanen en février, devant un public restreint de clients, de famille et d’amis et le lancement officiel a eu lieu à Londres au Dover Street Market en mai.
Son bureau, situé dans la Vieille-Ville de Genève, est décoré de locomotives. Le mouvement Streamline, né après la crise de 1929 et dont Raymond Loewy est le chef de file, est une source d’inspiration sans fin avec ses courbes, ses volumes lisses, ses lignes et sa modernité. On retrouve d’ailleurs cet esprit dans la collection Palma que Giorgio Bulgari a dessinée. Des bijoux qui ont commencé à faire parler d’eux lorsque Sharon Stone a porté une paire de boucles d’oreilles lors de la cérémonie des Oscars le 12 mars.
Lorsqu’on lance sa marque, il faut posséder un excellent réseau pour réussir à accessoiriser une star aussi intouchable que Sharon Stone. Par chance, Jasmine Vidal, la consultante en communication de Giorgio B, connaît bien Paris Libby, le styliste de l’artiste. Elle lui a envoyé les images des collections et deux jours avant les Oscars, il l’a rappelée: les boucles d’oreilles Palma en or serti de diamants étaient assorties à la robe de Sharon Stone pour la soirée des Oscars donnée par Vanity Fair. Deux jours plus tard, la star portait une version en or rose non sertie des mêmes boucles d’oreilles, ainsi que le collier assorti, lors du vernissage de « Shedding », l’exposition des peintures qu’elle avait réalisées pendant le confinement, qui s’est tenue à la galerie Allouche à Los Angeles.
Juste avant de commencer l’entretien, Giorgio Bulgari prend le temps de préparer deux tasses de café avec une cafetière italienne. « Surtout pas de machine!», dit-il. L’interview peut alors commencer.
INTERVIEW
Après avoir terminé vos études à 21 ans, vous êtes entrée dans le monde de la finance. Qu’en avez-vous appris qui vous serve encore aujourd’hui?
Giorgio Bulgari : Quand on m’a engagé, on m’a assuré qu’après 3 à 6 mois, j’allais gagner un salaire à six chiffres. C’était une offre que je ne pouvais pas refuser: à l’époque je vivais avec 1000 dollars par mois. Je ne connaissais pas ce domaine et j’étais avide de connaissances. Je tradais sur le NASDAQ. Nous étions à la fin de l’année 1998, la bourse était très volatile et cette volatilité permettait de gagner de l’argent. Quand j’ai reçu mon premier chèque, en février 1999, il comportait effectivement six chiffres. J’ai fait cela pendant 4 ans. J’ai aimé ce job: il m’a donné l’envie d’entreprendre et m’a permis de mieux me connaître. Avec ce métier, on apprend à gérer le « Fear and Greed », la peur et l’avidité, les deux extrêmes. Il faut trouver un compromis entre les deux. Un vieux dicton boursier attribué au financier londonien Nathan Rothschild dit: « Il faut acheter au son du canon et vendre au son du clairon », soit acheter quand on a peur et que tout le monde est vendeur. Cela demande un peu de courage. Aujourd’hui la finance est devenu le biais par lequel je regarde le monde
Vous avez grandi entouré de dessins, de pierres, quand votre père travaillait encore chez Bulgari. Est-ce que vous vous êtes dit, enfant, que vous alliez faire ce métier plus tard?
J’ai toujours voulu faire cela. J’admirais mon père qui était un personnage extraordinaire. Sa vie était comme une fable avec toutes les personnalités qu’il a rencontrées: Grace Kelly, Liz Taylor, … Il était très charismatique, il savait piloter des avions, des automobiles. Je voulais l’imiter. Il a quitté Bulgari en 1987 quand j’avais dix ans puis il a créé la société horlogère Enigma.
Vous êtes la 4e génération de joaillier qui porte le nom Bulgari. Avez-vous le sentiment de vous inscrire dans la lignée familiale?
Je fais l’effort en tout cas de m’inscrire dans cette lignée. J’ai l’obligation de faire les choses bien car j’ai une responsabilité à l’égard de mes ancêtres. Mais en même temps, je dois trouver une nouvelle expression esthétique et un langage qui m’appartiennent. Je pense qu’il y a une certaine corrélation entre mes bijoux et ce qu’a fait la maison Bulgari: la stylisation, la géométrie, le volume, par exemple. Ces éléments font partie de mon héritage que j’exprime avec une vision plus contemporaine.
En 2014 vous avez été nommé directeur artistique chez Marina B. Est-ce que l’on vous a nommé pour votre nom, sachant que vous alliez pouvoir infuser dans la marque une identité qui est en vous?
Je pense que oui. Ce fut une leçon extraordinaire car j’ai pu voir et toucher toutes les archives de la maison. Le propriétaire de la marque, (Paul Lubetsky, PDG de Windsor Jewelers à New York, ndlr) avait conservé des milliers de dessins et de gouaches. La richesse de cette marque était extraordinaire. J’ai conservé des éléments stylistiques que je trouvais très forts. Marina avait notamment créé un collier avec des diamants triangles. Cette forme triangulaire était très identitaire et devait être conservée. Mais je voulais aussi emmener la marque vers une nouvelle génération. A l’époque, beaucoup de clients avaient connu l’explosion de Marina B. dans les années 80, mais dans les années 2000, c’était une marque stagnante. Mon but était de raconter l’histoire extraordinaire de cette grande créatrice qui avait su rendre la haute joaillerie suffisamment désirable auprès des femmes pour qu’elles s’offrent leurs bijoux elles-mêmes. C’était encore rare à l’époque. J’ai fait des collections qui projetaient la marque dans le futur. J’ai notamment créé une minaudière en aluminium oxydé, en hommage au fait qu’elle fut l’une des premières joaillières à oxyder l’or dans les années 1970. Cela m’a pris six mois pour trouver le bon traitement de matière. J’ai travaillé avec l’université de Turin afin d’analyser les effets de la peau sur cette oxydation. Je me suis inspiré des archives, de ses créations, tout en apportant un style personnel.
