Des pièces rares signées Boivin, Lucio Fontana, Arnaldo Pomodoro, Falize,…

Plus de 250 bijoux appartenant à une collectionneuse ont été dispersés par la maison de vente aux enchères à Genève pour un montant total de CHF 11,531,092, soit plus du double de l’estimation basse. C’est ce que l’on appelle une vente en gants blancs: toutes les pièces ont été vendues! Cette femme possède la plus belle et la plus grande collection de pièces signées Boivin au monde. Parmi ses trésors, il y a également des bijoux d’artistes et une paire de boucles d’oreille Bulgari ayant appartenu à la baronne de Portanova. Interview. Isabelle Cerboneschi

«Il y a plus d’un an, une femme a appelé la réception en disant qu’elle aimerait vendre des bijoux. Ce genre de choses arrive tous les jours, mais entrer en contact avec une personne que l’on ne connaît pas et qui possède une collection de cette importance et de cette qualité, qui n’est jamais passée aux enchères, cela n’arrive qu’une fois dans une vie! Et je suis dans le métier depuis 2010 », explique avec passion Marie-Cécile Cisamolo, directrice et spécialiste en bijouterie chez Sotheby’s.

En découvrant les pièces exposées, toute personne passionnée de bijoux a de quoi s’extasier. « En 14 ans de carrière, je n’ai jamais vu une collection aussi bien construite, poursuit l’experte. Elle comprend des bijoux des années 70 splendides, presque toutes les pièces sont signées de Van Cleef & Arpels, Cartier, Bulgari, etc. Elle a acquis des bijoux d’artistes des années 50-60 fantastiques! On n’en voit jamais! Comme cette manchette de Lucio Fontana, un collier d’Arnaldo Pomodoro, à côté d’un pendentif Art Nouveau de Georges Fouquet ou encore un collier de Falize. Le best of the best. »

Chaque pièce de cette collection a été choisie, aimée et surtout portée. «Il s’agit d’une collection de femmes, relève Marie-Cécile Cisamolo. Beaucoup grandes collections de bijoux sont des collections d’hommes. Elles ont été créées afin d’y réunir le plus beau rubis, le plus beau saphir, le plus beau diamant, le plus beau collier Cartier,… Une démarche intellectuelle. Les pièces de cette collection ont été choisis non seulement pour leur qualité mais aussi pour leur confort. Cette femme a porté ses bijoux tous les jours: ils faisaient partie intégrante de sa vie. Nous sommes devant une collection pleine d’émotions, emplie de charme ».

Parmi la multitude de parures qui font rêver, on remarque un nombre très important de bijoux signés Boivin: cette femme possède la plus belle, la plus grande collection de bijoux Boivin au monde. Mais cela n’a jamais été son moteur. Elle n’a d’ailleurs jamais eu l’intention de créer une véritable collection. Mais laissons-lui la parole. A quelques jours de la vente, elle a accepté de nous parler de ses trésors de manière anonyme.

INTERVIEW

Qu’est-ce qui vous a donné le goût d’acheter des bijoux?

Je n’ai jamais voulu constituer une collection. A mes yeux, une collection se crée de manière obsessionnelle autour d’un même thème, l’accumulation de vases Ming, par exemple. J’ai acheté des bijoux pour les porter. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas suivi un fil conducteur. Ce fil, c’est ce que j’ai aimé, ce que j’aime aujourd’hui et qui a évolué au fil du temps.

Vous souvenez-vous de la première pièce que vous avez acquise?

C’était une bague en platine Art Déco, un bijou non signé avec une aigue-marine et des diamants en escalier. Une bague que je n’ai plus, d’ailleurs.

Avez-vous pris conscience à un moment donné que vous étiez en train de créer une collection?

Non, pas vraiment. La première personne qui a mentionné ce mot au sujet de mes bijoux, c’est Françoise Cailles (experte en bijoux anciens et modernes, ndlr), le jour où elle m’a parlé de ma collection de bijoux de Boivin.

Pour quelles raisons avez-vous décidé de vous défaire d’un peu plus de 250 pièces?

Parce que j’ai une fille qui a gardé ce qui l’intéressait et parce que j’ai porté mes bijoux toute ma vie, tous les jours, or j’en porte beaucoup moins. Les garder dans un coffre me laisserait un sentiment d’inutilité. Comme s’ils ne m’appartenaient plus.

Y-a-t-il un point commun entre tous vos bijoux? 

Oui. Je n’ai pas toujours acheté des bijoux signés mais j’ai été guidée par l’aspect et la qualité des pièces. Du Cartier sans esprit ne m’a jamais intéressée. J’ai aussi une attirance pour les bijoux qui vont à l’encontre des tendances. Bien sûr, il fallait aussi qu’ils m’aillent! J’ai raté certaines pièces, soit parce que le prix ne me convenait pas, soit parce qu’elles tombaient mal sur moi. Je n’ai aucun regret.

Où achetiez-vous vos bijoux: lors d’enchères, chez les joailliers, chez des marchands?

J’en ai acquis très peu aux enchères et je demandais à quelqu’un de me représenter. Les seules pièces acquises directement auprès d’un joaillier, ce sont les bijoux de Marina B que mon mari m’a offerts. J’achetais plutôt chez des marchands. Il faut savoir qu’ils ont leur propres collections, des pièces qu’ils affectionnent particulièrement et qu’ils ne mettent pas forcément en vitrine. Il m’est ainsi arrivé de faire du troc: lorsqu’un marchand acceptait d’ouvrir son coffre, c’est parce qu’il était intéressé par l’une des pièces de mon propre coffre.

