Phillips va mettre aux enchères la 15/93, la première montre-bracelet commercialisée avec Tourbillon à Remontoir d’Égalité de François-Paul Journe
Dans quelques jours une montre fondamentale dans l’histoire de la marque F.P.Journe et de l’horlogerie contemporaine va être mise à l’encan chez Phillips. La première montre-bracelet que François-Paul Journe a fabriquée entièrement à la main et vendue en 1993. Il s’agit de la F.P.Journe Tourbillon à Remontoir d’Égalité “15/93”. Isabelle Cerboneschi
Les aficionados de François-Paul Journe savent qu’il existe très peu de montres-bracelets entièrement fabriquées par sa main: le prototype de son Tourbillon à Remontoir d’Égalité, qu’il garde précieusement dans un coffre, et les deux modèles qui ont suivi et qu’il a commercialisés soit la 15/93 et la 16/93. Le maître horloger avait prévu d’en créer une douzaine et il s’est arrêté à deux: le travail répétitif n’a jamais été sa passion.
La première a été vendue à un industriel et la seconde à son beau-frère, tous les deux décédés. Désireux de s’en défaire dans de bonnes conditions, son fils a contacté François-Paul Journe qui lui a conseillé d’approcher Phillips. Et c’est ainsi que la maison de vente aux enchères aura le privilège le 8 novembre de vendre un garde-temps qui est la pierre angulaire de la marque F.P.Journe. En effet, suite à la commercialisation de ces deux modèles, François-Paul Journe a décidé de fabriquer 20 tourbillons en série qu’il a vendus par souscription. C’est ainsi qu’il a pu créer son entreprise.
La 15/93 est une légende dans le monde horloger. La personne qui va l’acquérir s’offrira un chapitre entier de l’histoire de l’horlogerie et le premier tome de l’épopée F.P.Journe.
INTERVIEW
Quelle est la genèse de la 15/93, le premier Tourbillon à Remontoir d’Égalité que vous avez vendu?
François-Paul Journe : J’avais créé un prototype en 1990, que j’ai exposé sur le stand de l’AHCI (l’Académie Horlogère des Créateurs Indépendants, ndlr) pendant la foire de Bâle en 1991. Habituellement, j’exposais des montres de poche et c’était ma première montre-bracelet: j’avais mis dedans tout ce que je savais faire dans une montre de poche en format réduit. Mais c’était trop tôt: le marché n’était pas prêt. Je l’ai remise à mon poignet et je suis rentré à Paris en me disant que j’allais en construire 12 sur ce même modèle. Je faisais tout à la main à cette époque. C’était une montre qui relève de la haute couture. Un jour, un collectionneur parisien m’a demandé de lui réaliser un modèle. Son beau-frère m’en a également commandé un. À l’époque, je fabriquais chaque pièce à la main: une par jour. Je déteste faire deux fois la même chose. Or j’avais déjà construit le prototype une fois: j’ai dû tout recommencer pour la deuxième et la troisième montre. Après ces deux-là, je me suis arrêté. Hors de question que j’en fasse encore dix. Voilà l’histoire de cette montre.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour les terminer?
Ils me l’ont commandée en 1991 et j’ai mis deux ans et demi pour faire les deux montres.
Vous dites que le marché n’était pas prêt: qu’est-ce que les gens attendaient de l’horlogerie à l’époque?
Il faut distinguer plusieurs périodes. A la fin des années 80, l’engouement pour le quartz commençait à retomber. Les gens en avaient assez de devoir changer les piles de leur montre et ils sont revenus tout doucement à la mécanique. À cette époque, par exemple, le stand de Patek Philippe à Bâle, comme celui d’Audemars Piguet étaient minuscules. A partir de 1987, tous les patrons de l’horlogerie sont venus scruter nos créations sur le stand de l’AHCI. D’ailleurs, bon nombre des horlogers membres de l’Académie se sont mis au service des marques qui ne savaient plus fabriquer des mouvements. Après 1989, les clients des montres mécaniques ont commencé à jeter leur dévolu sur Patek Philippe qui avait créé une répétition minute et le Calibre 89 (la montre de poche créée pour les 150 ans de la manufacture et compte 33 complications, ndlr), mais ils ne fabriquaient pas leurs propres mouvements de base. À l’époque, tout le monde savait que le moteur des montres d’une marque n’était pas toujours réalisé par elle. Il existait alors quatre acteurs prépondérants qui fabriquaient des mouvements: Frédéric Piguet, Jaeger LeCoultre, Lémania et Eta qui faisait des calibres costauds qui marchaient bien. Quand je suis arrivé sur le marché, en 1999-2000, je faisais mes propres mouvements et j’avais déjà créé le Tourbillon Souverain et le Chronomètre à Résonance.
N’y avait-t-il personne dans le monde horloger pour saisir l’ampleur de vos créations?
