Quand un T-Rex sonne les heures
Un tyrannosaure rugissant orne le couvercle d’une montre de poche Arceau Pocket Hermès de 48mm, rythmée par un mouvement manufacture à répétition minutes et tourbillon. Le T-Rex est formé d’une micro-mosaïque de cuir, un métier inventé à Bienne dans les ateliers de Hermès Horloger. Il est formé de plus de 2000 petits carrés de couleurs différentes. Un modèle créé pour le salon Watches and Wonders. Visite enchantée des ateliers. Isabelle Cerboneschi
Elle s’appelle Aaaaargh ! Cette montre s’appelle Aaaaargh !…
Il n’y a qu’une seule maison au monde qui puisse s’offrir le luxe de baptiser un garde-temps avec une onomatopée de bande dessinée et cette maison c’est Hermès.
Il faut être doté d’une sacrée dose d’humour et de dérision pour recouvrir le couvercle d’une montre de poche de haute horlogerie avec le profil d’un tyrannosaure grognon. Ce fameux T-Rex s’est invité dans les collections horlogères Hermès en 2020 et il revient en 2021, à l’occasion de Watches & Wonders, mais sous d’autres couleurs. Cet animal préhistorique, qui orne le modèle Arceau, ne ressemble pas à ceux que l’on peut croiser dans les musées d’histoire naturelle. Il nous regarde de son œil de gros méchant lézard, la gueule ouverte, prêt à dévorer tout cru qui aura l’étrange idée de passer sur son chemin. C’est un T-Rex fantasmagorique, tout droit sorti d’un cauchemar d’enfant, ou plutôt de l’esprit de l’artiste anglaise Alice Shirley, qui l’a dessiné.
Cette diplômée de Central St Martins, à Londres, sait jouer avec l’inconscient des petits et grands. Elle écrit des livres pour enfants et a illustré les fables d’Ésope. La maison Hermès collabore depuis toujours avec des artistes pour créer les merveilleux tableaux que sont les carrés de soie. Alice Shirley est entrée dans la grande famille en 2012. Elle a créé de merveilleuses scènes animalières dont une série avec trois animaux qui semblent avoir été surpris en pleine action par le grand angle d’un appareil photo: il y a l’ours Grrrrr!, le loup Awooooo ! et le T-Rex Aaaaargh ! « Au départ, ce motif avait été utilisé sur un foulard en cachemire pour homme, relève Philippe Delhotal, directeur création chez Hermès Horloger. Alice Shirley a une belle personnalité et elle a inventé un univers animalier atypique. Je sélectionne souvent ses dessins : ils ont des couleurs et une présence magnifique. Il fallait oser le tyrannosaure en gros plan! »
Hermès, qui n’en est plus à une curiosité près, avait inauguré cette série animalière en 2016 avec le L’ours Grrrrr! peint en émail sur le cadran d’une Slim. En 2019 le loup Awooooo ! était sorti du bois et des ateliers biennois. En 2020 et 2021, c’est au tour du T-Rex de faire un saut spatio-temporel. « Le dessin nous a donné envie de réaliser ce projet avec les artisans du cuir. Nous voulions valoriser cet atelier, créé en 2008, qui est dédié un peu à la production mais surtout à la recherche et le développement. C’est ici que la micro mosaïque de cuir a été inventée », précise Philippe Delhotal.
Rares sont les maisons qui peuvent se targuer d’avoir inventé une nouvelle technique dans le domaine horloger. Il faut dire qu’Hermès possède un savoir-faire sellier qui remonte à sa création, en 1837. L’entreprise a la chance de travailler avec des artisans jusqu’au-boutistes qui ont une telle passion pour leur métier que le mot impossible n’est pas un frein, mais un booster. « Nous voulions associer le savoir-faire horloger et le savoir-faire artisanal de la maison », relève le directeur création.
Le modèle choisi pour accueillir cette œuvre d’art miniature est l’Arceau Pocket, une montre de poche de 48 mm imaginée par Henri d’Origny en 1978. Elle est dotée d’un mouvement de manufacture H1924 à répétition minutes et tourbillon volant qui a été développé avec l’horloger Pierre Favre de la Manufacture de Hautes Complications, MHC. « La montre de poche offre une surface plus importante que les autres modèles et pour s’y exprimer avec du cuir, c’est plus aisé», explique Philippe Delhotal.
