Le cadran émaillé du Chronomètre Furtif à l’épreuve du feu
Dans les ateliers Métiers d’art des Cadraniers de Genève, une équipe de cinq personnes excelle dans les différents arts qui permettent d’orner les cadrans des clients des lieux : la gravure, le sertissage, la peinture miniature et l’émail. C’est à ce métier qu’a fait appel François-Paul Journe pour son dernier modèle : le Chronomètre Furtif. Avec son cadran en émail gris anthracite poli miroir, son boîtier et son bracelet en carbure de tungstène, ce modèle va rapidement devenir un Graal pour les aficionados du maître horloger. Isabelle Cerboneschi
On peut considérer l’art de l’émail comme une forme d’alchimie moderne : l’émailleur ne transforme pas le plomb en or mais il réussit à transmuter une poudre fine en une matière de couleur vitrifiée, traversée par la lumière, après lui avoir fait passer l’épreuve du feu.
Pour en savoir plus sur cet art ancestral et découvrir les secrets qui se cachent derrière le cadran du Chronomètre Furtif, une nouveauté très attendue par les amateurs de la Manufacture F.P.Journe, une visite dans les ateliers Métiers d’art des Cadraniers de Genève s’imposait. Installés dans un nouveau bâtiment, à Meyrin depuis juin 2023, ces derniers partagent les lieux avec les Boîtiers de Genève, deux savoir-faire intégrés à F.P.Journe.
Cet atelier, dédié aux métiers d’art, a vu le jour en 2020 et est principalement dédié à l’émaillage, même si l’on y pratique également le sertissage et la gravure sous la direction de Dario Oliveira qui l’a mis sur pied. Sa relation avec François-Paul Journe remonte à la création du Tourbillon Vertical pour qui il avait créé la couleur du cadran émaillé lorsqu’il était encore à la tête de sa propre société. La confiance s’est alors installée entre les deux hommes et lorsqu’il a décidé de mettre un terme à son activité, François-Paul Journe est venu le chercher et lui a donné carte blanche pour monter l’atelier des Cadraniers de Genève. C’était il y a cinq ans.
C’est un métier où la matière réagit avec le feu, avec des imprévus, mais nous mettons toutes les chances de notre côté pour obtenir un émail propre, régulier, et pour que le résultat soit parfait.
L’émail est un art ancestral qui fut utilisé par les horlogers afin d’apporter une touche décorative à leurs garde-temps dès le XVIIe siècle. Afin de réaliser une surface ayant l’aspect du verre coloré, opaque ou translucide, l’émailleur ou l’émailleuse utilise de l’émail, une matière transparente qui a été colorée avec différents oxydes métalliques (le cobalt donne du bleu profond ou du vert, le manganèse du violet, le sélénium du jaune par exemple). Ce matériau est ensuite réduit en poudre et mélangé à de l’eau. L’artisan d’art applique alors l’émail obtenu à l’aide de pinceaux minuscules, puis il passe la pièce au four afin qu’elle se vitrifie à haute température – 800 degrés au minimum – d’où l’appellation d’émail Grand Feu. Afin d’arriver au résultat voulu, l’émailleur applique plusieurs couches qui passeront chacune au feu. Chaque passage au four peut créer des dommages irréversibles et réduire des heures et des jours de travail à néant. Mais le risque fait partie de la beauté du geste.
Un processus alchimique
Derrière les établis, une grande bibliothèque emplie de fioles de verre de toutes les couleurs court sur toute la longueur d’un mur de l’atelier. C’est là que réside le trésor des émailleurs. Obtenir la couleur désirée est un défi : il faut savoir équilibrer les différents ingrédients et inventer des techniques pour que la texture ne ressemble à aucune autre.
Certains émaux arrivent sous forme de cristaux et d’autres sont déjà broyés en poudre, mais tous les émaux sont rebroyés dans l’atelier afin d’arriver au résultat souhaité. « C’est un énorme travail » explique le responsable de l’atelier. « Dans un premier temps, nous nettoyons tous les émaux que nous acquérons avec de l’eau déminéralisée : le limon remonte à la surface avec les impuretés. Ensuite nous devons les rebroyer à la main dans un mortier pour obtenir une poudre homogène comme nous aimons la travailler. Nous préparons l’émail en petite quantité, selon nos besoins, juste avant de l’utiliser et cette préparation nous prend entre une et deux heures. Moins un émail est homogène, plus son application et sa cuisson seront compliquées et plus il y aura de bulles d’air. C’est un métier où la matière réagit avec le feu, avec des imprévus, mais nous mettons toutes les chances de notre côté pour obtenir un émail propre, régulier, et pour que le résultat soit parfait.»