Une seule a compris ce que je faisais: c’était Günter Blümlein (qui dirigeait IWC, Jaeger-LeCoultre et A. Lange & Söhne – LMH – et qui a participé à ramener l’horlogerie mécanique sur le devant de la scène, ndlr). Il venait voir mon Tourbillon à Remontoir d’Égalité tous les jours sur le stand de l’AHCI. C’est ainsi que je l’ai rencontré. Il m’avait donné ses deux cartes de visite: celle d’IWC et celle de Jaeger LeCoultre. A la suite de cette rencontre, j’avais rendez-vous avec Franck Muller pour déjeuner et je suis arrivé en retard. Franck m’a demandé ce qui m’était arrivé et j’ai répondu: « Je viens de rencontrer Dieu! » (rires). Pour moi c’était une rencontre exceptionnelle. Je démarrais. On était en 1991. Cet homme était un visionnaire. Il est l’un des premiers dans l’industrie à vouloir relancer les mouvements mécaniques.
Pourquoi Günter Blümlein voulait acheter votre Tourbillon à Remontoir d’Égalité?
Afin de réaliser une série pour les 125 ans d’IWC. Il voulait que je la fabrique pour eux. À l’époque, j’avais une usine de production THA, que j’avais créée en 1989 à Sainte-Croix afin de réaliser des mouvements pour les autres marques. Günter Blümlein m’a demandé quelle était ma capacité de production. Je lui ai répondu 50 pièces par an, or cela ne représentait même pas son marché de Hong Kong. J’ai donc dû refuser. Et heureusement d’ailleurs, parce que sinon cela aurait considérablement oblitéré la suite de l’histoire: si j’avais accepté, je n’aurais pas fait les montres dont on parle aujourd’hui et il n’y aurait pas eu l’effet de surprise quand je me suis lancé dans les montres « prêt à porter » de 1999. La dernière fois j’ai vu Günter Blümlein, c’était en 2000 quand il avait été nommé pour chapeauter toutes les marques du groupe Richemont après la vente de LMH. Il est mort six mois plus tard.
Quand avez-vous compris que le public était prêt à apprécier votre travail?
En 1994, j’étais à Paris et je portais mon Tourbillon à Remontoir d’Égalité au poignet. J’avais rendez-vous au restaurant Hippopotamus à Montparnasse. La fille de l’accueil regardait ma montre et m’a demandé: « C’est quoi ce truc? C’est merveilleux! » Je me suis dit alors que le monde était en train de changer. Et c’est à ce moment-là que j’ai mis en route les montres à souscription. Cela s’est fait en trois étapes: le prototype que j’ai lancé trop tôt en 1991, la création des deux montres 15 et 16 en 1993, puis les souscriptions.
Quelles sont les spécificités de la 15/93?
En 1991 j’avais décidé que l’une de mes signatures serait de fabriquer tous les mouvements de mes montres en or, et donc le mouvement de la 15/93 est entièrement fabriqué dans ce matériau. Quand j’ai commencé à faire produire mes mouvements en 1999, il n’y avait pas beaucoup de fabricants qui voulaient travailler l’or pour faire des platines. J’ai donc conservé le visage de cette montre avec un cadran en or mais avec un mouvement en laiton rhodié.
Comment avez-vous eu l’idée d’ajouter au tourbillon de Breguet un Remontoir d’Égalité ?
Un tourbillon, pour une montre, c’est lourd comme un sac à dos plein de graviers et donc cela engendre de la friction. Cette friction va devenir de plus en plus gênante à mesure que le ressort devient faible. Le poids et la friction d’un tourbillon ne peuvent être jugulés que si la force est constante, parce qu’avec une force constante, la friction reste la même.
Est-ce que d’autres horlogers avaient pensé à cette solution?
Dans les années 1970, Georges Daniels avait fait un tourbillon avec un Remontoir d’Égalité extrêmement compliqué. Or en 1984, pour ennuyer Georges Daniels, le collectionneur Eugen Gschwind, m’a commandé une montre de poche à Tourbillon et Remontoir d’Égalité. J’ai donc dû travailler sur cette fonction. Grâce à mes connaissances techniques et mes observations, j’ai réussi à en fabriquer un beaucoup plus simple que celui de Georges et beaucoup plus fonctionnel. En effet, quand la montre s’arrête, le ressort intermédiaire du Remontoir d’Égalité doit être tendu, sinon la montre ne repart pas, alors qu’avec le mien, on peut laisser mourir la montre. Dès qu’on la remonte, elle repart tout de suite. J’ai trouvé le résultat tellement séduisant que je l’ai ajouté dans toutes mes montres: il y a même deux Remontoirs d’Égalité dans le Chronomètre à Résonance.
Comment avez-vous rencontré ce collectionneur?
C’était un collectionneur de montres de poche historiques du 18e siècle et quand je travaillais chez mon oncle (Michel Journe – un restaurateur d’horloges anciennes réputé, doté de connaissances mécaniques exceptionnelles, ndlr), il nous apportait ses montres pour en assurer l’entretien. Je l’ai donc connu dans les années 1980. Nous sommes restés amis jusqu’à son décès. Maintenant, je suis ami avec son fils que j’ai connu dans les années 1990. Son père l’avait amené dans mon petit atelier de la rue de Verneuil.