La naissance d’une montre n’est pas un processus linéaire. De l’idée première à la réalisation finale, combien d’essais, de déceptions, de détours, de surprises, de découvertes,… Et plus encore lorsque l’on improvise et que l’on invente un nouveau métier.
La belle aventure de Aaaaaarg ! débute à Bienne, dans la cave des cuirs. Quand on en pousse la porte à la suite d’Isabelle Rivière (responsable atelier bracelets cuirs) et que l’on entre dans cette salle réfrigérée, on a le sentiment d’avoir sauté à pieds joints dans un univers irréel, une palette de peintre géante, mais au lieu de peinture, il s’agit de peaux, toutes sortes de peaux. Sur des étagères oranges reposent des pièces de taurillon, de veau, d’autruche ou d’alligator, provenant d’un élevage de Louisiane. Toutes les couleurs du spectre lumineux y sont réunies. Les cuirs serviront à faire des bracelets, des couvertures de montre de poche, ou des coffrets. Et bien sûr, cette matière précieuse est à la base de la marqueterie et de la micro mosaïque de cuir.
« J’ai travaillé 25 ans dans l’univers du sac et, en comparaison, l’horlogerie est vraiment l’univers du tout petit petit, confie Isabelle Rivière. Le monde horloger est carré, hyper rigoureux, celui du cuir arrive avec sa fougue et sa poussière. Normalement, ils ne devraient pas pouvoir travailler ensemble et pourtant la rencontre s’est faite de manière extraordinaire, car dans les deux cas, il s’agit de passionnés. »
L’atelier du cuir produit essentiellement des pièces sur-mesure, des commandes spéciales, des bracelets à la carte, et bien sûr, c’est ici que l’on improvise et que l’on crée des techniques qui n’existaient pas.
La magicienne, derrière la montre Aaaaargh ! s’appelle Elisabeth Chasserot (artisan bracelets cuir). C’est elle qui avait créé le décor du modèle Robe du Soir, lauréat du prix de la montre Métier d’art lors du Grand Prix de l’horlogerie de Genève de 2018. « Quand j’étais petite, confie-t-elle, j’adorais faire la cuisine et surtout de la confiserie. On fabriquait des damiers en pâte d’amande rose et verte. Je me suis inspirée de cette douceur en massepain pour créer des mosaïques de cuir. » L’artisane aux mains de fée travaille avec peu d’outils: des emporte-pièces, qui lui permettent de découper des bandes de matière très fines, et un petit scalpel. « C’est un assemblage de plusieurs opérations qui me permet de réaliser ces petits carrés de 0,5 mm qui formeront le motif. »
Une fois qu’elle a obtenu ces micro morceaux de cuir – il lui en faut plus de 2000 pour réaliser T-Rex – elle les accole les uns aux autres. Un travail qui demande une patience infinie. Quant à la peau épaisse de l’animal, elle est constituée d’écailles formées de trois couches de cuir autour d’un cœur. Pour réaliser Aaaaaargh ! Il a fallu allier trois métiers d’art différents : la micro mosaïque de cuir, la marqueterie de cuir, qui a permis à l’artisane de réaliser les dents, la langue, les babine et le front, ainsi que la crête, formée de petites écailles d’alligator, et l’oeil est en émail grand feu.
« Quand on reçoit les indications des coloristes, qui mentionnent la couleur précise des cuirs que l’on doit utiliser, leurs choix semblent évident, mais lorsque l’on réalise des essais, on se rend compte que le Vermillon par exemple est trop flashy, que le Rouge H et le Bleu Encre s’annulent l’un et l’autre et que l’on perd le dessin de l’écaille, explique Elisabeth Chasserot. Nous devons donc explorer, faire de multiples essais pour arriver à l’effet désiré. C’est une recherche colorimétrique fastidieuse, car empirique.»
La regarder travailler derrière sa grosse loupe, tandis qu’elle agence ses itsy-bitsy-mini petits carrés est saisissant. On plonge dans le monde du minuscule et de l’hyper précision. Il lui faut deux semaines de travail pour préparer la matière première et réaliser la tête du gros lézard tyran. Il faudrait ajouter cinq ans, car Elisabeth Chasserot a commencé à développer cette technique en 2016. Cinq ans, et 68 millions d’années, pour redonner vie à un tyrannosaure…