Une nuit à la belle étoile au 24 Faubourg

Quand une montre, la Slim d’Hermès Minuit au Faubourg, est l’inspiratrice d’une histoire courte, bien qu’elle y tienne un rôle somme toute très secondaire, cela donne ceci… Isabelle Cerboneschi

Ils se tiennent par la main en pénétrant ce lieu qu’ils ont adoré dans leur vie d’avant. Avant cet amour qui les a attrapés comme La Grande Vague de Kanagawa signée Hokusai: en beauté et sans dégât. Un sentiment bien plus grand qu’eux leur a pris le cœur, dans un café, un jour de pluie, comme dans ces romans à l’eau de rose que ni l’un ni l’autre n’ont lus. De ce fait, comment auraient-ils pu savoir que cela n’arrivait que dans ces romans-là, ces histoires-là?

Leur rencontre eut lieu un 12 août 2021, sous le ciel gris de Paris. Ils sortaient du métro Palais Royal-Musée du Louvre. Sans le savoir, ils avaient choisi tous les deux de passer sous le bien nommé Kiosque des Noctambules. Cela les amusait ces gigantesques colliers à l’envers sertis de perles de verre, créés par l’artiste Jean-Michel Othoniel. Sauf qu’à peine arrivés à la surface, une averse façon douche à l’italienne les a rincés en quelques secondes. Ils se sont réfugiés tous les deux au Nemours, en riant aux éclats comme des gosses ayant fait une bêtise. Les longs cheveux noirs de Salomé collaient à son visage comme des algues. Quant à Paul, on aurait dit Colin Firth dans Orgueil et Préjugé, avec sa chemise blanche trempée qui lui moulait le torse.

Ils ont choisi de n’asperger qu’une seule table à eux deux et ont commencé à se raconter, dans les grandes lignes, parce que leur quotidien n’avait rien de romanesque jusqu’alors. Paul est rapidement passé sur la société de protection des données qu’il avait créée pour évoquer plus longuement son sujet favori: Jules, son fils, qu’il avait en garde alternée. Il avait évité de dire du mal de son ex. Cela avait plu à Salomé, cette forme d’élégance. Elle n’a pas demandé les raisons de leur séparation: cela avait si peu d’importance. Elle lui a parlé de sa passion, le dessin, dont elle avait réussi à faire son métier, après avoir passé une enfance à remplir des carnets de personnages et d’animaux imaginaires. Elle ne lui a pas raconté en revanche les quelques aventures sans lendemain qui avaient mal peuplé ses nuits et son joli trois pièces de la rue Sainte-Foy depuis qu’elle s’était séparée de l’homme qui aurait dû être le père de ses enfants. Un homme qui l’avait quittée justement parce qu’elle ne pouvait pas en avoir.

Tandis qu’il l’écoutait, Paul a pris sa main dans la sienne et ne l’a plus lâchée. En une heure, ces deux-là s’étaient trouvés comme les deux dernières pièces d’un puzzle qui en comptait mille. Ils avaient une vie à vivre ensemble, ils le savaient, et avaient bien l’intention d’en faire un roman qui valait la peine d’être écrit à deux cœurs et quatre mains. C’était la faute à la pluie, tout cela… « Amour pluvieux, amour heureux », s’étaient-ils dit en sortant du café.

Un an après leur rencontre, ils ont décidé de fêter leur histoire à leur manière. Il est un lieu dans Paris qui les avait toujours fascinés: la boutique Hermès du 24 Faubourg Saint Honoré, qui existe depuis 1880. Au fil de cette année écoulée, en se racontant leur vie par bribes et dans le désordre, ils s’étaient découvert un point pas très commun. Lorsqu’ils étaient enfants, ils obligeaient leurs parents respectifs à faire un grand détour par le 8e arrondissement afin d’admirer les vitrines d’Hermès. Devant ces univers enchantés créés par une femme qui s’appelait Leïla Menchari, ils s’inventaient des aventures prodigieuses. Cette boutique, c’était comme un conte écrit, non pas avec des mots, mais avec des objets et des couleurs, un portail qui les emportait vers d’autres mondes: une Inde imaginaire, une Egypte rêvée, un bazar oriental réinventé, une forêt enchantée,…

C’est grâce à ces mises en scènes, d’ailleurs, que Salomé avait choisi de devenir illustratrice. Elle voulait mettre du beau dans la vie des gens. Elle a dessiné les illustrations de contes pour enfants, elle a participé à quelques expositions qui lui ont valu des articles élogieux dans des magazines et tout cela l’avait menée chez Hermès, pour qui elle dessinait des tableaux destinés à devenir des carrés de soie.  L’idée qu’une femme porte ses œuvres à même la peau l’enchantait. 

Lorsqu’il s’est agi de trouver une idée pour fêter ce fameux jour où l’amour et le ciel leur était tombé sur la tête, ils ont eu la même idée tous les deux: pourquoi ne pas passer cette nuit symbolique à la belle étoile, sur la terrasse de la boutique Hermès? Se mettre à l’abri du monde et du temps dans ce jardin suspendu posé sur un toit, en plein milieu de Paris.

Lorsqu’elle l’avait découvert pour la première fois, en visitant les lieux lors de son premier mandat, Salomé s’était dit qu’un esprit facétieux avait suspendu sa maison à une montgolfière et l’avait déposée là. Il l’avait fait garder par un cavalier de pierre portant un étendard, telle la figure de proue de cette boutique amiral. Avec sa pelouse tondue, ses rosiers, ses arbres fruitiers, ce lieu avait tout du cocon idéal pour revivre le souvenir de leur première rencontre. Bivouaquer sous les étoiles au 24 Faubourg, c’était l’idée. Et comme il s’agissait de la nuit du 12 août, ils verraient sans doute passer les Perséides…

Ce qu’ils ont fait pour se retrouver seuls sur ce toit enchanté restera un secret très bien gardé. La seule condition qu’on leur avait imposée était d’y passer toute la nuit. À l’aube, on viendrait les chercher. Juste avant leur échappée belle, ils avaient eu le privilège de visiter le musée secret, niché au 2e étage de la boutique. A peine entrés, ils se sentirent projetés dans un monde imaginaire. Des malles y côtoyaient des boîtes à secrets, des selles de Kirghizie serties d’ambre et de lapis lazuli, un phaéton miniature, des éperons, des chapeaux de postillon, des pantoufles pour protéger les sabots des chevaux, un écrin pour une pomme et même le tricycle du prince impérial. Bien que farouchement républicain, Paul s’était pris de passion pour cet insolite cheval à trois roues.

En réalité, ce lieu hors du temps n’est autre que le cabinet de curiosités d’Émile Hermès, placé sous la garde de Ménéhould de Bazelaire, la directrice du patrimoine culturel de la maison, mais ce soir-là, les amoureux avaient choisi de laisser la réalité à la porte. Jusqu’au lendemain.

Lorsqu’ils se sont allongés sur un grand plaid orange posé à même la pelouse, il était 11h55 sur le cadran de la montre Slim d’Hermès Minuit au 24 Faubourg que Salomé avait reçue de Paul en cadeau ce jour-là. Une manière de fêter un an d’amour fou et doux. Ils se tenaient par la main en regardant le ciel lorsqu’une une pluie d’étoiles filantes a choisi de zébrer le ciel, à minuit, comme par magie. Paul a enlacé son amoureuse et lui a demandé: « On fait un vœu? » Comme si c’était nécessaire…

© John Schnobrich