Vous possédez la plus belle collection de bijoux de René Boivin au monde. Comment avez-vous été attirée vers ce joaillier?

Je n’ai jamais cherché du Boivin: cela s’est fait au fil du temps. Ce qui m’a attirée, c’est la différence. Les bijoux signés Boivin ne sont pas comme les autres. Le collier « Algues » par exemple, habille: on n’a pas besoin d’avoir un vêtement compliqué lorsqu’on le porte. A contrario, les boucles d’oreilles qui ont appartenu à l’Impératrice du Vietnam auraient pu avoir été conçues par un autre joaillier, plus traditionnel, mais je n’ai pas résisté à leur provenance.

Comment avez-vous acquis les fantastiques boucles d’oreilles Bulgari qui ont appartenu à la baronne de Portanova?

C’est tout une histoire. Vous avez remarqué qu’il y a peu de diamants et guère de solitaires dans ma collection. Or un jour, après avoir réalisé une opération immobilière, j’ai décidé de m’offrir un diamant. J’en ai parlé à une amie, qui est aussi ma collaboratrice et pendant trois mois, elle m’a envoyé de nombreux certificats par fax. J’ai finalement décidé de voir deux diamants: un de forme coussin et l’autre de taille émeraude. Après les avoir vus, j’ai dit à mon amie que je n’étais pas faite pour les glaçons (rires). Les porter, cela aurait été une façon de dire: « regardez, j’ai un diamant de 20 carats sur le doigt ». Or cela ne me ressemble pas. J’ai décidé d’abandonner la recherche. Quinze jours plus tard, cette amie me recontacte et me demande si je serais intéressée par une paire de diamants fancy yellow, un véritable appairage de diamants jaunes. Je me suis déplacée chez le diamantaire qui les possédait, j’ai vu les deux pierres et elles m’ont plu. Je pensais en faire des boucles d’oreilles. Or ce diamantaire avait démonté une paire de boucles d’oreille, qui avaient été retirées d’une vente aux enchères, pour vendre ces deux diamants. J’ai découvert que la monture des boucles existait encore, qu’elle était toujours sertie de ses deux émeraudes et j’ai demandé au marchand de remonter les deux diamants sur cette monture.

Avez-vous vécu une histoire particulière avec cette paire de boucles d’oreille?

Un jour, je me suis retrouvée à 6h du matin dans un aéroport avec deux enfants en bas âge, dans la salle d’attente d’Easy Jet. J’étais en avance, car j’avais plein de bagages et je portais ces boucles, cachées sous mes cheveux. Soudain, une dame libanaise très sympathique m’a regardée d’un air assez diverti et m’a dit: « Très chère, est-ce dans vos habitudes de porter des trucs pareils à 6 heures du matin? » On a rigolé. Cela aurait pu être du toc, du Burma, mais elle avait bien saisi que ces bijoux n’étaient pas des choses que l’on porte pour aller faire ses courses…

Il y a beaucoup de broches dans votre vente. Pendant plusieurs décennies, elles n’intéressaient personne or elles reviennent en force. Pourquoi les broches vous ont-elles attirées?

Parce que je m’en servais, tout simplement! C’était un élément qui me permettait de draper un vêtement. Une jolie broche faisait parfois office de collier, ce qui m’évitait d’avoir une chaîne au cou, chose que je déteste car cela me donne le sentiment d’être étranglée.

Comment laisse-t-on partir des pièces qui ont été les témoins de moments heureux pendant des décennies? 

Il y a eu une évolution entre le moment où j’ai décidé de les vendre et aujourd’hui. L’effet que cela me fait n’est plus pareil. Cela a fait remonter en moi des pans entiers de ma vie passés avec ces bijoux. J’ai une mémoire photographique et je me souviens de tout. Une de mes amies m’a demandé avant-hier: « si tu fais bingo avec cette vente, es-tu prête à recommencer? Je lui ai répondu oui. »

Vente Sotheby’s, Iconic Jewels, Her sense of Style, exposition jusqu’au 16 mai 2024 au Mandarin Oriental, Quai Turrettini 1, Genève.

* L’Atelier René Boivin a été créée en 1893 par l’orfèvre joaillier Jules René Boivin. Après son décès en 1917, sa femme, Jeanne Poiret, la sœur du couturier Paul Poiret, a repris l’entreprise, alors que la Première Guerre mondiale faisait rage. A l’époque, et encore aujourd’hui, la joaillerie était un monde d’hommes. Elle a su s’y imposer ainsi que d’autres femmes avec elle. Son fils étant décédé, Jeanne Boivin a fait entrer sa fille Germaine dans l’entreprise. Elle a engagé la talentueuse créatrice de bijoux Suzanne Belperron en 1919, puis Juliette Moutard en 1933 qui dessinera pour Boivin jusqu’en 1970. Après sa retraite, en 1954, ce sont ses filles qui ont repris la maison et ont engagé la dessinatrice Marie-Caroline de Brosse, en 1970. Une femme encore, Sylvie Vilein lui succèdera jusqu’en 1999. Les sœurs Boivin ont vendu l’entreprise en 1975 à un diamantaire M. Perrier, puis en 1991, Asprey l’a rachetée. En 2019, G. Torroni SA en a fait l’acquisition.