Episode 1: les secrets du Tourbillon Souverain

Lors d’un long entretien, le maître horloger s’est confié sur les origines de quatre garde-temps fondateurs de sa marque: le Tourbillon Souverain (1999-2003), le Chronomètre à Résonance (2000-2004), la Sonnerie Souveraine (2006-2019) et l’Astronomic Souveraine (2020). Dans une série en quatre chapitres, il explique la genèse de ces quatre modèles, leur raison d’être, mais il dévoile aussi son processus de création, les travaux qui sont en cours et sa quête ultime. Isabelle Cerboneschi

F.P.Journe Tourbillon Souverain Remontoir d'Egalité Seconde Morte©F.P.Journe

Des horlogers qui révolutionnent leur art, il n’en naît pas une foultitude par siècle. On peut les compter sur les doigts d’une main. Quand on a la chance d’en connaître un, de pouvoir lui poser des questions afin d’essayer de comprendre ce qui l’anime et ce qui l’a poussé à créer des garde-temps qui ont posé des jalons dans l’histoire de l’horlogerie, on ne s’en prive pas.

J’ai rencontré François-Paul Journe en 1999, l’année où il a créé son Tourbillon Souverain qui a révolutionné cette complication brevetée en 1801 par Abraham-Louis Breguet (1747-1823). L’année aussi où il m’a donné sa première interview. En le suivant au fil des années, en l’écoutant raconter ses dernières inventions, ses arrêts temporaires ou ses retours en arrière qui lui permettent de mieux avancer, il est difficile de ne pas saisir l’unicité du personnage, et par conséquent, de ses créations. Cela relève à la fois d’une maîtrise parfaite de son art, de son esprit scientifique, de sa connaissance profonde de l’histoire horlogère, de son jusqu’au boutisme, mais aussi de sa disponibilité intellectuelle qui lui permet de trouver des utilités à des trouvailles inopinées.

François-Paul Journe n’est pas un maître horloger besogneux: chez lui, le processus de création ne dépend pas uniquement des heures qu’il passe avec son crayon devant sa feuille et des dessins qui en découlent. Les choses naissent aussi de fulgurances, d’intuitions, de flashs qui peuvent advenir n’importe où, n’importe quand.

Certaines de ses créations ont fait avancer le monde de l’horlogerie, même s’il s’en défend: le Tourbillon Souverain (1999), le Chronomètre à Résonance (2000), la Sonnerie Souveraine (2006) et l’Astronomic Souveraine (2020). Après toutes ces années, j’ai eu envie de comprendre la raison d’être de ces créations, leur genèse et surtout leur esprit, lors d’un long entretien. Le résultat de cette conversation se décline en quatre chapitres, chacun étant dédié à une montre.

Cette série s’adresse aux passionnés de belle horlogerie mais aussi aux amateurs d’histoire. Car pour expliquer sa démarche, François-Paul Journe replace ses créations dans leur contexte historique. Un objet ne naît pas par hasard et une montre est bien plus qu’un objet…

Le premier chapitre est dédié à son tourbillon avec remontoir d’égalité, baptisé Tourbillon Souverain et créé en 1999. Vendus par souscription comme le faisait Abraham-Louis Breguet avant lui, les 20 modèles ont rapidement trouvé preneur. Mais l’horlogerie de François-Paul Journe est évolutive: ce n’est pas parce qu’il a créé un modèle qui fonctionne qu’il va le conserver en son état: il essaie toujours de le faire évoluer. En 2003, il a donc créé une nouvelle génération de Tourbillon Souverain avec seconde morte (l’aiguille reste immobile tant que la seconde n’est pas écoulée, ndlr) qui fait un saut, comme sur une montre à quartz. Puis en 2019, il lance une nouvelle version: le Tourbillon Souverain Vertical, avec un organe de régulation placé non pas horizontalement mais en position verticale.

Mais revenons au modèle d’origine… C’est en 1999 qu’il a lancé sa première montre-bracelet tourbillon avec remontoir d’égalité, soit un dispositif qui « égalise » l’énergie envoyée à l’échappement.

Avant même de commencer l’entretien, François-Paul Journe prévient: « L’horlogerie, même celle que je fais, est une science fossile, parce que l’on n’en a plus besoin. On joue avec des concepts complètement inutiles du XVIIIe et du XIXe siècle mais qui font rêver.» Et c’est ainsi qu’avec un calme absolu le maître horloger affirme que ce sur quoi il travaille passionnément depuis 1983, lorsqu’il a terminé sa première montre de poche à tourbillon avec remontoir d’égalité, est un art flamboyant de l’inutile…

INTERVIEW

Pourquoi avoir choisi de créer, comme première montre-bracelet, un tourbillon avec remontoir d’égalité?

François-Paul Journe : Je pars toujours d’une base historique que je fais évoluer. C’est comme en cuisine: on mélange des ingrédients qui vont améliorer le résultat. Il y avait eu des tourbillons auparavant, mais pas avec un remontoir d’égalité et encore moins sur une montre-bracelet. Ce garde-temps, c’était une évolution du tourbillon.