Une bibliothèque de 800 teintes d’émaux
Chez Les Cadraniers de Genève, on travaille avec une palette comprenant environ 800 couleurs, dont seulement 300 ont la qualité nécessaire pour les cadrans horlogers. Ces émaux proviennent de manufactures comme Milton Bridge (Blythe, Shauer…), Thomson, Cristallerie de Saint Paul, et du Japon. Les flacons arborent des noms poétiques : Mazarine, Saphir… Mais impossible de connaître le nom du gris anthracite utilisé pour le Chronomètre Furtif de F.P.Journe. « Nous ne le communiquons pas », répond Dario Oliveira en souriant.
« Nous possédons certains émaux anciens, qui ont des couleurs magnifiques et qui deviennent rares, mais aujourd’hui toutes les maisons horlogères cherchent à utiliser de l’émail qui ne contient pas de plomb. Or sans plomb, les émaux sont de moins bonne qualité, ils sont moins brillants. Par exemple, il est devenu de plus en plus compliqué de trouver un blanc ou un noir qui réagisse bien, qui ne fasse pas de bulle, qui soit sans impureté, avec un bel état de surface. Mais il faut s’adapter. C’est une bonne chose de supprimer le plomb, mais qualitativement, on voit la différence ».
On ne distingue pas la complexité du cadran horaire du Tourbillon Vertical au premier regard, pourtant, il est très spécifique. « Il est en émail Grand Feu champlevé avec une décalque en émail ce qui lui donne un aspect rétro. C’est un processus compliqué car l’on vient ajouter une décalque émail sur un cadran déjà émaillé. On doit donc repasser la pièce au four et il y a des risques d’apparition de défauts qui n’étaient pas présents auparavant ou encore de réactions inattendues, ce qui peut contraindre à recommencer entièrement la pièce. Par ailleurs, comme ce cadran est en forme de 8, nous avons dû trouver une solution pour le point de déformation qui se trouve à la jointure entre le cadran à trois heures et le petit cadran à six heures. C’est un travail que l’on doit réaliser à l’interne si l’on veut s’assurer du résultat ».
Les cinq artisans qui travaillent ici se consacrent à la création des cadrans de la maison F.P.Journe, mais pas seulement : de grandes manufactures font appel à leur savoir-faire. Chaque personne est spécialisée dans plusieurs métiers d’art, mais plus particulièrement l’émaillage. Un métier fascinant mais exigeant. Il faut compter au minimum cinq ans de formation pour apprendre les techniques de base et une vie pour en maîtriser tous les arcanes. Cela fait plus de 15 ans que Dario Oliveira affûte ses pinceaux, son sens des couleurs, son goût pour la découverte des matériaux. Et c’est un métier qui le passionne autant qu’il le met parfois à l’épreuve, avec son lot de défis et de surprises, bonnes comme mauvaises.
Un émail poli-miroir
Mais revenons au but de cette visite : découvrir le cadran du Chronomètre Furtif. C’est dans cet espace, baigné de la lumière du jour, qu’avait déjà été conçu le cadran en émail du Chronomètre Furtif Bleu Only Watch 2024, avec son boîtier et son bracelet en tantale. Quand François-Paul Journe a décidé d’intégrer ce garde-temps dans les collections, il a eu l’idée d’offrir à ce dernier un cadran anthracite pour distinguer le prototype du modèle de série. Lorsque l’on connaît le degré d’exigence du maître horloger, on devine que l’apparente simplicité du modèle est en réalité le résultat d’un long processus compliqué.
Alors que le cadran du Chronomètre Furtif Bleu, était, comme son nom l’indique, bleu, le nouveau modèle arbore un cadran d’une teinte anthracite difficile à définir. Il s’agit d’une nuance à la fois profonde, lumineuse, polie et mate à la fois, si tant est que l’on puisse lui attribuer tous ces adjectifs d’apparence contradictoires. C’est en observant ce résultat étonnant que l’on saisit toute la complexité du travail de cet atelier. Ils ont dû résoudre une équation à plusieurs inconnues afin de répondre au désir du maître horloger qui souhaitait une couleur quasiment impossible à obtenir. Comment sont-ils parvenus à ce résultat?
C’est un cadran qui a l’air simple, mais en réalité, ce n’est pas du tout le cas : si l’on met bout à bout les mois de travail qui furent nécessaires afin de parvenir au résultat final, il nous a fallu environ un an pour maîtriser la couleur et un an et demi au total, en incluant le poli miroir.
Un an et demi pour créer le cadran du Chronomètre Furtif !
