Un simple pas de Polka…

Elle s’appelle Polka et ce n’est pas une danse, mais une montre. Hermès l’a baptisée ainsi pour son bracelet d’or aux motifs rythmés. Quand je l’ai découverte, pendant le salon Watches and Wonders, à Genève, en avril dernier, mon imaginaire s’est emballé. J’ai songé qu’un code secret était inscrit dans ses maillons et j’ai écrit cette fiction. Isabelle Cerboneschi. Photos & style: Buonomo & Cometti.

Je remonte l’avenue de la gare de cette petite ville où j’ai grandi. Peu importe son nom, toutes les petites villes ont une avenue de la gare. Depuis quand ne suis-je pas revenu ici? Dix ans? Plus peut-être… Les raisons qui m’ont fait partir n’ont pas grand chose à voir avec celles qui m’ont fait revenir.

Je tourne à gauche et j’emprunte la rue qui passe devant le casino. Je rêve parfois qu’un horloger invente une montre à remonter le temps. Même pour quelques heures seulement.

Si c’était possible, je mettrai le curseur sur l’été de mes 15 ans. Avoir 15 ans et les revivre une fois, juste une fois, dans cette petite ville ourlée d’un lac où la vie était douce et bien trop lente pour un jeune homme comme moi. Revivre cet été-là. Cette douceur-là. Cet amour-là. Elle s’appelait L.

Elle était d’une beauté qui se situe au-delà de la beauté. Tous les garçons étaient amoureux d’elle et c’est moi qu’elle a choisi, moi le timide, un peu trop grand pour son âge, qui lui lisait Les Chants de Maldoror et des poèmes de Lamartine lorsque nous étions seuls et qu’elle me laissait l’embrasser.

Nous avions inventé un code, un langage bien à nous inspiré du morse. Au lycée, pendant les cours de français, nous cognions notre pied contre la chaise: un son court, trois sons longs et quatre sons cours signifiaient: « je t’aime. » Notre alphabet s’arrêtait à ces quelques mots essentiels: un point, trois traits obliques et quatre points que nous écrivions sur des petits papiers que nous faisions voler d’un rang à l’autre. Certains garçons de la classe les ont parfois interceptés mais comme ils n’ont jamais compris ce que cela signifiait, ils ont lâché l’affaire.

Je passe devant le casino qui ressemble à une Pavlova, mais sans les fraises, une conception immaculée et baroque à souhait. J’ai envie de revoir l’intérieur. Cela me sera utile: j’ai besoin d’un peu de matière pour mon nouveau roman et peut-être vais-je y croiser un être improbable, bien plus irréel que mes inventions.

Le bar sur la gauche, avec ses boiseries foncées et ses fauteuils de velours grenat, semble avoir toujours été là. Il a toujours été là, d’ailleurs, me dis-je. Je m’assieds, je commande un whisky sour, le barman le glisse sur le bar, sans un mot, alors que des projecteurs illuminent la scène. Une femme à la chevelure auburn s’avance au beau milieu. Son corps gourmand se révèle à travers un justaucorps doré serti de paillettes blanches qui brillent comme des diamants. Elle ne salue pas, ne dit rien, ne regarde personne, son regard s’enfuit derrière le maigre public assis dans le bar. Elle attend juste que la musique commence, un air des années 50, comme dans les comédies musicales avec Fred Astaire. Elle se met à faire des claquettes, plutôt bien, d’ailleurs. Elle glisse, virevolte, s’envole, tournoie, sur le plancher de bois.

Son regard croise le mien. Elle a les yeux dorés. Je ne sais pas si c’est l’effet du projecteur ou la réalité. Elle qui semblait ne voir personne me regarde fixement. Ses yeux s’accrochent aux miens. Je suis troublé. Soudain, sans attendre le changement de musique, elle se met à danser une polka piquée. Elle a perdu le tempo. C’est gênant. Je bois mon verre, je paie et je m’en vais. La danseuse n’a pas fini son numéro mais j’en ai assez vu. Je sens que cette femme a une partie de sa vie derrière elle, sans doute la meilleure part. J’aurais peut-être dû rester, aller dans sa loge, lui parler, l’écouter materner l’un de mes personnages.

Je sors du casino et me dirige vers l’appartement que j’ai loué pour quelques jours. Une ancienne école de danse transformée en loft, avec une piscine à l’étage. C’est à la fois étrange et beau. C’est mille fois trop grand pour moi mais je l’ai choisi à propos: l’ancienne école de danse était la nôtre, celle où L et moi venions prendre des cours quand nous étions adolescents. Elle m’avait convaincue de l’accompagner. J’étais nul en football et dans tous les sports d’équipe. J’avais des muscles déliés, une souplesse naturelle: et pourquoi pas la danse? Ensemble nous avions appris le pas de deux du Lac des cygnes en recevant quelques coups de bâtons dans les genoux de la part de notre ancienne professeur de danse, une émigrée russe qui n’avait jamais dû lire Françoise Dolto. J’étais Siegfried, L. était Odette et je pouvais l’enlacer au vu et au su de tous sans que personne ne trouve rien à redire. C’était troublant et doux.

Je repense à L. en regardant le ciel à travers l’immense verrière. Les étoiles forment des figures sur le velours sombre de la nuit. Un astre isolé jouxte quelques nuages, formant des lignes obliques, puis quatre étoiles les suivent. Je ne sais pas pourquoi, je songe alors à la danseuse de claquettes. Et soudain me revient à l’esprit un souvenir diffus, quelque chose de l’ordre du temps qui s’écoulerait à l’envers. Comme si c’était possible. Je me rappelle ses derniers pas, ses claquettes à contretemps qui faisaient ces mouvements-là: un step, trois brush et deux ball change, un temps court, trois temps longs, quatre temps courts, un point, trois traits, quatre points. Mais bien-sûr, ces yeux dorés… Comment ne l’ai-je pas reconnue? C’est L.

Je prends mes clefs, mon blouson et sors de l’appartement en trombe, me ruant vers le casino situé à deux rues de là. La scène est vide. Je me tourne vers le barman et lui demande s’il connaît cette fille qui a dansé tout à l’heure. Il ne sait pas son nom: elle vient parfois se produire gracieusement et ne demande jamais rien, juste un peu de lumière et de la musique. Puis elle disparaît une semaine, un mois, mais elle revient toujours.

Il sort alors de son tiroir-caisse une montre en or. Il la dépose devant moi et me dit: « elle m’a demandé de vous donner cela: elle était sûre que vous reviendriez ce soir.» Je prends cet objet délicat entre mes mains: sur son cadran, elle porte la signature d’Hermès. J’observe son bracelet qui ressemble à une sculpture d’or et soudain je comprends: un diamant, deux traits d’or, quatre diamants. Elle me disait « je t’aime » par delà le temps…