Pour obtenir une force plus constante qui parvienne à l’échappement, pourquoi ne pas avoir choisi une alternative: l’arrêtage ou la fusée?

Parce que ces solutions sont archaïques. Le jour où l’on a fabriqué de bons ressorts, on a arrêté les fusées.

Avez-vous créé ce modèle pour continuer l’aventure de votre première montre de poche à tourbillon avec remontoir d’égalité de 1983?

Non, pas du tout: si j’avais dû miniaturiser cette montre de poche, cela aurait plutôt donné un chronographe souverain avec un tourbillon. Quand j’ai créé le Tourbillon Souverain, la mode des montres de poche était passée. Pendant les années 1970 et 1980, les collectionneurs d’horlogerie collectionnaient les montres de poche du XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle. En 1980, ils n’auraient pas voulu d’une montre-bracelet Patek Philippe à triple complication. A l’époque, ils trouvaient cela sans intérêt. Les collectionneurs aimaient les montres de poche parce qu’ils pouvaient les tenir en main et que l’heure était visible.

F.P.Journe Tourbillon Souverain Remontoir d'Egalité Seconde Morte ©F.P.Journe

Comment l’intérêt des collectionneurs s’est-il porté ensuite sur les montres-bracelets?

Elles ont commencé à apparaître dans les ventes aux enchères sous l’impulsion d’Osvaldo Patrizzi (co-fondateur de la maison de vente aux enchères Antiquorum, ndlr) autour de 1985, parce qu’il cherchait une alternative aux montres de poche dont le cours commençait à s’effondrer. Peu de temps après, j’ai fait ma première montre-bracelet. Le monde changeait et je me suis adapté. Ma technique aussi s’était améliorée: quand on commence ce métier, on se rode mieux en travaillant sur un format plus grand. Ma montre de poche de 1983 était sous influence complète de Abraham-Louis Breguet, à l’instar de George Daniels. Celle de 1991 était une montre-bracelet hommage, avec la cage du tourbillon selon Dunand, les aiguilles Breguet, la façon de poser le petit cadran horaire sur la platine dans le style des chronomètres de marine de Ferdinand Berthoud, un remontoir d’égalité qui représente le Graal de l’horlogerie, parce qu’il vise à rendre les oscillations isochrones. Mais le vrai Graal de l’horlogerie, c’est la force constante, la vraie, où chaque impulsion est de la même quantité.

La force constante absolue est-elle atteignable?

Non, parce que tout se passe au niveau de l’échappement et les pièces que l’on doit rajouter dans l’échappement pour y arriver vont créer des frottements qui altéreront la marche. Anthony Randall a créé une pendulette avec un vrai échappement à force constante, mais il n’aurait pas pu le faire à l’échelle d’une montre.

Plusieurs horlogers – Jobst Bürgi, Thomas Mudge, George Daniels et d’autres – ont interprété le principe du remontoir d’égalité à leur manière. Quelle est votre propre interprétation?

Quand j’ai fait ma première montre, George Daniels venait de créer un tourbillon avec remontoir d’égalité. Un collectionneur bâlois, qui était fâché avec lui, est venu me voir et m’a demandé de créer un tourbillon avec remontoir d’égalité pour énerver George. Je suis parti en week-end, j’ai regardé une photo de la montre de George, je trouvais son remontoir trop compliqué car il ne se réarmait pas tout seul, mais je ne trouvais pas d’alternative. Le mardi, comme tous les mardis matin, je me suis rendu au Musée des Arts et Métiers pour remonter les pendules et soudain un petit régulateur avec un système à poids de remontoir d’égalité m’a donné une idée. Immédiatement j’ai eu un flash et j’ai trouvé la solution pour créer le mien. Je suis rentré à l’atelier, j’ai dessiné mon projet en cinq minutes. Le collectionneur est venu, je lui ai montré les dessins et il m’a commandé la montre.

Quelle était cette solution?

Celle que j’ai adoptée sur toutes mes montres: une bascule qui se réarme toute seule avec un ressort. Cela me plaisait parce que c’était la simplicité même. Et cela ne pouvait pas tomber en panne à la suite d’un choc. Il existe beaucoup de remontoirs d’égalité qui se désarment lorsqu’ils arrivent à une faiblesse de force et le garde-temps ne repart plus. Mon système qui se réarme tout seul était idéal et je l’ai mis partout.

Combien de mouvements avez-vous dessiné jusqu’à présent?

Je n’ai jamais calculé tous les mouvements que j’ai dessinés. Depuis mes débuts, j’en ai quasiment lancé un par an. De tête: environ 21 calibres plus les déclinaisons sur le 1300 (automatique) et sur la résonance.

Pourquoi avoir donné le nom de « Souverain » à ce tourbillon?

Nous étions en 1998, j’étais en train de feuilleter un magazine de montres chez l’horloger Jean-Pierre Jacquet, à la Chaux-de-Fonds et je lisais les gros titres: « Tourbillon impérial de Franck Muller, « Tourbillon Royal » , etc. Je me suis soudainement dit alors que j’allais baptiser le mien Souverain parce qu’un souverain, c’est au-dessus de tout! (rires).