Vous êtes toujours en contact avec votre tante: quel regard porte-t-elle sur vos créations?
Au-delà de sa créativité, j’ai beaucoup appris d’elle en tant que personne. J’ai partagé avec elle beaucoup de mes idées quand je travaillais pour la marque qui portait son nom. Je la sens derrière moi, elle m’encourage et cela me stimule, même si elle ne voit pas tous mes dessins. Elle est très importante dans ma vie. Elle a vu mon épouse porter mes bijoux, les boucles d’oreilles Goccia, lors d’un dîner de famille et m’a complimenté. La collection est née avec ces pièces d’ailleurs: elles sont en émail appliqué sur de la résine.
En 2017 vous avez commencé à créer des bijoux pour des clients privés. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de créer votre marque?
J’avais presque 40 ans et j’avais envie de me lancer, de créer quelque chose qui m’appartienne. J’ai commencé en créant des pièces commissionnées par des clients. J’avais déjà acquis un très grand réseau de marchands de pierres précieuses et de fabricants en Italie. J’ai fondé ma maison et j’ai livré ma première pièce en septembre 2017. Mais quand on crée un bijou de commande, il y a toujours des facettes de la pièce qui sont représentatives du client. Or petit à petit, j’ai eu envie de faire émerger ma propre créativité. J’ai commencé avec des pièces uniques que je présentais lors d’expositions puis j’ai créé deux collections – Palma et Goccia – que j’ai lancées cette année. Cela m’aura pris deux ans.
Comment avez-vous vécu la période d’arrêt de la pandémie?
Ce fut pour moi une période d’accélération: 2020 et 2021 m’ont permis d’avancer plus rapidement. Le temps que l’on a passé à la maison sans voyager a certainement cristallisé ma volonté de me lancer dans des collections.
Que souhaitez-vous apporter au monde de la joaillerie?
Ma propre vision, ma propre esthétique. J’aime faire monter les pierres de manière originale, asymétrique, mais le tout restant très équilibré. Mon style est marqué à la fois par une opulence et par une pureté des lignes, un traitement des volumes qui met en valeur les pierres.
En parlant de pierres, quand vous les choisissez, pensez-vous aussi à leur valeur d’investissement?
En principe non. J’ai même été freiné d’acheter des pierres que j’aurais voulu acquérir mais qui auraient été trop difficiles à vendre à ma clientèle. Il y a un an et demi, par exemple, j’avais vu une tsavorite de 10 carats extraordinaire de taille coussin. J’en suis tombé amoureux. J’ai flirté avec cette pierre pendant un certain temps. Je l’ai montrée à deux ou trois clients qui auraient pu être intéressés mais quand je leur ai annoncé son prix, ils n’arrivaient pas à le comprendre. Elle était plus chère qu’une émeraude colombienne, mais à mes yeux, elle était plus rare et plus belle. Je n’avais jamais vu une pierre pareille! J’ai renoncé. Il est vrai qu’à l’époque j’avais une clientèle assez restreinte. Aujourd’hui, peut-être que je prendrai le risque… Finalement, la pierre a été achetée par une très grande marque.
Dans la collection que vous avez baptisée Palma, on perçoit un esprit Streamline. C’est une esthétique qui vous inspire?
Oui, d’ailleurs, vous avez vu mon bureau: il est rempli de locomotives. Avant de créer cette collection, j’avais vu des dessins de feuilles de palme dans un livre sur Kew Gardens que l’on m’avait offert et je me suis dit que cela ferait des boucles d’oreilles extraordinaires. Quant à la manchette Palma, elle est très années 30. Les designers industriels sont apparus à la fin des années 1920 afin de donner une forme, une beauté aux objets fabriqués en série, même les plus triviaux comme un sèche-cheveux. Dans le cas des locomotives, la forme améliorait leur ergonomie: c’était un design à la fois esthétique et fonctionnel. Ce style, cette façon de rendre l’essentiel, influence ce que je crée. Les choses les plus simples sont parfois compliquées à réaliser: on ne peut pas se cacher derrière.
Sharon Stone a été la première star à porter vos boucles d’oreilles Palma lors de la cérémonie des Oscar en mars. Qu’avez-vous ressenti en la voyant?
Quand j’ai découvert les photos, j’étais enchanté par la façon dont elle les portait le soir des Oscars! Et deux jours plus tard, à l’occasion de l’inauguration de sa propre exposition de tableaux, elle a porté une paire de boucles d’oreilles non serties et le collier assorti.
Quelle est la plus grande leçon que vous a apprise votre père Gianni Bulgari?
Cela m’est difficile de répondre à cette question. On est tellement différents lui et moi mais aussi tellement similaires! J’ai eu la chance de vivre en famille jusqu’à l’âge de 17 ans. J’étais fils unique et j’ai tout absorbé. Même si mon père voyageait beaucoup, on vivait des moments très intenses ensemble. On partait en voiture pendant des semaines tous les deux. Je passais beaucoup de temps dans son bureau. Ma vision de la joaillerie s’appuie sur sa vision. Je pense que ce qu’il m’a donné est un tout qui fait partie de qui je suis aujourd’hui. Plus qu’une leçon en soi, il m’a offert une façon de m’exprimer.