Maria João Bahia la magicienne
La joaillière portugaise crée des bijoux et des objets organiques qui s’inspirent de l’architecture de Lisbonne et de sa lumière. Elle mêle les matériaux précieux à ceux qui ne le sont pas et nous entraîne dans un monde un peu magique. Isabelle Cerboneschi
Lorsque l’on descend l’avenida da Libertad, à Lisbonne, on se retrouve soudain devant un immeuble pombalino de quatre étages à la façade rouge amarante. Un lieu qui intrigue et invite à se pencher vers ses vitrines où l’on découvre des trésors. Des bijoux comme des sculptures organiques, qui mêlent les matières précieuses – l’or, les diamants, les rubis, les saphirs – à d’autres qui le sont moins, comme la nacre, le bois, des pierres fines. Ils sont signés Maria João Bahia. Depuis une trentaine d’années, la joaillière crée des bijoux talismans, des parures d’elfes urbains, des trophées, des médailles, des pièces enchanteresses pour la table.
Son grand-père musicien, son père sculpteur, lui ont insufflé le goût du beau. Elle a un peu oscillé entre le droit et l’orfèvrerie, qui n’ont rien à voir, mais les lois de la création ont pris le dessus sur le syllogisme judiciaire et, en 1985, elle installait son premier atelier à Lisbonne. Sa boutique couleur de soleil couchant, Maria Joao Bahia l’a ouverte en 2004. C’est dans ce lieu atypique qu’eut lieu notre rencontre
INTERVIEW
Vous avez étudié le droit. Qu’est-ce qui vous a mené à la joaillerie?
Maria João Bahia : J’ai fait des études de droit parce que ce sont celles qu’avaient choisies toutes mes amies. Mes années d’université furent très amusantes: on a beaucoup fait la fête. J’aimais beaucoup le droit international et l’orfèvrerie et j’étudiais les deux choses en même temps, tout en apprenant le dessin aux Beaux-Arts, mais au bout de trois ans, les choses sont devenues plus sérieuses à l’université et j’en suis sortie. Je suis née dans un environnement d’artistes: mon père est sculpteur et j’ai vécu entourée d’art, de sculpture et de peinture. Cela faisait partie de ma normalité. Je me rappelle qu’un jour, je devais avoir 5 ans, alors que mon père terminait une sculpture monumentale dans son atelier, il m’a invitée à la signer moi aussi en me disant que personne n’allait le savoir. Ce sont des moments inoubliables…
Les bijoux, c’était un rêve d’enfant?
Oui. Quand j’avais douze ans, je créais des bijoux et des ceintures avec des pierres, des perles, des coquillages, des cordes,… Je faisais cela de manière très naturelle et je les vendais dans les boutiques situées sous la maison de mes parents. Les amies de ma mère les achetaient. Je n’ai pas souvenir d’en avoir gardé.
Avez-vous eu un maître?
Oui, mon premier maître fut mon père, mais je n’en avais pas conscience sur le moment. Quand j’ai décidé de créer des bijoux, j’ai voulu apprendre le métier dans un atelier d’orfèvrerie situé dans le nord du Portugal. J’ai appris ce métier et à créer mes propres outils avec un maître qui s’appelle Manuel Alcino. L’orfèvrerie comporte de nombreux secrets qui, normalement, se transmettent au sein d’une même famille. Or il a accepté de me les enseigner. Ensuite je suis entrée dans un atelier de joaillerie à Lisbonne, où l’on faisait un travail plus précis, plus petit: je voulais apprendre le savoir-faire afin de pouvoir le faire évoluer en fonction de mes dessins et des bijoux qui sont dans ma tête. Si l’on se contente d’appliquer les règles connues, on crée des bijoux sans âme.
Vous créez aussi de la vaisselle, des couverts, des sacs. Est-ce pour mettre de la beauté dans tous les actes du quotidien?
J’ai commencé à créer certaines pièces parce que j’en avais besoin et que je ne les trouvais pas sur le marché. Avant la révolution, dans ma famille, on utilisait de l’argenterie au quotidien. Mais après, tout a changé. J’ai demandé à ma mère pourquoi on ne dînait plus avec des couverts en argent. Elle m’a répondu que c’était difficile à nettoyer. Des années se sont écoulées et j’ai cherché une solution. J’ai créé un service d’argenterie qui peut être lavé en machine et que l’on peut donc utiliser tous les jours. Mon secret? J’ai fait marteler les couverts, comme cela on ne voit pas les défauts. Ils sont toujours impeccables.
Vos créations sont organiques. Quelles sont vos sources d’inspiration?
La nature et l’architecture portugaise. Par exemple, je trouve nos trottoirs magnifiques avec ces dessins en pavés noir et blanc. J’ai créé de nombreuses collections qui s’en inspirent. J’aime aussi le travail du fer forgé. Nous avons la chance d’avoir la plus belle lumière du monde à Lisbonne. Je ne sais pas si c’est à cause du blanc des trottoirs et du bleu de l’océan, mais cela donne une luminosité très spéciale.
Pour certains bijoux, vous utilisez une technique typiquement portugaise: le filigrane. Est-ce une manière de faire perdurer un savoir-faire ancestral?
Nous faisons appel à la technique ancienne du filigrane, mais d’une autre façon. Ce fameux travail de l’or, où l’on utilise deux fils pas plus gros qu’un cheveu que l’on torsade et avec lesquels on crée des motifs, remonte aux Phéniciens. Je l’ai simplifié afin d’obtenir un effet plus aérien, plus épuré.
Est-ce qu’il est compliqué de trouver des artisans capables d’utiliser cette technique?
Non, ce qui est compliqué c’est de trouver des personnes qui sachent mettre de l’âme dans ce qu’ils font.
Vous avez installé votre boutique et vos ateliers dans un immeuble pombalino typique. Quelle est son histoire?
En 1755, il y a eu un terrible tremblement de terre à Lisbonne et une partie de la ville s’est effondrée. Le marquis de Pombal a fait reconstruire certains quartiers et le centre de la ville. Il a donné son nom à un style architectural; le style pombalin. Mais je ne connais pas l’histoire particulière de cet immeuble.
On sent que vos bijoux sont animés, qu’ils vont au-delà de la parure. Pensez-vous qu’un bijou puisse avoir un pouvoir magique?
Oui, j’en suis convaincue. Pendant de nombreuses années, je me suis demandé pourquoi les gens achetaient mes bijoux car ils n’en avaient pas besoin: on peut vivre sans. Des clientes m’envoyaient des lettres, des cadeaux, des bouquets, mais je ne comprenais pas pourquoi: j’avais fait mon travail. Jusqu’au jour où l’une d’elles, qui avait une place très importante dans le gouvernement, me confie qu’avant un meeting important, elle venait chez moi s’offrir un bijou. Elle recherchait une pièce spéciale pour dominer la réunion. C’était pour elle un objet de pouvoir. Je me suis aperçue qu’elle n’était pas la seule. Une de mes clientes voulait absolument récupérer un de ses colliers en réparation pour se rendre à un rendez-vous médical important: elle m’a dit qu’il lui conférait de la force. La plupart des femmes achètent un bijou pour une occasion spéciale. Cela donne du sens à mon travail.
Vos objets nous entraînent dans un monde merveilleux. Avez-vous le sentiment d’être un peu magicienne?
Merci! Si c’est le cas, c’est totalement inconscient. Il faut que je ressente l’objet: j’ai besoin d’établir une relation presque alchimique avec mes bijoux. Ils ne sont pas ancrés dans une époque, ils ne suivent pas les modes: ils sont de tous les temps à la fois.