« François-Paul avait une idée : il nous a demandé « une couleur à peu près comme cela », et il nous incombait de déchiffrer son désir et de trouver la solution. Nous avons réalisé plusieurs essais. Il en a choisi un. Toutefois la qualité de l’émail ne nous plaisait pas. Nous en avons cherché d’autres qui soient plus qualitatifs et qui se rapprochaient de son premier choix : ce fut le début d’une période faite de beaucoup d’essais. Nous ne trouvions rien de satisfaisant. C’est un cadran qui a l’air simple, mais en réalité, ce n’est pas du tout le cas : si l’on met bout à bout les mois de travail qui furent nécessaires afin de parvenir au résultat final, il nous a fallu environ un an pour maîtriser la couleur et un an et demi au total, en incluant le poli miroir. »
Première complexité : la terminaison du cadran. « Elle est très particulière. En général, lorsqu’un cadran sort du four, l’émail est vitrifié. Il a un aspect lisse, mais texturé, avec un très léger aspect de peau d’orange. Or François-Paul Journe souhaitait un cadran en émail Grand Feu qui soit totalement lisse, avec un traitement de poli-miroir ». Lorsqu’on lui demande comment on réalise une telle gageure, il répond en souriant: « C’est un secret ! Cela nous a demandé du temps pour y parvenir. Ce fut un dur labeur car aucun de nous n’est polisseur ». Le fait que les Cadraniers de Genève et les Boîtiers de Genève, qui emploient de nombreux polisseurs, travaillent sous un même toit fut un atout pour trouver la manière de polir l’émail. « Nous nous sommes tous mis autour d’une table pour réfléchir à ce problème, nous avons commencé à faire des essais et nous avons trouvé ensemble la bonne technique ». Et comment polit-on de l’émail, qui est une matière vitrifiée contenant des bulles et des impuretés? La question restera sans réponse…
Nous réalisons tout à la main, que ce soit la préparation des émaux, l’émaillage, le soudage des pieds, le polissage, jusqu’au laser. Il est donc impossible de réaliser dix cadrans identiques. Notre but, c’est qu’ils se ressemblent le plus possible.
L’heure est invisible aux yeux
Seconde complexité? Trouver la bonne couleur et le bon rendu. Quand on regarde ce cadran, ce qui est surprenant, c’est son opacité. En effet, les chiffres dépolis n’apparaissent que lorsque la montre est face à la personne qui la porte, grâce aux reflets de la lumière, ce qui est la spécificité d’un Chronomètre Furtif. « François-Paul avait déjà cette idée en tête. Il ne savait juste pas si seuls les chiffres devaient être dépolis ou s’ils devaient rester brillants avec le reste du cadran dépoli. Nous avions obtenu une couleur qui nous plaisait, mais elle n’était pas assez foncée. Nous avons alors eu l’idée de texturer la base du cadran en essayant divers traitements de surface – le giclage opalin, le sablage, la pierre ponce, par exemple – mais à chaque essai, l’émail réagissait mal : des bulles apparaissaient et le résultat était inesthétique. Nous avions beau nettoyer le cadran, le résultat n’était pas satisfaisant. Nous avons alors pensé autrement et tenté un travail manuel sous binoculaire, appliquant un léger effet grainé à la main qui ressemblait à un sablage. Avec ce traitement, la couleur du cadran avait légèrement foncé et en ajoutant les couches d’émail nécessaires, nous sommes enfin parvenus à obtenir la couleur désirée! Ce fut comme une révélation après une chasse aux trésors…».
Les cadrans émaillés sont ensuite envoyés chez les Boîtiers de Genève pour être polis. Une fois le résultat agréé, le marquage au laser est réalisé, permettant d’obtenir la finition dépolie des chiffres. Les cadrans ayant passé tous les contrôles, toutes les vérifications, sont enfin numérotés, photographiés, répertoriés et livrés.
« Nous réalisons tout à la main, que ce soit la préparation des émaux, l’émaillage, le soudage des pieds, le polissage, jusqu’au laser. Il est donc impossible de réaliser dix cadrans identiques. Notre but, c’est qu’ils se ressemblent le plus possible. Nous nous basons sur une pièce de référence et il nous appartient de juger ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Nous gardons environ 60% de la production, ce qui signifie que si nous fabriquons dix cadrans par mois, sur lesquels nous avons investi du temps, nous devons accepter d’en laisser quatre de côté et de les remettre à la fonte ».
Même si les Cadraniers de Genève ne signent pas leur travail, leur empreinte et leur savoir-faire sont reconnus par les professionnels et respectés par les clients. La qualité est le mot d’ordre qui règne ici et c’est finalement une forme de signature secrète.
Un monochrome qui donne l’heure
Avec son boîtier, son bracelet en carbure de tungstène et son cadran en émail Grand Feu gris anthracite sur Or gris, le Chronomètre Furtif prend certaines libertés avec l’iconographie des montres F.P.Journe. Le maître horloger possède une signature esthétique hautement reconnaissable, avec des codes couleurs bien définis depuis ses premiers garde-temps : le Platine, l’Or, l’acier et le tantale. Avec ce nouveau modèle, on a le sentiment de tenir entre ses mains un objet d’art et non pas une montre. Cette perception est renforcée par le fait qu’un Chronomètre Furtif, par définition, ne révèle l’heure qu’à celui qui le porte. Le maître horloger a créé une montre qui s’apparente à un monochrome. Ce nouveau modèle ouvrirait-il un nouveau chapitre dans l’histoire du maître horloger : le temps de l’exploration artistique?