Peut-on considérer cette montre comme la pierre angulaire, l’acte créateur de F.P.Journe?
Oui, c’est comme une première au théâtre. C’est la première montre-bracelet que j’ai facturée. J’étais étonné d’ailleurs que deux personnes veuillent acheter ces montres parce qu’elles n’étaient pas dans l’air du temps.
Ces deux montres, c’étaient de la haute couture, vous avez tout fabriqué à la main. Quand avez-vous décidé de faire du prêt-à-porter?
Plus tard, fin 1994. Mais comment trouver les moyens financiers pour y parvenir? J’avais besoin de 500’000 francs. J’ai donc lancé une souscription. Le calcul était simple: 500’000.- divisé par 20 personnes cela faisait 25’000.- par montre. J’ai aussi proposé une option en platine à 27’500 et puis c’est parti.
La 15/93 fourmille de références à l’histoire de l’horlogerie. Quelles sont-elles?
Le cadran guilloché rappelle Breguet avec les aiguilles Breguet, le cadran est vissé sur la platine directement comme on fabriquait les instruments scientifiques au temps de Ferdinand Berthoud. Au 18e siècle, on ne s’engageait pas à faire des fioritures: on avait besoin d’un look efficace. D’ailleurs, après avoir sorti la série en 1999, lors d’un déjeuner, Francis Gouten, le CEO de Piaget à l’époque m’a demandé « Est-ce une volonté, les vis sur le cadran »? À l’époque cela ne se faisait pas, alors que maintenant, c’est devenu courant. Ensuite il y a le Remontoir d’Égalité, qui est le Graal de l’horlogerie. Le tourbillon est un hommage à Breguet et la cage de tourbillon en forme de lyre est une référence à Ernest Guinand, l’horloger qui a refabriqué les premiers tourbillons à la fin du 19e siècle.
Vos modèles actuels n’ont pas d’aiguille Breguet.
Si vous prenez ces trois montres, le prototype, la 15/93 et la 16/93, elles ont toutes les trois des aiguilles Breguet. Or je n’en ai plus jamais refait depuis. A l’exception du Tourbillon Anniversaire des 30 ans, la T30 (présentée à Tokyo le 18 octobre 2013, ndlr), parce que c’était un hommage à ma première pièce de 1983. La T30 est une montre importante qui n’est pas encore estimée à sa juste juste valeur. Elle le deviendra, au même titre que la 15/93, parce que seules ces modèles-là ont des aiguilles Breguet.
Le fait que cette pièce soit restée dans les mains de la même famille, est ce important à vos yeux ?
Lorsque je voyais le collectionneur détenteur de la 15/93, quand on allait au restaurant, il portait sa montre naturellement. Par la suite, il en a acheté d’autres à la boutique de Genève, pour sa famille. C’était un fidèle. Il me disait toujours: « Comment est-ce possible qu’un Français comme vous, qui vient s’installer en Suisse, le pays de l’horlogerie, remporte un tel succès? ». Il n’en revenait pas mais il en était fier car il m’avait découvert 20 ans avant les autres.
Qu’avez-vous ressenti en la prenant dans les mains?
Non seulement je l’ai eue dans les mains mais je l’ai démontée pour refaire les huiles. Et quand je l’ai démontée j’ai vu à quel point j’en avais bavé de l’avoir fabriquée entièrement à la main (rires)! Aujourd’hui, tous les nouveaux créateurs font du polissage à outrance. Moi je n’ai jamais fait cela et cette montre, qui est très rustique, possède plus de charme que ce qui se fait aujourd’hui. C’est d’ailleurs ce qui va faire la différence lors de la vente aux enchères: c’est comme si l’on trouvait une antiquité.
Le prix est estimé à plus de 2 millions. Avez-vous une idée du montant qu’elle pourrait atteindre?
Non. A ce niveau-là j’ai quelques collectionneurs qui n’ont pas de limite Sans oublier ceux que je ne connais pas. J’ai rencontré récemment un client de Hong Kong qui collectionne aussi des montres Patek Philippe. Il acquiert tout ce que l’on produit: il n’en laisse pas une de côté. Et sa femme a monté aussi une collection en parallèle. Ils sont en compétition (rires). Les montres, pour ces clients, qui collectionnent aussi des pièces d’art contemporain à hauteur de 10 millions ou plus, cela ne représente pas grand-chose. Or quand on a 10 millions et que l’on souhaite les investir dans l’horlogerie, on peut s’offrir des pièces exceptionnelles. On verra. Et puis qui sait, cette vente fera peut-être aussi sortir la No 16/93 un jour…
Estimé à plus de 2 millions de francs, le tourbillon F.P.Journe 1993 sera vendu par Phillips lors de la vente Reloaded : The Rebirth of Mechanical Watchmaking, 1980-1999 qui aura lieu le 8 novembre 2024 à Genève à l’Hôtel Président.